Parler… Émettre des mots ordonnés suppose une organisation de la pensée, cette bouillie d’idées, ce magma confus qui habite notre cerveau : cette formulation spécifique à l’hominien le rendrait-il non seulement intelligent, mais supérieur ?
L’absence ou la perte du langage est toujours ressentie comme une irrémédiable carence. Le langage s’acquiert par limitation : on reproduit ce que l’on entend et on l’accommode ensuite à son propre usage. Arrive un second mystère : l’audition de la parole, car pour que le son soit porté et perçu à travers un espace, il faut un air porteur… or l’espace est sourd et muet. Les hommes peuvent y installer les outils les plus vrombissants, il ne transmet rien. La planète Terre et son atmosphère sont donc un mystère encore plus sidérant que notre existence même. Les hommes eurent-ils été moins entreprenants, seraient-ils restés des sortes de méduses ou d’holothuries sans cette très particulière disposition.
Le langage est pouvoir
Non seulement le langage est un acquis admirable, mais il est foisonnant : y eut-il un langage unique qui ensuite se diversifia pour arriver au pullulement contemporain ? Cette version entretient le mythe de l’Ancêtre unique. Ou bien, y eut-il, dès le début, plusieurs foyers de naissance du langage ? Bien que cette seconde version semble se confirmer au fil des découvertes, aucune certitude n’est édifiable sur ce point précis. À ce jour, on considère qu’il existe encore – malgré l’uniformisation progressive – environ 2 500 langues parlées, sous forme de dialectes, patois, variantes, dont la plupart disparaitra sous un siècle, après avoir été trois fois plus nombreuses pendant des centaines d’années. L’isolement des groupes humains enracine le langage autonome ; leurs mise en relations engage une bataille des langages, et la plus commode, la plus simpliste aussi, la plus transmissible gagne. Occupe le terrain. Il se peut aussi que certaines langues soient purement et simplement interdites, par effet d’une domination d’abord culturelle, puis politique.
Dans ce foisonnement souvent désordonné, certaines langues atteignent le sommet de la hiérarchie, l’Everest de la communication et de la domination linguistique. Car « le langage est pouvoir » comme l’ont si bien décrit Pierre Bourdieu, ou encore Michel Serres, et bien d’autres…
Dans cette hiérarchie linguistique, naturellement développée ou culturellement imposée la langue française occupe une place privilégiée, souvent dominante et toujours subtile. Être et penser en français est une longue histoire… une immense traversée, un peu comme la conquête du Pacifique, à la fois imposée et volontariste, au fil des marées du pouvoir et des nécessités des populations concernées.
Une nation se construit sur un territoire et une langue » : tous les historiens du droit et de la politique connaissent cet adage.
Ces deux éléments sont créatifs de l’identité d’un groupe quel qu’il soit. S’y agrègent progressivement, au fil de la solidification sociale, et à travers le langage et les mœurs, une culture, une appartenance idéologique ou mystique, transposables en rituels ornés de discours et de chants lorsqu’ils sont autorisés. Cela peut arriver lentement, de génération en génération, ou bien brusquement à l’issue d’un événement, d’une conquête, d’un cataclysme ou d’un heureux coup du sort. Encore que… le territoire peut être dispersé, par force ou par nécessité : c’est le destin des diasporas, elles sont nombreuses et variées. Le destin humain est si incertain… À ce moment, le groupe ne retient son identité que par ses mœurs et surtout sa langue. Elle est sa sauvegarde, son meilleur cheval de bataille et sa mémoire.
Ce qui est magique, car c’est un acte de magie, c’est que toutes ces langues – aussi obscures ou isolées soient-elles – permettent de communiquer. Aucune n’est irréductible ni intraduisible. Certaines ont résisté ou résistent, surtout lorsqu’elles ne sont plus parlées ; mais toute langue parlée est assimilable, même si « elle semble tombée de la lune », même l’étrange finnois, le tagalog philippin ou le zenaga. Le rôle d’une langue est de pouvoir communiquer ; mais si elle se contente de ce rôle simpliste, elle aura peu de chance de survivre longtemps ou de rester intacte ; plus une langue est élaborées, complexe, capable d’exprimer et recouvrir toutes les situations, les états et les objets, plus elle englobera de circonstances et concernera d’individus. Là, le français est parmi les vainqueurs….
La langue française s’avère au fil des temps un outil incomparable de communication, d’échanges, de conceptualisation et de mémoire.
Ce qui lui a assuré une domination sur tous les idiomes environnants ou concurrents. La supériorité linguistique est certes une question de commodité, mais est aussi et profondément une question de pouvoir. Celui qui impose sa langue ou impose silence détient l’autorité.
On ne reviendra pas sur la longue histoire de la construction de la langue française ; laissons cela à d’excellents spécialistes. Simplement deux remarques :
D’une part la langue française est peut être la langue européenne la plus métissée : il suffit de regarder une carte d’Europe. Le territoire de la France est un carrefour et une extrémité : entre deux bassins maritimes, entre les durs pays du Nord et le Sud mouvant, au-delà des fleuves et de montagnes réputées infranchissables, la France est un lieu de passage, et souvent d’aboutissement ou de « fin de voyages » exténuants. Elle a donc reçu et accueilli, sans toujours le vouloir vraiment, une diversité extravagante de peuples, de dialectes et de « mots » des quatre points cardinaux, lesquels ont nourri les langues originaires.
D’autre part, le français francisant est, au début, la langue des Princes de France, de ceux qui gouvernent : cela part du Bourbonnais où sa dynastie, de guerres en batailles, de traités en héritages, de mariages en alliances, étendra son pouvoir : l’Île-de-France et ses giboyeuses forêts ne suffit plus. C’est Philippe le Bel, en 1312, qui commence le mouvement de francisation par la première rédaction de la coutume. Les opiniatres et cultivés Valois continueront sans se lasser. Mais c’est Louis XIV qui conduit le système à son zénith, simplement parce qu’il est le Prince le plus puissant d’Europe. Le français devient la langue diplomatique et des Cours d’Europe. Par un étonnant tour de passe-passe la Révolution, qui « dé-royalise » les Français, les francise de force au nom de la démocratie unitaire : État unitaire centralisé la France a un seul peuple, donc une seule langue qui garantit la liberté et surtout l’égalité de tous les citoyens (et non plus sujets) devant le vote et l’impôt. L’Empire napoléonien portera la langue française dans toute l’Europe et même au-delà. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale la quasi totalité des Traités internationaux sera rédigée en français officiel.
Cette notion de « langue nationale identitaire » incarnée dans une structure étatique forte est essentielle à la construction de la Nation telle que l’entendaient les tenants du pouvoir, même dans leur grande variété (puisque nous avons connu un nombre incroyable de systèmes politiques en deux siècles). Ce phénomène est probablement une des plus grandes constantes de notre identité et de notre population : même « occupée », la France est réfractaire à tout autre idiome. C’est encore ce qui la caractérise aujourd’hui : sa capacité à résister au sabir anglo américanisé est étonnante et remarquable.
Enfin, il serait sot de ne pas évoquer la langue latine qui nous lie indéfectiblement aux civilisations grecques et romaines à travers toute notre histoire sociale et culturelle. La construction de notre langue, sa grammaire, ses conjugaisons, son rapport à l’espace et au temps sont liés au latin, base basique et chrétienne : nos religions, nos croyances, nos efforts littéraires se sont d’abord exprimés en latin (qu’il soit haut ou bas). La tentation d’éradiquer le latin de notre instruction et de notre culture est une démarche imbécile : si cet aspect de la langue disparaît, on ne comprend plus rien ni au « sens » de la langue, ni à son orthographe parfois complexe, ni à sa volonté créatrice. Il n’est pas question d’imposer un stakanovisme du latin, mais un minimum du rappel de nos racines reste indispensable.
Le latin nous a été transmis par la religion, les poètes, les Princes (Louis XIV et son frère parlaient latin couramment à l’âge de 5 ans), les guerriers, nos reines italiennes, espagnoles ou Habsbourg venues avec toute leur culture tellement latine. Et nos plus farouches révolutionnaires, tels Siéyès, Fouché, Robespierre ou Danton furent nourris de latin tout comme nos naturalistes, explorateurs, scientifiques de tous poils qui « nommèrent » en latin leurs découvertes. Si nos constructeurs de l’Europe moderne étaient raisonnables et clairvoyants ils imposeraient le latin comme langue européenne car il reste le ciment de notre culture globale « de l’Atlantique à l’Oural » et du Cap Nord à la Méditerranée.
L’honnêteté impose de signaler que l’éradication des patois dans les différents territoires français fut parfois d’une violence inouïe, mais l’osmose se fit, les tranchées de la Grande Guerre en témoignent : tous les soldats se comprenaient, des généraux au plus humble ambulancier.
Le français : une langue riche et puissante
Le français est une grande langue, car il remplit plusieurs rôles : tel est le destin des langages dominants, si la conception de la pensée et sa transmission suffit à communiquer, cela ne suffit pas pour créer une société. L’expression doit aussi « nourrir » son environnement par sa créativité, sa constance et sa mémorisation.
La Mémoire est très importante dans l’identité d’une population. Une telle remarque est un lieu commun : tous les pouvoirs abusifs, toute tentative d’asservissement d’un peuple comporte la destruction de la mémoire qu’elle soit orale, écrite ou monumentale. On l’a vu au quotidien avec l’expérience du pseudo et cruel État islamique du Moyen-Orient.
Une langue est grande et dominante lorsque – au-delà de son rôle communiquant, surtout des injonctions et des modes d’actions – elle recouvre les domaines de la prévision, de la spéculation, de l’imaginaire et de la pérennité. Pour un groupe humain, être et penser dans sa langue consiste à se créer tout un système référentiel par le discours, l’écrit, les arts, et recouvrir dans cette pensée toutes les activités possibles. Cela va de la spéculation philosophique à la recette de cuisine, de la représentation théâtrale au monde architectural ou sportif, de l’injonction pénale à l’initiative légale et réglementaire, de l’interdit à l’autorisation, des applaudissements au silence… car le silence est souvent un discours…
Cette diversité fonctionnelle, riche et parfois paradoxale, intéresse ceux qui vivent et pensent en français : la langue française par sa longue maturation, les méandres de sa créativité, ses nombreux métissages, son efficience verbale et son élégance écrite, s’avère très opérationnelle, immédiate et mémorisante, et aussi innovante, inventive et créatrice.
Elle précède, anticipe, accompagne et solidifie les évolutions sociales, les nouveautés ou les abandons, en s’adaptant constamment, c’est cela la pensée d’un peuple : trouver en permanence son expression adéquate.
Être en français implique d’abord son apprentissage : comprendre et utiliser la langue dans laquelle on est « immergé », cela se fait au sein de l’environnement privé (en principe la famille) et par les institutions, spécialement celles de l’éducation, leur actuel délabrement signale le délabrement de la société française dans son entier. La mauvaise maîtrise de la langue, voire son ignorance, crée d’irrémédiables fossés qu’aucune injonction administrative ne comblera jamais. La francisation de la France contemporaine doit commencer par une rénovation complète du système scolaire, dont la déliquescence laisse pantois.
Enfant, l’on reçoit surtout des « ordres » : « mange, dors, tais toi, écris, dépêche toi, tiens toi tranquille, lave toi les mains »… sont les premiers abords d’une langue qui doit devenir progressivement une amie. C’est compliqué. Surtout si famille et institution sont défaillantes : c’est la raison pour laquelle les « nouveaux ados » des villes et de leurs banlieues ont créé leur propre langue. Le phénomène n’est pas nouveau : tout groupe rejeté par la communauté dominante se crée son propre système de communication, l’argot des voyous est fort éclairant sur cet aspect.
Ensuite, le français est une langue riche et puissante car, en couvrant des domaines très variés, elle assume la responsabilité de la connaissance et de l’usage des rôles sociaux essentiels :
Le français est constitutif de la société française, de son image nationale et internationale : le français est constitutionnel, législatif, réglementaire, administratif et fonctionnel. Une Constitution qui est « l’enveloppe juridique d’une nation » est « le Code de tous les autres codes » : la langue française est virtuose en ce domaine. L’architecture juridique et ordonnatrice de la langue française en fait un des modèles mondiaux de l’organisation des sociétés : l’État français a expérimenté, avec un vocabulaire choisi et ciblé, plus de modèles constitutionnels que n’importe quel autre pays au monde, disons une quinzaine effectifs et une trentaine ébauchés. Cela en moins de 230 ans ! Mais ce n’est pas la fièvre révolutionnaire qui embrasa les Lumières à la fin du XVIIIe siècle. Les ordonnances et édits royaux, les commandements de Richelieu, les injonctions de Colbert, les comptes rendus des Parlements ont nourri une habileté législative et réglementaire qui, ensuite, s’est répandue dans le monde par les conquêtes coloniales, les activités de gestion et administration ultramarines.
L’architecture de nos Constitutions successives et les hiérarchies légales et réglementaires ont essaimé dans le monde avec un sens inouï de la logique et du respect des normes. La proposition, l’action, la sanction y sont exposées dans un ordre parfait et jamais remis en cause. La prose du Conseil d’État reste un modèle rédactionnel avec son vocabulaire choisi et sa subtile ponctuation. Un point ou un point et virgule au bout d’une phrase peut signifier la fermeture d’une affaire ou un appel possible…. Et puis, il y a cette formule magique de la Déclaration des droits de 1789… « La Loi est juste, qu’elle ordonne ou qu’elle sanctionne ; elle est l’expression de la volonté générale »…
N’oublions pas que les Insurgents d’Amérique, après la Paix de Paris de 1783 (notamment Thomas Jefferson, nourri de culture française) rédigeant leur Constitution, ont failli adopter la langue française comme langue nationale et constitutionnelle pour mieux se démarquer de leur ancien colonisateur.
Le français est une langue diplomatique et internationale. Cela ne date pas d’hier : lors des Croisades, déjà, la langue française servit de véhicule, simplement parce que tous ces Princes engagés dans la reconquête des lieux saints (qui fut aussi une grande entreprise industrieuse et commerciale) maîtrisaient tous cette langue, qui fut un puissant ciment entre eux, au-delà des chicanes de pouvoir. Ensuite, cela n’a fait que se développer : le français était, une fois le latin détrôné de son hégémonie, la langue des Cours et des lettrés. Cela commence au XVIe siècle et s’amplifie tant que les patois germaniques, celtes ou saxons ne sont pas débarrassés de leurs scories inhibitrices. Bonaparte qui imposa la langue française partout où il mit le pied, notamment avec le Code civil, et bien que l’aventure fut brève, perpétua l’habitude de recourir au français dans les affaires d’État, réhabilitant ainsi ce que la Révolution avait failli interrompre. Les malheureuses noblesse et grande bourgeoisie russes, évincées par les Bolcheviks, choisirent la France pour refuge car elles pratiquaient le français ; elles nourrirent ainsi nos arts, nos lettres, notre musique, nos ballets et nos artisanats de leur originalité et souvent même de leur inventive extravagance.
Ce sont le commerce, la science et la technologie qui ont fait régresser la langue française au profit des formulations de langue anglaise, dont le vocabulaire dans ces domaines est plus ramassé, simple, bref et imagé (les mots scientifiques sont deux fois plus nombreux en anglais).
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les actes diplomatiques étaient rédigés en français, dans lequel travaillait la Société des Nations. La domination américaine à la fin de cette guerre a changé la donne. Néanmoins, la Cour internationale de justice continue de travailler en français, ainsi que quelques autres institutions internationales, telles celles Olympiques ; on s’affronte en escrime en langue française, ainsi que dans certains concours hippiques. Mais pas au Polo, ni dans tous les sports d’origine britannique ou nord américaine : cela assure une prédominance éclatante au vocabulaire et à la démarche mentale nourris dans ces langues.
Mais surtout – et c’est là le véritable tour de magie – le français abreuve une expression littéraire, poétique, théâtrale, qu’elle fut orale ou écrite, inépuisable, jamais interrompue ni empêchée, d’une éblouissante abondance.
Ainsi la langue française, tout en étant prescriptrice et ordonnatrice, est aussi poétique, abstraite, délicieuse, amoureuse, sensible, sensuelle, contemplative… Quel programme ! Elle nourrit les poètes, encourage les vagabondages, l’imagination, l’introspection, et aussi les délires, les excès, l’autocritique comme l’encensement, la satire, la licence, la rigolade comme le désarroi et le suicide philosophique.
D’ailleurs, au-delà de la pure politique et de la détention du pouvoir, les Français aiment avoir des leaders lettrés : on ne reviendra pas sur le discours gaullien cent fois commenté, avec son phrasé travaillé, ses glissades comparatives, ses mots inattendus ; Georges Pompidou dirigea un recueil poétique, Giscard, Rocard, pour ne citer qu’eux, furent de bons auteurs et d’honorables orateurs… (attendons la suite…).
L’aventure anglaise est la même, en parallèle, à peu près au même moment, mais cette dernière restera moins diffusée jusqu’à son expansion maritime et coloniale du XIXe siècle, car l’Angleterre est une île, simplement.
Le tour de force de ces deux cultures – l’anglaise et la française – est que très tôt, dès qu’embourgeoisées, et donc enrichies, elles ont pris le temps de se décrire, de se raconter à travers des histoires tout à la fois descriptives et imaginaires. Elles ont inventé le Roman, extraordinaire produit d’exportation de leur mode de vie et modèle social. En France, cela commence peut-être avec Rabelais. Ce sont les romans français et anglais qui ont forgé pour toutes les autres sociétés les modèles familiaux, économiques, industriels et commerciaux, amoureux, hiérarchiques, ouvriéristes, bourgeois, ruraux, éducatifs, anarchisants, les révoltes ou adhésions que nous trouvons maintenant, uniformisés, dans le monde entier…
Nos sociétés nouvelles ne sont que le reflet modernisé de ce que nous leur avons décrit à travers nos romans, nos histoires, nos feuilletons, nos films et nos photos. Ce ne sont ni des chefs d’État ni des législations qui nous ont appris ce que nous sommes, mais bien plutôt Balzac et sa Comédie Humaine, Zola et ses Rougon-Macquart, les Dumas père et fils, Jules Verne et ses aventuriers. Monte Cristo, Nemo, Bel Ami nous ont délivré la version française de la révolte et de la réussite. Pour ne citer que ceux là. Le style littéraire français porte notre âme, nos regrets et nos espoirs, comme notre poésie nous dévoile, notre opéra et nos élégies nous exaltent. Les images féminines françaises ne sont pas moins emblématiques de nos caractères : Colette, Beauvoir, Sagan, Duras sont partout des icônes, car elles incarnent, au-delà de l’écriture, une femme libre et intelligente à laquelle on peut s’identifier, sans l’excentricité anglaise ni l’agressivité américaine.
Enfin – car il faut bien en finir – quelques aspects anecdotiques qui mériteraient d’être développés :
La difficulté du discours européen vient de sa désarticulation : 28 Nations, autant de langages, de divagations traductrices, d’approximations orthographiques, d’approches mentales désordonnées : c’est trop. Certes il y a les langues dites « officielles » où le français est largement présent. Mais l’anglais domine, c’est évident : à cause des Nordiques, des Allemands, des peuples de l’Est chez qui il est obligatoire à l’école (et pas toujours le français). Le commerce et la banque font le reste. Même les Italiens et les Ibériques jargonnent en anglais ! La ritournelle commode est de dire que le français est trop compliqué. Et les Français ne savent pas se vendre, ni vendre leur langue. Une certaine paresse ? Le sentiment d’une supériorité historique qui laisse à penser qu’elle n’a pas besoin de promotion ? L’incohérence des politiques culturelles de nos gouvernements ou plutôt pas de politique du tout ? Pour qui voyage à travers le monde se rend compte, avec stupeur, chagrin (et tremblement ?) de l’absence d’une véritable politique d’entretien, de promotion et de protection de l’usage du français. Faute difficilement pardonnable.
Heureusement, existent les stimulantes Alliances françaises, qui, avec souvent trop peu de moyens, sous une houlette unique mais indépendantes les unes des autres font un splendide travail de diffusion et de promotion de la culture française sous toutes ses formes : dans des lieux aussi variés que Denver (Texas), Adélaïde (Australie), Singapour, Shanghaï, Thessalonique, Vancouver ou Varna être et penser en français existe dans l’enthousiasme. À titre d’exemple : le fabuleux Festival du film français des Alliances françaises lequel, après Cannes, est notre plus important évènement cinématographique, diffusant le meilleur de notre production annuelle.
Il faut l’avouer, dans de nombreuses sociétés, le français est devenu « la langue chic » avec laquelle on peut prétendre être cultivé…
Quelle extase ! Cela peut paraître élitiste, mais pas vraiment, car le savoir peut être débonnaire, éloigné des cloisonnements germanopratins.
Un peuple entretient son français avec passion : les Québécois cernés d’Anglophones et de langue américano-anglaise protègent becs et ongles leur belle langue héritée des émigrés du XVIIe siècle. Après l’aventureux « Vive le Québec libre ! » et quelques convulsions indépendantistes, le Québec, au sein de la Fédération canadienne, elle même membre du Commonwealth et sujet de la très Gracieuse Majesté britannique, s’est doté de la fameuse loi 101 du 26 août 1977, Charte de la langue française afin de « soutenir, maintenir, protéger et développer le français en Amérique du Nord », exprimant l’identité d’un peuple de manière péremptoire (le choix du 26 août n’est pas innocent : c’est la date de la publication de la Déclaration des droits de 1789). La langue officielle du Québec est donc le français.
En Préambule la loi déclare « Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone, la langue française permet au peuple québecois d’exprimer son identité ». Au delà du pur péril culturel, la loi concerne aussi « le commerce et les affaires » puisque dans son chapitre 7 l’article 58 précise « sous réserve des exceptions prévues par loi ou par les règlements de l’Office de la langue française, l’affichage public et la publicité se font uniquement dans la langue officielle ».
La loi fête ses quarante ans en 2017. Constamment complétée et améliorée, elle fait du Canada une nation vraiment bilingue dans laquelle les deux cultures sont largement dispensées : jusque dans la lointaine Colombie britannique, anglophone (et très asiatique), comme ses voisines de la Côte Ouest, dans tous les établissements scolaires, une heure de français, tous les jours est obligatoire.
On se souvient des furieuses « engueulades » de Madame Bombardier, le vendredi soir chez Bernard Pivot, morigénant les Français de France parce qu’ils ne protégeaient ni ne promouvaient pas suffisamment le français. L’usage exclusif du français au Québec a porté ses fruits : on y trouve les universitaires les plus éclairés dans les deux cultures, un foisonnement littéraire et théâtral peu commun, un cinéma original, de riches programmes télévisés… l’inusable Céline Dion chante « aussi » en français… après Félix Leclerc, Robert Charlebois, et tant d’autres.
Une langue reste magique, même si elle est imparfaite, et française, elle est délectable. N’est-ce pas un tour de magie que des êtres aussi différents que François Cheng, Amyn Maalouf, Yasmina Reza, André Makine, vivent, respirent et rêvent en langue française, avouant le bonheur qu’ils y trouvent ?
Seule la mort nous réduit au silence… traduisant ainsi notre apparente fin.
Françoise Thibaut
Professeur des Universités
Membre correspondant de l’Institut de France (ASMP)