Jacques Chirac est décédé ce jeudi matin à l’âge de 86 ans. Réaction de Frédéric Saint Clair, analyste politique.
Il est particulièrement difficile pour un politologue de mouler le masque mortuaire d’un responsable politique. Car c’est l’homme qui meurt, or c’est la figure politique que l’on tente de saisir. L’homme était populaire, dans tous les sens du terme. Par ses expressions, telles que « tâter le cul des vaches », comme par son intérêt pour ceux qu’on appelle les « petites gens ». Une marque d’humanité que l’on peine souvent à discerner dans ce milieu où les intérêts et la courtisanerie l’emportent sur la fidélité et la sincérité. Le responsable politique, en revanche, n’a jamais pu prétendre à une telle popularité. Et l’on peut dire sans risquer de se tromper que c’est même l’homme – ses formules inattendues, ses mimiques, sa gouaille, ses coups de sang, sa sympathie communicative – qui, bien souvent, a sauvé cette figure politique décidément trop terne. Aujourd’hui, nous pleurons l’homme. La classe politique, par une de ces hypocrisies dont elle est coutumière, tentera probablement de lui tresser une couronne de lauriers. Mais Chirac n’était pas César.
Et en réalité, celui que regrettent ceux qui l’on côtoyé, ce n’est pas l’homme politique, c’est l’homme.
Un homme singulier, parfois inattendu, qui a su avec une adresse folle laisser croire à la France entière qu’il était un peu simplet, alors qu’il détenait une connaissance livresque des arts primitifs, et qu’il entretenait une passion dantesque pour certains arts martiaux – on raconte qu’il enregistrait les combats de Sumo afin de les visionner le soir, après ses longues journées de travail. Timidité ? Pudeur ? Cela colle assez peu avec l’animal politique que les chroniqueurs des années 80 nous ont décrit, mais… qui sait ?
Et l’homme politique ? Un gaulliste social ? Dans ce cas, probablement beaucoup plus social que gaulliste… A ceux qui citeront en exemple l’appel de Cochin de décembre 1978, d’autres rappelleront sa campagne en faveur du oui au traité de Maastricht, en 1992. Un homme de droite ? En sommes-nous si sûrs ? Un homme de droite qui est tenté par le parti communiste en entrant à Science Po ? Un homme de droite qui joue Mitterrand contre Giscard en 1981 ? Un homme de droite qui se fait élire sur la « fracture sociale » à une époque où la fracture civilisationnelle, aujourd’hui béante, menaçait déjà la cohésion nationale, et de façon autrement plus importante que toutes les problématiques redistributives auxquelles il était attaché ? Mais la France de cette époque – et de la nôtre – désirait-elle autre chose qu’un Président étiqueté à droite mais conduisant une politique de gauche ? D’ailleurs, cette France a-t-elle jamais été plus heureuse que sous la cohabitation Chirac–Jospin, comme si elle avait enfin trouvé le duo auquel elle rêvait depuis des décennies, comme un symbole de réconciliation – et de croissance économique retrouvée ?
Jacques Chirac n’était pas un libéral. Aurait-il d’ailleurs jamais osé le virage opéré par François Mitterrand en 1983 ?
Chirac n’était pas un libéral et c’est ce qui le distinguait de cette droite dite modérée qui, depuis, a enflé jusqu’à constituer les 4/5 des cadres de l’UMP puis de LR.
Une droite bourgeoise en somme, plus attachée au capital qu’au travail, plus attachée au retour de la croissance qu’à la préservation du socle civilisationnel français. Une droite aujourd’hui principalement soucieuse de trouver une bonne « fausse raison » de ne pas rallier Macron. Jacques Chirac était un de ces hommes politiques à l’ancienne, attaché à la terre, à la stabilité, à la paix sociale. Une posture politique incompatible avec un train de réformes ambitieuses ? La raison pour laquelle toutes les mesures libérales dont la France avait besoin ont été différées ? Peut-être. Mais une posture politique non dénuée de vertus pour autant. De Gaulle disait que les Français avaient besoin d’avoir l’orgueil de la France, sinon « ils se traînent dans la médiocrité, ils se disputent, ils prennent un raccourci vers le bistrot ! » Chirac n’a pas réussi à conserver intact cet orgueil gaullien, c’est un fait, en revanche, il a indéniablement prévenu à la fois les disputes et le raccourci vers le bistrot. Ce qu’aucun de ses successeurs n’aura réussi à empêcher.
Frédéric Saint Clair
Analyste politique