Les exploits de la Révolution corse (1729-1769), et de son héritier Napoléon Bonaparte avec qui tout culmine, ont donné à l’île une notoriété internationale durable. Née pour chasser la sérénissime république de Gênes de l’île, cette révolution va être l’occasion pour le Royaume républicain de Corse de penser sa société sur des fondements nouveaux, devenant ainsi une terre de droit et d’innovations. Voltaire constata alors : « Toute l’Europe est corse ». Pareillement, Goethe, dans Poésie et vérité, écrit : « La Corse était restée longtemps le point de mire de tous les yeux ».
Les insulaires sont les héritiers des Grecs et des Latins, c’est-à-dire les Romains, mais aussi du républicanisme machiavélien et des Lumières italiennes. Cette philosophie, si nous devions la qualifier, se dévoile comme un libéralisme latin. Avant d’être une pensée économique, le libéralisme est une pensée juridique : le droit positif qui doit respecter les « droits naturels », notion au cœur de l’école espagnole de Salamanque qui a irrigué la pensée libérale. Comme l’explique, fort justement, Jean-Baptiste Noé, « La conception du libéralisme développée par cette école est d’abord juridique. Ces auteurs pensent l’articulation du droit et de la liberté en se fondant sur la loi naturelle »1. Or, c’est justement cette École qui fut une source première d’inspiration pour la Révolution corse.
Une révolution juridique
Une révolution, par essence, est politique. La violence, qui peut aller du simple trouble à la guerre conventionnelle, n’est qu’une possibilité qui ne se concrétise que si la transformation politique souhaitée est empêchée. L’issue politique dépendra alors de la force des armes des belligérants. Mao disait la guerre comme la continuation du politique par d’autres moyens, voire comme une « politique avec effusion de sang ». Le mouvement de révolte en Corse débute en 1729. La volonté de négocier avec Gênes un pacte social nouveau fut le dessein initial, cette impossible refondation transforma la révolte en révolution. Les insulaires prononcèrent alors la déchéance du prince avant d’élaborer, en avril 1736, la première Constitution écrite et libérale de l’histoire, permettant l’avènement d’une véritable monarchie parlementaire. La Nation se donne un État, et un roi en la personne de Théodore de Neuhoff, un baron wesphalien.
La monarchie est fondée sur un contrat entre le roi et la Nation.
Les articles V et VI de la Constitution instaurent un parlement, « la Diète », qui pourra se réunir quand bon lui semble et sans l’aval duquel le souverain ne pourra prendre aucune décision d’ampleur. Dans cet esprit, trois membres devront toujours résider à sa cour pour assurer un contrôle du Parlement sur l’exécutif. Économiquement, les articles XI, XIII et XIV instaurent une authentique politique libérale par l’interdiction de taxer les escales de marchandises appartenant aux « nationaux », ainsi que par l’encadrement de la gabelle et du tribut. Enfin, l’article XV pose la nécessité de créer une « Université publique d’étude » financée par l’État. Dans son Testament politique, Théodore révèle qu’il désirait, face à un droit coutumier, local et non écrit, l’avènement d’ « un code qui devait seul régler les magistrats » dans l’objectif « d’assujettir tous les tribunaux à une forme invariable et de les arrêter à des lois fixes ». Un autre Corse fit de même, plus tard. En 1755, l’avènement de Pasquale Paoli au généralat fut l’occasion de proclamer la deuxième Constitution écrite qu’a connue le Royaume de Corse, et dont le préambule est d’une densité remarquable : « La Diète générale du peuple de Corse, légitimement maître de lui-même, convoquée par le Général selon les modalités établies dans la cité de Corte les 16,17,18 novembre 1755. Ayant reconquis sa liberté et désirant donner à son gouvernement une forme durable en le soumettant à une Constitution propre à assurer le bonheur de la Nation. » Le texte indique que devant la Diète « tout magistrat et fonctionnaire de la Nation sera tenu de rendre compte de sa conduite. » Il en va de même du Général de la Nation qui devra, lui aussi, rendre compte et attendre « avec soumission le jugement du peuple ». Bien des années après, avec le tournant de la Terreur ayant entraîné la rupture entre l’île et la Convention, le Royaume de Corse, restauré, connut sa troisième et dernière Constitution écrite et libérale en 1794, qui donna la couronne à George III, au sein d’une double monarchie. Cette Constitution comporte un chapitre entier sur les libertés individuelles, alors que les deux premières Constitutions ne reconnaissent pas l’individu, mais seulement la communauté. Le libéralisme latin, contrairement au libéralisme anglo-saxon, volontiers individualiste, organise une prédominance du « Nous » sur le « Je ». Mais de conception, le suffrage était universel, quand il n’est plus que censitaire dans la Constitution anglo-corse.
Le républicanisme, essence du libéralisme latin
Détail notable, en 1736 Théodore est acclamé comme « Roi des Corses » et non « Roi de Corse ». C’est l’existence d’une communauté politique à l’intérieur de laquelle le débat existe qui est proclamée. Comme l’écrivait Diderot dans son Encyclopédie, en son article Autorité politique : « Ce n’est pas l’État qui appartient au prince, c’est le prince qui appartient à l’État ». Si la fortune avait donné longue vie à cette royauté, Théodore aurait donc dû, comme Alexandre le Grand2, « roi des Macédoniens », régner par la rhétorique. L’obéissance repose ici sur la loi et sur la capacité à convaincre les citoyens. Il en sera de même pour son successeur, Pasquale Paoli, élu « Général de la Nation », ou Napoléon fait « Empereur des Français » par le Sénat et l’armée. Comme l’explique Paoli, l’autorité « n’est qu’une délégation de souveraineté, qu’un mandat temporaire dont nous devons une comptabilité sévère à nos commettants ». Ainsi, « le jour où ils nous retirent leur confiance, nous cédons notre place à ceux qui leur en inspirent davantage ». Loin de réduire son pouvoir, la désignation procure au chef une autorité redoutable.
Le despotisme du politique est certain, mais il est démocratique.
Car il dirige des hommes libres et est, lui plus que quiconque, soumis à la loi de la cité, seul vrai souverain. Paoli, qui ne voit que des citoyens, dit pourtant : « Nous sommes les exécutants de la loi dont nous sommes les sujets ». On pense à Cicéron dans le De Republica : « Nous sommes tous les esclaves des lois afin de pouvoir être libres ». Comme en Grèce et à Rome, le chef règne Primus inter Pares. S’il outrepasse ses pouvoirs, il viole et donc détruit le contrat en vertu duquel le peuple lui obéissait, il sera déchu. En Corse, le chef politique n’est pas un trait d’union entre pouvoir céleste et temporel, il est le Princeps civitatis. Théodore avait dit son plan pour associer « la prérogative royale absolue » avec « la douceur du gouvernement républicain ». C’est précisément ce que firent Paoli et Napoléon. « Pour la gloire comme pour le bonheur de la République [le Sénat] proclame à l’instant même Napoléon empereur des Français. » déclare Cambacérès le 18 mai 1804. Ainsi « République française, Napoléon Empereur », peut-on lire sur les actes officiels. Le libéralisme latin est profondément républicain au sens romain du terme. La res publica est moins une institution qu’une conception de la cité, et repose sur deux piliers : Libertas et Aequitas. Les Corses furent prédisposés à cette mentalité par la disparition précoce, dès le Moyen Âge, de la féodalité. Ainsi l’ordre de noblesse que fonde Théodore n’est pas féodal. Il dit, toujours dans son Testament politique, sa volonté de créer une noblesse « rappelée à l’objet de son institution », un ordre de bellatores. De ce fait, « les peuples, heureux au sein de l’abondance, n’auraient pas fait la guerre à la noblesse et toutes les classes auraient ainsi concouru par leur soumission, leur obéissance et leurs travaux, à la grandeur et à la perpétuité de l’État ». C’est cet esprit qui forgea plus tard la noblesse d’Empire.
Un libéralisme populaire
Paoli est le chef de tous, mais il est d’abord celui du parti populaire. Ce petit fils de meunier condamne le « vil argent » et les riches « fainéants » qui, pour partie, ne participent pas au bien public. Dans une lettre du 15 juillet 1764, il dit : « Les républiques disparaissent lorsqu’on y trouve des particuliers si riches qu’ils imposent à la multitude au mépris du mérite et des lois ». L’héritage césarien est sensible. Comme César, Paoli et Napoléon furent avant tout les chefs des Populares. Napoléon a dit : « On cite toujours Brutus comme l’ennemi des tyrans ; eh bien, Brutus n’était qu’un aristocrate ; il ne tua César que parce que César voulait diminuer l’autorité du Sénat pour accroître celle du peuple. Voilà comme l’ignorance ou l’esprit de parti cite l’histoire ». Il est bon de mettre en relation cette déclaration avec une autre : « Je suis sorti des rangs du peuple ; aucun des actes de ma vie n’a trahi mon origine ». C’est l’un des fondements de ce libéralisme latin, d’une conception autre du monde. Nietzsche écrit : « C’est là [Corte] que Pascal Paoli a été proclamé maître de l’île – l’homme le plus accompli du siècle dernier ; c’est le lieu de très grandes conceptions (Napoléon y fut conçu en 1768 – à Ajaccio il n’a fait que naître)3 ». Dans l’esprit de Nietzsche, Corte, cité des montagnes, s’oppose dialectiquement à Ajaccio dans le sens où l’intérieur des terres s’oppose au port qui est, par nécessité, lié au commerce et à l’univers des marchands, déjà condamné par Platon. Paoli et Napoléon appartiennent au premier monde. Rousseau salue pour les mêmes raisons le choix de faire de Corte, « loin de la mer », la capitale du royaume républicain de Corse.
Les conséquences sur la conception du pouvoir sont certaines : l’économie et la religion doivent être des alliées fidèles du politique, émanation des citoyens, au-dessus de tout.
Comme sous Théodore et Paoli, la gouvernance impériale tient en deux mots : libéralisme, mais dirigisme. Le « laisser faire, laisser passer » est doublé du « protéger pour développer ». Napoléon explique d’ailleurs que « le fameux adage « laisser faire, laisser passer » serait dangereux pris d’une manière absolue ». À ce titre, l’Empereur disait que le « commerce a abusé de la liberté ; il a besoin maintenant que le gouvernement veille sur lui ». La place singulière de la religion montre qu’elle n’échappe pas à cette emprise. La monarchie théodorienne proclame la tolérance religieuse et, fidèle à cet héritage, Pasquale Paoli disait que : « La liberté en Corse ne confesse pas et ne consulte pas l’Inquisition ». Raymond Aron rappelle que « le libéralisme s’est défini d’abord contre l’absolutisme d’une religion »4. Napoléon, dans ce dessein, acheva l’ère de l’athéisme et restaura la religion catholique romaine, mais comme « religion de la majorité des Français », et non religion d’État comme cela fut plus tard le cas sous Louis XVIII et Charles X. La place de la religion est caractéristique : elle est au service du chef politique. L’Église de France se devra ainsi d’être dévouée à l’Empereur, qui déclare d’ailleurs : « mes préfets, mes évêques, mes gendarmes ». Raison pour laquelle Pasquale Paoli à soutenu la Constitution civile du clergé en 1790, car conforme à l’idée d’une religion qui fait corps avec la Nation, comme à l’époque de son généralat (1755-1769), sous lequel les religieux étaient des rouages politiques importants au service de la cité.
La Corse, entre Lumières et révolutions
Rousseau fut le plus engagé des philosophes pour la Révolution corse. En contact avec des insulaires, il envisagea fermement de s’établir parmi eux. Dans son Contrat social, il écrit : « Il est encore en Europe un pays capable de législation : c’est l’île de Corse […] J’ai quelque pressentiment qu’un jour cette île étonnera l’Europe ». Rousseau ne pouvait que se passionner pour la Corse, lui qui déclarait dans L’Émile : « Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs ». Juste avant cela, il dit, prophétique : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions ». Franco Venturi a montré que la « tempête révolutionnaire » du XVIIIe ne commença pas au cœur de l’Europe, mais « aux marges : Corse, colonies américaines ». Déjà Chateaubriand, quand il évoque la Corse dans ses Mémoires d’outre-tombe, écrit que Napoléon « a été élevé à l’école primaire des révolutions » futures.
La Corse fut bien à l’avant-garde des révolutions libérales et nationales.
La Révolution américaine, dont les acteurs connaissent, voire admirent, la figure de Paoli, converge avec la Révolution corse sur la primauté de la Liberté sur l’Égalité, déjà une évidence dans la mentalité insulaire. Les deux mouvements sont tournés vers un ennemi extérieur, et loin d’organiser une rupture dans la société, parachèvent au contraire son unité. Beaumarchais, quand il écrit à Louis XVI, opère naturellement un rapprochement : « Les Américains, résolus de tout souffrir plutôt que de plier, et pleins de cet enthousiasme de liberté qui a si souvent rendu la petite nation des Corses redoutable aux Génois ». Il s’agit d’une différence de nature avec la Révolution française, de surcroît à partir de 1792. Paoli, qui a toujours combattu non la France mais Louis XV et la société d’Ancien régime, adhère logiquement à la Révolution. En 1789, en exil en Angleterre et pensionné par George III, il écrit à un compatriote : « Je peux vous donner la nouvelle que notre peuple rompt ses chaînes. L’union avec la libre nation française n’est pas servitude, mais participation de droit ». Quand, en avril 1790, il arrive à Paris, il est fêté en précurseur de la Liberté par tous les grands personnages du moment. Robespierre proclama : « La liberté ! Nous sommes donc aussi dignes de prononcer ce nom sacré ! Hélas ! Il fut un temps où nous allions l’opprimer, dans l’un de ses derniers asiles. Mais non : ce crime fut celui du despotisme. Le peuple français l’a réparé. La France libre, et appelant les nations à la liberté ! Quelle magnifique expiation pour la Corse conquise, et pour l’humanité offensée ! Généreux citoyens, vous avez défendu la liberté dans un temps où nous n’osions l’espérer encore ». Le vieux général corse sera également reçu par Louis XVI. En effet, la plupart des grandes valeurs que porte la Révolution française étaient déjà les siennes depuis fort longtemps. Louis XVI devient « Roi des Français », et « La Nation, la Loi, le Roi » fait consensus, car conforme à l’idée républicaine du pouvoir, fut-ce t-il monarchique. Le régime, pour reprendre une phrase chère à Louis-Philippe, se tient alors « dans un juste milieu également éloigné des excès du pouvoir populaire et des abus du pouvoir royal ». C’est pour cela que Paoli ne peut suivre la Révolution sur le chemin de la Terreur. Car ce libéralisme latin garantit un juste équilibre entre l’amour de la Liberté et la passion de l’Égalité. L’égalitarisme vanté par le chant « Ah ça ira ! », qui prévient que « celui qui s’élève on l’abaissera, celui qui s’abaisse on l’élèvera » ne saurait être compatible avec la mentalité des Corses car, comme l’écrit Paoli : « L’égalité, dont ce peuple est jaloux, n’est pas dans la conformité des habits, mais dans celle des droits ». Face à la terreur insurrectionnelle des Montagnards, Paoli préféra la modération de la monarchie libérale anglaise. Ça sera la parenthèse du royaume dit anglo-corse (1794-1796), permettant ainsi la rencontre inédite entre libéralisme latin et anglo-saxon. Fin 1796, Bonaparte, alors général de l’armée d’Italie, force les Anglais à évacuer la Corse, qui « fière d’avoir donné un maître à la France et à la Révolution, devint définitivement française avec Napoléon » comme le raconte Guizot, dans son Histoire de France racontée à mes petits-enfants.
Antoine-Baptiste Filippi
Étudiant en droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au laboratoire de philologie du politique Labiana (CNRS-LISA;CNRS-ISTA)
Auteur de La Corse, terre de droit ou Essai sur le libéralisme latin et la révolution philosophique corse (1729-1804), Mimesis, 2020, 182 p.