Arnaud Benedetti s’est entretenue avec la députée française Estelle Youssouffa, sur les relations entre l’Hexagone et Mayotte et plus généralement les Outre-mer de la France.
Revue Politique et Parlementaire – Au vu de la situation que vous connaissez à Mayotte, considérez-vous que vous êtes sur une ligne de front annonciatrice d’un mouvement qui risque de s’amplifier partout et notamment en Europe, ou est-ce qu’il y a une singularité propre à l’archipel non transposable ?
Estelle Youssouffa – La crise migratoire à Mayotte est un cas singulier mais révélateur de problèmes systémiques qui se posent déjà aux frontières méditerranéennes de l’Europe et qui vont prendre de plus en plus d’ampleur.
Le changement climatique et les crises politiques à répétition mais aussi les facilités de transport vont déclencher des mouvements de population massifs dans les décennies à venir. Ces mouvements migratoires ont déjà commencé et sont parfois visibles mais ce n’est que le début.
En appartenant à l’Union européenne, Mayotte est perçue comme une porte d’entrée au même titre que la Grèce, l’Italie ou l’Espagne qui sont elles aussi face à l’Afrique et ont des territoires frontaliers insulaires en première ligne. Pour nous à Mayotte, comme pour Lampedusa ou les îles grecques qui accueillent les migrants, se posent les problèmes d’asphyxie des services publics à cause d’un afflux massif de personnes en détresse sur des espaces contraints et faiblement dotés au niveau des infrastructures publiques. Se pose aussi le sujet de la concurrence entre les droits des nationaux et des étrangers ; d’incohérence des politiques nationales d’accueil et d’absence de consensus à Bruxelles mais aussi de réelle solidarité européenne sur la question migratoire. Pour ajouter à ce cocktail explosif, Mayotte a la particularité de subir ces flux migratoires dans un contexte de revendication territoriale par les Comores. Moroni envoie sa population à Mayotte et instrumentalise cette migration comorienne pour contester la souveraineté française et déstabiliser notre département. L’OTAN et l’Union européenne ont qualifié de menace hybride cette stratégie qui a pu être observée lors du conflit en Ukraine. Il s’agit d’utiliser la misère humaine et la tragédie des personnes déplacées pour bouleverser les pays d’accueil en renversant l’équilibre social et les lois démocratiques contre le système. Les tensions provoquent une crispation sociale qui alimente une polarisation du débat politique et détruit le tissu démocratique. C’est une fragilisation insidieuse et patiente mais destructrice. Les bonnes intentions des uns se heurtent à l’exaspération légitime des autres : on s’accuse de xénophobie ou d’être des ravis de la crèche sans jamais aborder les questions de fond.
RPP – La mobilité est un phénomène » embedded » dans la mondialisation et en même temps les migrations de masse apparaissent à nombre de sociétés d’accueil, y compris dans les Outre-mer, comme de puissants facteurs de déstabilisation ? Comment mieux réguler, et est-ce que les États de l’UE ne doivent-ils pas reprendre le contrôle de leurs frontières au plan national ?
Estelle Youssouffa – Les États sont bien sûr héritiers d’une tradition migratoire nationale et la prérogative régalienne de protection des frontières nourrit l’idée que c’est l’État qui doit se positionner. Mais à partir de la création de l’espace Schengen, la question migratoire et des frontières se gère à Bruxelles… sans avoir conçu de politique commune acceptée par tous sur la question ! Les pays en première ligne sont lésés parce que les migrants arrivent d’abord sur leurs côtes : et ils ont du mal à subir une politique largement décidée par des pays plus lointains qui accueillent aussi mais en choisissant, en organisant la migration selon leur propre agenda.
Je pense que les bonnes intentions des uns se heurtent aux réalités que subissent les autres et si l’on veut préserver l’Union européenne, elle doit se remettre sérieusement en cause sur la question migratoire parce que le sujet est trop important pour les électeurs pour le laisser sous le tapis et espérer que le consensus mou technocratique va sauver la situation.
Les questions migratoires sont un enjeu très politique qui exigent une réponse très politique parce que les répercussions sont capitales et nous interrogent tous. Les répercussions sont philosophiques, intimes, humaines, sociales et systémiques. Sans réponse à hauteur, on va dans le mur.
RPP – Les Outre-mer de la France ont souvent et encore plus aujourd’hui le sentiment d’être mal compris de et par la métropole. Les revendications d’indépendance en Polynésie ou en Nouvelle-Calédonie, le vote LFI, voire RN, les mouvements de protestation au moment de la crise Covid constituent autant de signes d’une colère explicite ou rentrée selon les moments et les contextes. Comment faire en sorte que la République réponde mieux aux attentes, hétérogènes, des ultra-marins ?
Estelle Youssouffa – Je préfère le terme d’Hexagone à celui de « métropole » qui induit un rapport d’infériorité pour les territoires ultra-marins sinon de paternalisme/minorité obsolète…
Ceci étant posé, il est évident que Paris constate les bras ballants la crise des Outre-mer qui est le fruit de plusieurs décennies de pourrissement et d’atermoiements.
Comme si la culpabilité coloniale et la période de renégociation avec les territoires d’Outre-mer avaient laissé les décideurs politiques nationaux amers et sidérés, incapables de repenser la relation avec les ultra-marins pour proposer des projets économiques et déclencher les investissements adéquats. Les grandes déclarations ne sont pas articulées en politiques publiques durables et la promesse républicaine est vide de sens pour beaucoup d’ultra marins qui subissent au quotidien discriminations, pauvreté, violence, cherté de la vie et délaissement des pouvoirs publics. Tous les indicateurs sont au rouge dans les territoires ultra-marins. À des degrés différents mais cette unanimité des signaux d’alerte alimente l’idée d’un problème systémique de Paris avec ses Outre-mer : la France ne peut pas se gargariser de la puissance maritime, économique, géostratégique que lui confère ses territoires ultra-marins en ignorant le sort, les demandes légitimes des habitants de ces territoires et les inégalités obscènes qui les frappent ! En 2023, les distances ne sont plus une excuse. Le contexte mondial a changé, les ultra-marins ont précisé leurs exigences et la République doit y répondre urgemment avec des réponses pour chaque territoire. Sans quoi, non seulement nous allons au devant de conflits sociaux graves mais aussi d’une dislocation du pays avec des conséquences très importantes pour l’Hexagone, pour la place de la France dans le monde. Refuser d’entendre intelligemment les aspirations d’autonomie nourrit les discours indépendantistes.
Les bricolages institutionnels sans les transferts de fonds idoines alimentent la défiance démocratique.
Je pense que les élus et les sociétés civiles ultramarines sont prêtes et demandent un dialogue constructif avec Paris, il est temps. Mais nous n’avons pas d’interlocuteurs dans la capitale avec la connaissance suffisante des dossiers, la nouvelle génération politique nationale tarde à s’emparer du sujet. C’est pourtant capital pour construire demain ensemble.
RPP – Plus généralement considérez-vous que la France est vraiment consciente des atouts de sa présence ultra-marine ? De la même manière comment caractériseriez-vous la politique française dans l’Océan indien ? Où en sommes-nous ?
Estelle Youssouffa – Il me semble important que nous dépassions la simple notion de puissance de la France et d’atout stratégique que sont les Outre-mers pour réfléchir au niveau citoyen et voir comment nous faisons nation au delà des océans.
À Mayotte, nous avons voté à plusieurs reprises pour rester dans la République et avons manifesté par milliers ces dernières semaines pour soutenir l’opération Wambushu et demander que l’Etat se mobilise pour nous protéger. Cette mobilisation patriotique a suscité l’empathie de nos compatriotes qui soutiennent à 75 % l’opération Wambushu. Une adhésion inespérée pour le gouvernement et inattendue alors que notre pays est profondément divisé !
Je pense que la couverture médiatique des difficultés quotidiennes à Mayotte mais aussi notre adhésion sincère aux principes républicains résonnent avec nos concitoyens hexagonaux parce que cela nous rappelle ce qui fait que nous sommes Français quelles que soient notre religion, notre couleur de peau, notre localisation géographique.
Cela dit aussi le doute qui traverse notre pays et la fragilité de notre pacte républicain, notre demande partagée d’un État protecteur. Nous savons aussi que la réaction de l’État à Mayotte est un test grandeur nature sur la capacité de notre pays à assumer son rang sur la scène internationale et mettre en oeuvre sa stratégie Indo-Pacifique. Si Paris n’arrive pas à protéger les 375 km2 de son département de Mayotte face à la prédation comorienne alimentée par Moscou, la France ne saurait être crédible face à la Chine en Nouvelle-Calédonie ou en Polynésie. La stratégie Indo-Pacifique commence dans le Canal du Mozambique où se niche Mayotte : à l’évidence, notre politique dans l’Océan indien ne peut se résumer au département de La Réunion qui capte la quasi totalité des investissements de l’État.
Alors que la France est boutée hors du continent africain, elle ne peut ignorer Mayotte, son territoire le plus proche de l’Afrique géographiquement, linguistiquement et culturellement.
Ce rappel est important pour souligner que notre stratégie dans l’Ocean indien doit être plus équilibrée entre Mayotte et La Réunion mais aussi plus lucide et claire avec nos voisins que sont les Comores, Madagascar, le Mozambique, la Tanzanie et le Kenya. Les alliances ne se font pas en enjambant les conflits territoriaux et en ignorant les concurrents que sont la Chine et la Russie. Nous ne sommes pas crédibles si nous ne consolidons pas nos propres positions diplomatiques avec une Défense adéquate.
Estelle Youssouffa
Députée française
Militante
Journaliste
Propos recueillis par Arnaud Benedetti