On a souvent usé et abusé de l’expression « danser sur un volcan ». La situation de l’été 2022 y fait, néanmoins, immanquablement penser. Nous retrouvons en effet, en ces mois d’été, d’un côté une situation qui se veut « redevenue normale » dans la ligne traditionnelle d’avant la crise du Covid. La fréquentation touristique en Europe a dépassé ses niveaux de 2019 pourtant déjà élevés. Les images de l’affluence touristique, dans toutes les régions de France, et celles des bouchons automobiles rituels lors des week-ends de grande transhumance en témoignent. Vacances, farniente, loisirs et consommation… « business as usual » dans l’insouciance de la société de gaspillage ?
Le contraste est violent entre ces images de paix, de prospérité et de facilité et, de l’autre côté, le contexte global dans lequel elles se situent. Les facteurs de tension et d’inquiétude ont, en effet, rarement été aussi nombreux.
Le fanatisme islamique poursuit son œuvre de mort et de destruction. La tentative d’assassinat de Salman Rushdie par un extrémiste chiite ovationné par tous les médias de la théocratie iranienne montre la volonté obstinée de détruire la liberté d’expression et, plus globalement, les valeurs de la société libérale occidentale. Cet acte contre un écrivain mondialement reconnu s’inscrit dans l’offensive générale qui poursuit son développement, avec la progression des djihadistes dans la zone sahélienne, le renforcement du despotisme taliban en Afghanistan, la défense de l’intégrisme religieux le plus intolérant dans de nombreux pays du monde arabo-islamique soutenant plus ou moins directement les mouvements terroristes. L’affrontement entre cette mouvance multiforme de l’islamisme radical et les valeurs occidentales, engagé depuis maintenant des décennies, se poursuit donc. Il a été notamment marqué par la mort du dirigeant d’Al Quaida, Al Zawahiri, tué à Kaboul le 31 juillet par une frappe de précision américaine.
Ces différents évènements de l’été montrent clairement que cette guerre-là continue à faire rage et que les pays occidentaux libéraux sont constamment sous la menace de nouvelles actions terroristes, émanant de la mouvance islamiste et de ses soutiens divers dont l’objectif est de détruire le modèle occidental.
De la même manière, la violence des régimes autoritaires ne connaît pas de trêve. Ils ne reculent devant rien pour maintenir par la force leur pouvoir à l’intérieur de chacun de leurs pays respectifs. Les exécutions d’opposants, après des parodies de justice, en Birmanie, en Iran ou en Chine comme la coercition massive exercée sur des populations entières au Xin jiang comme à Hong Kong, après l’ethnocide tibétain, démontrent qu’il n’y a pas de limites à la violence interne de ces régimes. Il s’agit d’écraser toute velléité de liberté et de « rééduquer » les populations pour qu’elles se soumettent aveuglément à la ligne imposée par l’oligarchie dirigeante de ces différents pays. C’est le sort – clairement annoncé – qui attend la population taïwanaise si les occidentaux la laissent tomber entre les mains de la dictature communiste comme ils ont abandonné Hong Kong.
L’alliance renforcée des régimes totalitaires contre les pays libéraux se manifeste toujours plus nettement à l’occasion de la guerre engagée par le régime poutinien contre l’Ukraine.
Malgré de nombreuses contradictions internes, on constate que des pays aux intérêts et aux situations aussi divergents que l’Inde, la Turquie et même l’Arabie Saoudite n’hésitent pas à soutenir, directement ou indirectement, la dictature poutinienne dans son assaut contre un pays dont le seul tort est d’avoir voulu rejoindre le camp des démocraties libérales. Situation qui montre clairement que le sujet de fond est bien l’opposition entre une logique totalitaire, nationaliste et belliciste et une logique universaliste, libérale et pacifiste. Personne ne peut croire que le plus grand pays du monde, première puissance nucléaire, a besoin de faire la guerre à l’Ukraine pour affirmer sa souveraineté et défendre ses intérêts ! Le débat est bien autre. Il s’agit d’un conflit de valeurs et de systèmes, les différentes idéologies totalitaires se rejoignant pour tenter de se débarrasser enfin du système de démocratie libérale susceptible de remettre en cause leurs pouvoirs illégitimes. Ils n’hésitent pas, pour ce faire, à mener une guerre particulièrement meurtrière et destructrice aux portes de l’Europe et contre elle.
Par-delà les soutiens sans surprise de la Syrie, du Vénézuela ou de la Corée du Nord, le régime poutinien a vu tous les opposants à la liberté se ranger implicitement ou explicitement derrière lui.
Cette alliance se formalise notamment dans la montée en puissance de l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS) réunie en ce mois de septembre à Samarcande. Cette organisation qui se présente comme la plus grande organisation régionale du monde, initialement conçue pour assurer la sécurité dans l’immense région d’Asie centrale, se pose de plus en plus comme une organisation portant un modèle alternatif à celui de l’occident. Elle affiche clairement vouloir se débarrasser de la domination américaine et construire son propre ordre mondial tant en matière économique que politique, en dehors des valeurs libérales et démocratiques, sous la houlette de l’alliance sino-russe. Peu ou prou, tous les pays qui y adhèrent sont régis par des régimes autoritaires ou totalitaires. Ils contrôlent une part croissante du PIB mondial.
Est-ce le signe du retour de la politique des blocs et d’une certaine « démondialisation » ? C’est en tout cas la manifestation d’un conflit entre une logique de maintien d’une mondialisation mutuellement profitable pour tous les acteurs et une logique de repli idéologique et politique sur des blocs antagonistes.
Cet affrontement fondamental se développe sur tous les terrains, dans tous les domaines et va utiliser tous les moyens. Les récentes déclarations de Xi Jinping à propos du modèle universitaire en sont, par exemple, un témoignage éclairant. Aucune zone géographique ne lui échappe. Il bouleverse la situation économique mondiale sur tous les plans et notamment en matière énergétique. Il est de plus en plus engagé dans la compétition spatiale. Il va utiliser la crise climatique et environnementale. Lequel des deux camps, en effet, sera le plus affaibli par les sécheresses, les canicules ou les inondations ? Lequel sera le plus à même de les maîtriser ? Il s’agit là d’un enjeu scientifique, technologique, économique et militaire majeur.
Cette situation d’affrontement empêche, effectivement, de mener une politique cohérente en matière environnementale, les logiques idéologique et identitaire nationaliste empêchant l’approche collective planétaire indispensable en ce domaine.
L’été a pourtant apporté, à nouveau, la démonstration d’une dangereuse évolution en matière climatique. Chaleur et sécheresse inhabituelles ou pluies torrentielles ont frappé de nombreuses régions du monde, aussi bien en Europe qu’en Asie ou en Amérique du Nord. Ces évènements récents s’ajoutent à bien d’autres phénomènes pour mettre en lumière l’ampleur de la pression que l’humanité exerce sur son environnement naturel.
Au cours de l’été, plusieurs rapports importants ont été publiés à ce propos : rapport de l’ONU sur la population mondiale, qui indique notamment que l’espèce humaine va compter très prochainement 8 milliards d’individus, rapport sur la faim dans le monde, rapport sur l’accentuation du dérèglement climatique, divers rapports sur la dégradation de la biosphère.
Que nous disent ces différents documents ? Ils montrent d’abord que les outils d’observation de l’espèce humaine et de ses rapports avec l’environnement naturel existent et qu’ils nous fournissent des indications de plus en plus précises sur l’évolution de la situation. Nous ne pouvons pas dire que nous ne savons pas ce qui est en train de se passer et que nous n’avons pas les informations nécessaires pour réfléchir et conduire une action.
La continuation de la croissance démographique, que l’espèce humaine connaît notamment depuis les 150 dernières années, montre l’efficacité de notre système économique et social. Une telle croissance n’aurait pu avoir lieu si la production de richesses, notamment alimentaires, n’avait pas permis de l’alimenter (au sens propre comme au sens figuré du terme). L’espèce humaine est une espèce qui a réussi. Elle s’est répandue sur toute la surface de la Terre et a amélioré considérablement ses conditions d’existence. Mais cette réussite rencontre ses propres limites puisque cette augmentation quantitative et cette amélioration des conditions de vie entraînent une pression croissante sur l’environnement naturel dans lequel l’espèce se meut, dont elle tire ses moyens d’existence, dont elle dépend.
Dans le même temps où un rapport indique qu’une partie significative de la population mondiale souffre plus ou moins intensément de la faim, un autre rapport nous montre qu’en dépit de ces contraintes l’espèce continue à croître.
Il y a là comme une contradiction. L’absence de nourriture suffisante devrait entraîner une augmentation de la mortalité et une baisse de la natalité. Or ce n’est pas ce qui se produit. Bien au contraire, ce sont les régions où les problèmes alimentaires sont les plus forts qui ont les taux de natalité les plus élevés et donc les taux de croissance démographique les plus importants. En revanche, les régions les plus développées économiquement, qui ne rencontrent aucun problème pour nourrir leurs populations, connaissent une baisse très significative de leur natalité. On peut donc penser que les populations des régions les plus riches ont pris conscience des risques qu’une croissance forte de la démographie faisaient courir à l’environnement, et qu’elles ont donc régulé naturellement leur fécondité pour diminuer la pression et compenser les effets de l’accroissement constant de leur consommation. Elles ont choisi la qualité de vie plutôt que la quantité d’individus. Ce n’est pas encore le cas dans différentes autres régions du monde où les taux de fécondité restent très élevés et où la population continue donc à croître fortement, en dépit de conditions matérielles contraignantes.
Une étude plus récente, qui tient compte de ces évolutions contradictoires selon les régions du monde, envisage, contrairement aux projections antérieures, une diminution de la population mondiale à moyen terme. Alors que le rapport de l’ONU prévoit toujours environ 10 milliards d’individus à la fin du siècle, l’étude d’un économiste de HSBC, parue le 22 août, envisage l’hypothèse d’une baisse très forte de la population – 4 milliards d’individus seulement en 2100 – en raison d’une diminution accentuée de la fécondité. Celle-ci n’était déjà plus que de 2,44 enfants par femme en 2020, mais avec de très fortes divergences entre des pays où elle est déjà très inférieure au taux de remplacement et des pays où elle est encore très supérieure.
Si une telle projection se confirmait, elle constituerait une véritable révolution dans l’histoire de l’humanité. Ce serait sans doute une bonne nouvelle pour l’harmonie de la relation entre l’espèce humaine et son environnement, à la condition que cette diminution soit correctement gérée à l’échelle globale pour ne pas générer des distorsions, tant dans le temps que dans l’espace, qui pourraient être très préjudiciables.
Les changements climatiques générés par l’activité humaine et la forte destruction de la biosphère nées de la pression de l’espèce humaine sur les territoires terrestres comme marins, nécessitent de mettre en place une régulation à l’échelle mondiale. Cela veut dire arrêter la croissance démographique et changer les modes de vie qui génèrent des impacts destructeurs sur l’environnement naturel. C’est dans cette perspective de long terme qu’il faut se placer.
Cet été 2022 nous a donc montré, une nouvelle fois, l’ampleur du changement climatique et les conséquences néfastes de la pression qu’exerce l’espèce humaine sur son environnement. Cette situation exige une réponse collective définissant des règles et des actions cohérentes à l’échelle planétaire dans la ligne des Objectifs de développement durable définis par l’ONU. Or face à cette exigence, les évènements de l’été ont montré que les Etats du monde affichent, au contraire, leurs divisions et s’organisent de plus en plus en deux blocs antagonistes qui n’hésitent pas à recourir au conflit armé.
Une telle situation ne manque pas d’inquiéter et peut, effectivement, donner le sentiment de « danser sur un volcan » ! Pour y faire face au mieux, il faut renforcer l’Europe afin qu’elle puisse peser efficacement dans la régulation de la marche du monde et être un pôle inébranlable de défense des valeurs de liberté et de démocratie, contre la pression de tous les totalitarismes. L’Europe doit développer son potentiel scientifique, technologique, économique et militaire afin d’être en mesure de répondre aux multiples problèmes qui se posent et de faire face à toutes les éventualités d’une situation internationale particulièrement volatile et inquiétante.
Jean-François Cervel