Le débat actuel sur l’aide à mourir qui serait apportée à ceux qui, quels que soient les termes choisis, veulent abréger leur fin de vie ou leur attente de celle-ci, appelle plusieurs questions.
- Que signifie le fait que l’instant de sa mort devrait être décidé, programmé par la personne, qu’il relèverait d’une volonté individuelle et non pas d’une fatalité (fatum, le destin) ?
- Quel est le risque, dès lors, qu’à terme une autorité se considère comme apte à exprimer ce que doit être cette volonté de chacun de décider du jour et de l’heure de sa mort ?
- Ne réduit-on pas, au nom de la « dignité de la personne humaine » et donc du droit à celle-ci de disparaître en cas « d’indignité », la complexité de la vie à l’imposition d’un ordre public et d’une morale abstraite ?
La vie est attente de la mort
Que nous en soyons, individuellement ou collectivement conscients ou que nous le déniions, l’être vivant est un être pour la mort. On croit que l’humain en serait seul conscient, Carl Gustav Jung dans ses très beaux textes dans Ma Vie, voit dans les yeux tristes des chiens et des animaux la conscience de cette finitude.
Nombre d’historiens et de philosophes ont montré comment la modernité avait œuvré pour cacher ce destin fatal. Jusqu’à faire de la mort un « évènement indésirable » à l’hôpital, une « mort évitable » dans les comptes épidémiologiques. Ce vocabulaire abscons accréditant l’idée d’une éradication possible du caractère mortel de l’homme. La mort comme ultime maladie à vaincre.
Et il est vrai que souvent nous oublions que nous sommes mortels et nous nous scandalisons et nous nous effrayons quand on nous le rappelle. Pensons à l’effet sidérant du décompte journalier à la télévision par le sinistre directeur général de la santé du nombre de morts dits « Covid ». Comme s’ils étaient les premiers et les seuls morts de l’année !
La mort a été ainsi rejetée hors de la vie courante, elle survient comme un évènement inacceptable, injuste quand il a lieu avant « l’âge moyen ». La croyance dans la puissance des morts, dans l’existence d’un Au-delà fut-il le purgatoire ou l’enfer, a été remplacée par un espoir magique et naïf dans la toute-puissance de la médecine. Allant jusqu’à l’acceptation de traitements cruels et dégradants pour reculer le plus possible l’échéance, laissant équipes médicales et patient sans voix ni espérance quand le dernier traitement « efficace » s’est avéré impuissant à juguler la mort.
Les athées contemporains parlent avec une certaine commisération des croyants auxquels la croyance dans une vie après la mort apporterait un apaisement. Au contraire d’eux, êtres raisonnables et conscients qui ne se satisfont pas de ces contes pour enfants. Oublieux qu’ils sont de la longue histoire de nos ancêtres croyants, effrayés par la peur de l’Enfer et du Purgatoire, pour beaucoup d’entre eux persuadés que leur vie de péchés ne leur assurerait pas la béatitude du Paradis.
Ce n’est pas cette espérance en une vie après la mort qui assure d’une mort sereine. L’acceptation de la mort est non pas son déni, en la transformant en une sorte de passage vers une « autre aventure terrestre », mais plutôt l’abandon de sa volonté, de son pouvoir d’agir sur sa vie. La mort peut être ce renoncement du marcheur perdu dans la neige et qui s’y enfouit et s’endort. Je ne peux plus et non pas je veux.
Bien sûr le développement du progrès médical implique que beaucoup d’entre nous seront confrontés plusieurs fois à cette proximité de la mort et en réchapperont, s’en échapperont. Parce qu’aujourd’hui on ne meurt plus de la première maladie grave que l’on contracte, mais plutôt de la deuxième ou troisième. Si bien d’ailleurs que les médecins soignent chacune de ces maladies non pas comme l’antichambre de la mort vers laquelle ils accompagneront les malades, mais comme une ennemie à vaincre pour éviter la mort. C’est d’ailleurs sur cette croyance en la toute-puissance de la médecine moderne que s’est développé le besoin de soins palliatifs, c’est-à-dire de soins apportés à une personne pour lui assurer le maximum de bien être dans sa fin de vie. Médecins pour la vie contre médecins pour la bonne mort. Les premiers se déchargeant sur les seconds de l’obligation d’un soin qui ne guérit plus.
Le besoin toujours plus criant de « soins palliatifs » reflète avant tout cet abandon par la médecine soignante de sa fonction d’accompagnement par le médecin des malades jusqu’au bout, jusqu’à l’aveu de leur « échec ». De ce qu’ils ressentent comme un échec. Auquel demain le progrès scientifique devrait remédier.
C’est dans ce contexte d’impuissance masquée que le fait de mourir va être rapporté non plus au pouvoir d’êtres ou d’un Être surnaturel, ou d’un Progrès infini, mais à la volonté individuelle de chacun. Seule, seul à décider à défaut de pouvoir décider de ne pas mourir, du jour et de l’heure de sa mort.
La question est alors de savoir si nous mourrons mieux si nous pouvons décider du moment opportun.
Car c’est de cela qu’il s’agit. Non pas d’abréger une souffrance insupportable. Cela les soins palliatifs le réussissent dans la plupart des cas et la sédation profonde administrée à une personne dont le pronostic vital est engagé et qui a une souffrance rétive aux traitements, dans le cadre de la loi Léonetti, y parvient. Même si cette sédation profonde ressortit d’une forme d’euthanasie (bien mourir), elle est symboliquement bien différente. Le temps de la fin n’est pas programmé, ni par le malade, ni par les proches, ni par les médecins. La mort s’inscrit dans un processus naturel, même si celui-ci est accéléré par la sédation. Selon les cas, la durée de fin de vie sera plus ou moins longue sans qu’elle ne puisse être programmée. La sédation profonde n’obéit pas à des critères très exacts, très précis. Elle ressortit du bricolage avec la souffrance et la résistance du malade. On injecte un antalgique et un anxiolytique pas un cocktail létal. Même si on sait qu’il peut être létal.
On s’abandonne à la mort, on ne la décide pas. On apaise le malade, on ne le tue pas.
Tout autre serait une aide à mourir. Il faudrait consentir, voire souhaiter mourir maintenant, tout de suite, et cette volonté transformerait la mort, la rendrait acceptable. Elle seule supprimerait le scandale de la mort, mais aussi son caractère insupportable pour l’entourage, la vision par tous dans ce mourant de son destin prochain. Au fond, sans doute pensent-ils tous qu’en permettant à chacun de décider de Sa Mort, ils réussiront à éloigner un peu plus le spectre de la Grande Faucheuse. Son insupportable caractère inattendu. Immaîtrisable. A défaut de pouvoir vaincre la mort, au moins décidons, à sa place, du jour et de l’heure.
Il n’est pas sûr qu’une mort volontairement décidée soit vraiment plus facile à accepter qu’une mort à laquelle on est forcé de s’abandonner. Être seul à décider de mourir n’est-ce pas la plus extrême solitude ?
Une autorité bienveillante pourrait-elle décider pour nous ?
C’est là le second risque d’une loi sur l’aide à mourir. Dès lors qu’on aura ouvert à l’Homme le « droit » de décider du jour et de l’heure de sa mort, pourquoi ne confierait-on pas cette décision à une autorité supérieure, qui mieux que chacun saurait définir ce qui est bon pour nous ?
Dès lors qu’on aurait codifié le droit à mourir dans la dignité, pourquoi ne déciderait-on pas que l’État, le Législateur, le Juge, la Haute autorité de santé, le Comité d’Éthique, l’OMS ou un Conseil scientifique quelconque seraient plus à même de définir ce qu’est la dignité et ce que serait l’indignité ? Ce que serait le risque de vivre au-delà d’un état indigne de délabrement physique, psychique ou moral.
Sans parler du risque non négligeable par les temps qui courent d’une influence importante sur ces décisions «autoritaires» de critères budgétaires. Au nom de la préservation des deniers publics par exemple, ou du progrès ou de la solidarité entre jeunes et vieux ou d’une conception de la vie digne. Sans même parler de l’euthanasie des inutiles, tentation totalitaire de tout pouvoir technocratique, il faut se méfier de la traduction en règles de droit qui d’abord encadrent puis imposent la manière de vivre et de mourir dans la dignité. La dignité de la personne humaine n’est au fond qu’une traduction en langage politiquement correct de l’ordre public et de la morale. C’est une nouvelle composante de l’ordre public, ajoutée par la jurisprudence d’après-guerre (par exemple à propos de l’interdiction du lancer de nains ou du recours aux services de professionnels du sexe), mais qui sert d’argument péremptoire pour justifier la réprobation de divers comportements plus ou moins marginaux.
Il y aura une pression à mourir vite dès lors qu’aura été ouvert le droit à hâter sa mort, à décider d’une mort immédiate. Pression des autorités hospitalières pour contraindre les déficits. Pression des proches parfois. Mauvaise conscience du malade à vivre plus longtemps, à être à charge.
Bien sûr il y a et on le sait, nombre de situations de fin de vie qu’on souhaiterait abréger. Parce qu’elles sont dures, dures pour la personne et dures pour l’entourage qui assiste impuissant à ce combat entre la vie et la mort. Tâchons d’abord de ne pas les prolonger en maintenant au-delà du souhaitable les médications censées lutter contre divers maux. Revenons-en peut être également à des comportements moins intrusifs et moins infantilisants que le gavage par pompe ou par administration d’un salmigondis mixé à la petite cuillère aux personnes devenues incapables de se nourrir. Les malades de la maladie de Charcot qui sont inéluctablement privés de toute mobilité doivent recourir à l’administration d’une substance létale s’ils ont souhaité bénéficier d’une pompe alimentaire pour éviter la dénutrition et d’une trachéotomie avec assistance respiratoire pour éviter la mort par arrêt de la respiration et qu’ils veulent en finir avec cette extrême dépendance.
Et quant à la vraie peur que nous avons tous de finir Alzheimer, cette aide à mourir ne pourrait même pas y remédier, puisque la « décision » de mourir nous serait refusée dès lors que nous aurions perdu la capacité de discernement qui signe l’avancement de la maladie. Le dilemme est entre mourir quand on n’est pas encore vraiment diminué ou alors confier la décision au proche ou au médecin sans qu’on soit capable d’y consentir.
Là encore, peut-être existe-t-il des solutions de « bricolage » moins brutales. Peut-être peut-on ne pas gaver les malades ? ne pas les enfermer pour les soustraire à tout danger ? ne pas les protéger comme un enfant en début de vie ?
Bricoler plutôt que légiférer
L’érection de la mort en droit à mourir est l’exemple ultime des effets pervers de la juridisation des comportements et des destinées. Elle s’apparente au constructivisme qui tend à faire relever tout ordre naturel d’une volonté humaine. Au nom de la liberté individuelle, la vie et la mort de chacun sont dépouillées de leur composante collective. La vie de chacun se limite à son passage sur terre, elle n’est ni le prolongement de la vie de ses ancêtres ni le terreau de la vie de ses descendants. Elle perd tout sens symbolique, c’est-à-dire tout lien aux autres hommes, à l’espèce.
Codifier le jour et l’heure où chacun va mourir, c’est nier le tragique même de notre condition humaine, c’est nier le sens même de notre vie qui pas plus que notre mort ne nous appartient à nous seul.
On ne décide pas plus de sa mort, qu’on n’a décidé de vivre. On est jeté là, par le destin et on s’en accommode. Parce que le destin au contraire de la volonté n’est pas individuel, il ne nous renvoie pas à l’isolement et à l’enfermement dans notre conscience. Il nous permet d’affronter la mort avec les autres, avec ceux qui nous ont précédés et avec ceux qui nous suivent.
« Une qui s’en va, une qui arrive », disait ma belle-mère, huit jours avant de mourir en regardant une photo de son arrière-petite fille qui faisait ses premiers pas.
Hélène Strohl,
Inspectrice générale des affaires sociales honoraire