Au moment de la relance d’un débat national initié par le Premier ministre François Bayrou sur « l’identité nationale », la Revue Politique et Parlementaire ne pouvait faire l’impasse sur le livre que vient de faire paraître Éric Anceau Histoire de la nation française – Du mythe des origines à nos jours (Tallandier, 2025) de sorte que le passé puisse éclairer le présent et baliser l’avenir.
Revue Politique et Parlementaire – Dans les pas de Tocqueville vous mettez en exergue, dans votre dernier ouvrage, « la précocité, la dualité et l’exceptionnalité de la nation française ». Qu’est-ce qui distingue la nation à la française des autres ?
Éric Anceau – Dans L’Ancien Régime et la Révolution publié en 1856, Tocqueville souligne effectivement que les Français ont tendance à « faire toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun de l’humanité, tantôt fort au-dessus » et, à un siècle de distance, de Gaulle n’écrit pas autre chose en ouverture de ses Mémoires. Le fondateur de la Cinquième République a ainsi l’impression que la « Providence a créé [la France] pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires ». De nombreux Français partagent cette impression, ce qui a le don d’irriter ou d’amuser les étrangers.
Ce sentiment d’exceptionnalité française repose sur une grande part de vérité mais aussi, parfois, sur une méconnaissance des autres.
J’évoque l’une et l’autre dans mon livre. La première s’explique parce que la nation française s’est constituée – comme toutes les autres d’ailleurs – au fil de l’histoire dans un contexte qui lui est propre et qu’elle a développé une langue, une culture et un imaginaire spécifiques. Pour être plus concret, les Français sont moins puritains que beaucoup, mais ont davantage le goût de la liberté, l’esprit frondeur et la foi dans un universalisme hérité des Lumières et de la Révolution qui les amène parfois à donner des leçons à la Terre entière.
Cependant, comme nous le montrons dans la collection d’histoire des nations que je dirige chez Tallandier et au sein de laquelle mon livre s’inscrit, la nation française partage, avec la plupart des autres, une construction qui s’est faite par le haut – le pouvoir monarchique et les élites –, sur un temps très long, avant qu’une véritable cristallisation nationale ne s’opère – généralement au XIXe siècle…
RPP – Quelles sont précisément les raisons et les étapes historiques qui ont conduit à la naissance de la nation France ?
Éric Anceau – La nation française est d’abord et avant tout la fille de l’État. Nos monarques capétiens aidés par des théologiens de la monarchie, des historiographes officiels et des officiers de la Couronne, en particulier à partir du XIIe siècle, se sont appuyés sur un récit national pour conforter leur autorité et leur pouvoir face au pape, à l’empereur et aux grands féodaux et ce alors que des territoires et des populations d’une grande diversité passaient progressivement sous leur contrôle.
Le couple roi-nation né sous cette monarchie médiévale avec une forme d’artificialité car il est clair que le paysan auvergnat, le berger pyrénéen, le marchand parisien et le seigneur flamand n’ont pas alors vraiment le sentiment d’une appartenance commune, se renforce singulièrement à partir de la monarchie absolue de droit divin au XVIIe siècle. On peut donner à nos lecteurs la date de 1634 comme point de repère. C’est le moment où, sous Louis XIII et Richelieu, sont créés à la fois les intendants de police, justice et finances et l’Académie française : une administration plus efficace d’une part et une langue normée de l’autre.
En ce domaine comme en tant d’autres, les Lumières et la Révolution remettent en cause l’ordre établi et en l’occurrence le couple roi-nation.
Les premières, avec les parlementaires et les philosophes, réclament l’avènement d’une nation politique et la seconde la fait advenir dès l’été 1789. La souveraineté nationale remplace alors la souveraineté royale. Si la fête de la Fédération du 14 juillet 1790 reconstitue symboliquement la nation, elle le fait cette fois par le bas et le roi n’est plus qu’un acteur secondaire qui prête serment à la nouvelle souveraine. Il s’en faut cependant encore de beaucoup que tous les Français aient pleinement le sentiment d’appartenir à la même nation. C’est le XIXe siècle au sens large, et plus particulièrement la Troisième République qui les nationalisent, sous l’effet d’un développement sans précédent de l’État, de l’école, de l’armée, des moyens de communication, et en particulier des transports, mais également de l’unification du marché national ou encore d’une citoyenneté désormais régulièrement exercée lors des élections, même si les femmes en sont alors exclues.
RPP – D’ailleurs vous montrez très bien comment la conception même de la na- tion française oscille dans le temps. « Elle ne va pas de soi » dites-vous ?
Éric Anceau – Tout à fait ! Dans la définition qu’elle en donne aujourd’hui, l’Académie française souligne que la nation est un large groupe humain qui a l’impression d’avoir des choses à partager. Une impression s’inscrit dans le temps qui passe. Elle est difficile à saisir et possiblement changeante.
Ernest Renan, si important pour le sujet, en est le vivant exemple. À l’origine, ce grand savant du XIXe siècle à la fois philologue, historien et philosophe, considère avant tout la nation comme un ensemble d’individus qui ont en commun « un riche legs de souvenir ». Cependant, il évolue sous l’effet de la défaite de la France dans la guerre de 1870 et de la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. L’annexion de celles-ci par le nouvel Empire allemand, créé en janvier 1871, peut se justifier au nom de la langue, de la culture et de l’histoire, mais pas au nom de la volonté. Si les Alsaciens et les Lorrains avaient été consultés comme tel avait par exemple été le cas des Savoyards et des Niçois dix ans plus tôt, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’ils auraient affirmé leur attachement à la France. Voilà pourquoi, dans la confé- rence « Qu’est-ce qu’une nation ? » qu’il prononce en Sorbonne, en mars 1882, Renan ajoute à la définition de la nation que celle-ci est aussi « un plébiscite de tous les jours », en d’autres termes, le désir sans cesse renouvelé de vivre ensemble.
Ses paroles qui sont en phase avec la pensée de la Troisième République, en deviennent, en quelque sorte, le discours officiel.
Et voilà pourquoi, même si tout le monde ne s’accorde pas sur la définition de la nation, celle qui figure dans le Dictionnaire de l’Académie française que j’ai commencée à évoquer tout à l’heure est la plus communément admise : « une communauté dont les membres sont unis par le sentiment d’une même origine, d’une même appartenance, d’une même destinée », en d’autres termes l’impression très forte d’avoir en commun un passé, un présent et un avenir.
RPP – Et cette nation française, écrivez- vous aussi dans votre livre, a sans cesse été tiraillée par une tension entre son affirmation indéniable et son possible effacement.
Éric Anceau – Cette tension est bien réelle et a été particulièrement sensible lors des grandes guerres de notre histoire, qu’il s’agisse de la guerre de Cent ans, des guerres de religion du XVIe siècle ou encore de la Seconde Guerre mondiale pour ne prendre que ces trois exemples sans doute les plus significatifs sur lesquels j’insiste beaucoup dans mon livre. Je les qualifie de « moments nationaux paradoxaux ».
La France a alors connu l’occupation étrangère et des divisions mortifères qui ont failli tourner à la guerre civile, entre Armagnacs et Bourguignons d’abord, entre catholiques et protestants ensuite, entre les collaborateurs et les résistants enfin, et l’effacement ou la dislocation de la nation ont alors failli survenir. Et pourtant, à chaque fois, il y a eu des sursauts : Charles VII et Jeanne d’Arc dans le premier cas, les Politiques et Henri IV, dans le deuxième, de Gaulle et les communistes dans le dernier…
Cela nous renvoie précisément à ce qu’écrivait de Gaulle sur notre histoire sinusoïdale comme je l’évoquais au début de notre entretien. Je rappelle également dans mon livre que le général, comme avant lui Renan, n’était pas foncièrement optimiste et ne considérait pas les nations comme des éléments immuables, mais plutôt comme des organismes vivants et donc mortels.
RPP – On semble bien être dans l’un de ces moments de crise. Comment le situez-vous dans l’histoire de France ?
Éric Anceau – C’est effectivement le cas et j’y consacre la totalité de mon dernier chapitre. Sans comparer le moment que nous vivons avec les pires heures du passé que je viens d’évoquer car la connaissance approfondie de l’histoire évite les anachronismes et les jugements à l’emporte- pièce, celle-ci permet en revanche d’affirmer que nous sommes indéniablement dans un creux de notre histoire nationale.
Les Français en sont bien conscients, comme je le rappelle dans mon livre. La plupart des études internationales montrent qu’ils sont parmi les plus pessimistes dans le monde développé et la dernière vague d’Ipsos Global Trends, une grande enquête comparative internationale, indique même que seuls 21 % d’entre eux sont optimistes sur l’avenir de la nation française.
À cela, on peut trouver de multiples causes et en particulier le fait que tous les piliers de la nation républicaine depuis plus de 150 ans – la souveraineté nationale, la démocratie, l’indivisibilité de la République, la laïcité –, sont sapés de l’extérieur et de l’intérieur. Les Français y assistent impuissants.
RPP – Pourquoi la nation française peine-t-elle à reprendre la main sur son destin alors que partout dans le monde nous assistons, notamment avec Trump, à un retour des souverainetés nationales et de leurs puissances. Cela vient-il essentiellement des classes dirigeantes et élites intellectuelles, ou des Français, de nos concitoyens ?
Éric Anceau – Comme je l’avais montré dans un livre précédent (n.d.l.r. : Les Élites françaises des Lumières au grand confinement, Passés Composés, 2020, rééd. Alpha, 2022), une grande partie des Français ont aujourd’hui le sentiment que leurs dirigeants et leurs intellectuels au mieux ont perdu le contrôle de la situation, voire trahissent l’intérêt national. Là encore, il faut voir les grandes enquêtes consacrées au ressenti des Français sur leurs élites – sans même parler de ce qui s’écrit et se dit d’elles sur les réseaux sociaux. Elles sont éloquentes.
De fait, la part de responsabilité des élites est immense et on est abasourdi par la série d’erreurs qu’elles ont accumulées au cours des quarante dernières années en dépit des alertes lancées par quelques esprits clairvoyants.
Ce qui est le plus choquant est sans doute le déni que certaines d’entre elles continuent d’entretenir.
J’ajouterai cependant une limite. Les Français ont évidemment leur part de responsabilité. Certes l’offre politique n’est sans doute pas à la hauteur de ce qu’ils sont en droit d’attendre, mais il existe différents moyens de faire entendre sa voix dans une société démocratique comme la nôtre, à commencer évidemment par les urnes.
RPP – Le débat est relancé sur l’identité nationale. « L’imaginaire français est projectif » précisez-vous ; porté par une vision d’avenir… à quelles conditions ce débat politique pourrait-il être bénéfique pour la nation ?
Éric Anceau – Dans la tourmente que nous traversons, encore accentuée ces derniers mois par la crise politique et institutionnelle résultant pour partie de la dissolution hasardeuse de juin 2024, les politiques en général et le chef de l’État en particulier multiplient les effets d’annonce et se tournent comme jamais vers l’identité nationale et le récit national. À mesure que le politique perd prise, pour ne pas dire pied, il se fait de plus en plus communicant.
Comme je le rappelle dans mon livre, nul n’a autant commémoré et panthéonisé qu’Emmanuel Macron, précisément parce que « le roi est nu ». Il est vrai que ses prédécesseurs lui avaient ouvert la voie, en particulier Nicolas Sarkozy et François Hollande. On rappellera ici que de Gaulle n’avait panthéonisé que le seul Jean Moulin en 1964, et Pompidou et Giscard personne. Je suis évidemment heureux, de ces hommages en tant qu’historien, même si je trouve qu’avec leur multiplication ils font de moins en moins sens pour nos compatriotes.
Mais surtout l’historien de l’État et de la nation comme l’observateur de notre vie politique et sociale sont inquiets.
Je rappelle que la nation est aussi un projet et une projection. Pour revenir à Renan, celui-ci disait que ce qui constitue une nation « c’est d’avoir fait ensemble de grandes choses dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ». Et pour faire encore de grandes choses dans l’avenir, il faut que les dirigeants proposent aux Français un cap de moyen et long terme et un projet rassembleur. Pour le dire autrement, il est donc urgent de refaire de la politique au sens premier et noble du terme pour que vive la nation.
Éric Anceau
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lorraine
Propos recueillis par Stéphane Rozès