« Tu vois ça, c’est la pièce des négociations sociales. Eh bien, c’est fini, je ne vais plus perdre mon temps avec les syndicats ! » La salle, désormais vide, que Matteo Renzi désigne à Manuel Valls en avril 2014, lors d’une visite du palais Chigi, est celle dans laquelle les Premiers ministres italiens recevaient traditionnellement les partenaires sociaux1.
Pour Renzi, cette époque est révolue. Il s’agit maintenant de mettre les corps intermédiaires de côté pour gagner du temps et réformer sans état d’âme dans un dialogue direct avec l’opinion.
Rentré à Paris, Manuel Valls a-t-il suivi le conseil de son homologue italien ? Incontestablement, plaideront certains, en faisant le constat que le Français a délibérément choisi, avec la loi travail, d’appliquer la méthode italienne ; de l’élaboration de la loi à son contenu.
Entre la méthode appliquée par Jean-Marc Ayrault au début du quinquennat et celle de Manuel Valls par la suite, on note de sérieuses inflexions en matière de réformes sociales. Les débuts du quinquennat se sont voulus de facture social-démocrate : des conférences sociales en grandes pompes au Conseil économique, social et environnemental ; le Président annonçait alors une feuille de route puis les partenaires sociaux s’engageaient dans de grandes négociations interprofessionnelles reprises ensuite dans une loi. C’est ce modèle qui a prévalu, par exemple, pour préparer la loi de sécurisation de l’emploi en 2013 ; non sans difficultés d’ailleurs en ce qui concerne l’articulation de la démocratie sociale et de la démocratie politique, nous y reviendrons.
De Ayrault à Valls, l’adaptation à la réalité du dialogue social ?
À cette aune, la méthode Valls apparaît tout autre. Le 25 février 2015, quelques semaines après l’échec de la négociation interprofessionnelle sur la modernisation du dialogue social, le Premier ministre réunit à Matignon l’ensemble des partenaires sociaux : il présente ce qui va devenir la loi Rebsamen consacrée au dialogue social. Il en profite aussi pour ouvrir quelques chantiers qui vont constituer les fondations de la future loi travail, notamment la place de la négociation collective et le renforcement de la sécurisation des parcours professionnels. À ce stade, si le locataire de Matignon se montre expéditif, c’est moins en vertu des conseils de Matteo Renzi que du constat qu’il tire de l’incapacité des partenaires sociaux à s’entendre sur des réformes sociales en profondeur.
Ce sera sa ligne de conduite tout au long des années 2015 et 2016. Ce qui l’amènera alors à privilégier non seulement le dialogue direct avec l’opinion, mais aussi le recours aux commissions d’experts ou de parlementaires chargées d’adouber et de préparer les réformes qu’il projette.
Contournement des partenaires sociaux
De septembre 2015 à février 2016, le Premier ministre reçoit pas moins de sept rapports dans le cadre de la préparation de la loi travail. Le 9 septembre 2015, Jean-Denis Combrexelle, l’ancien directeur général du travail et actuel président de la section sociale du Conseil d’État, ouvre le bal. Il remet à Manuel Valls et à Myriam El Khomri, récemment nommée rue de Grenelle, son rapport sur « la négociation collective, le travail et l’emploi ». Au centre des sujets abordés : la place de la négociation d’entreprise et le rôle des branches professionnelles. Ce sont ensuite les rapports Metling sur « la transformation numérique et la vie au travail », Cesaro sur « le renouvellement et l’extinction des conventions et accords collectifs de travail », Isindou sur « l’aptitude et la médecine du travail », Quinqueton sur « la restructuration des branches professionnelles », Terrasse sur « l’économie collaborative », sans oublier le fameux rapport Badinter qui illustre au mieux la « méthode Valls ». Alors que le Parlement discute encore de la loi Rebsamen, Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen publient en juin 2015 un petit livre très médiatisé dont l’objectif est d’éclairer ce que pourrait être une réforme du Code du travail. Le 24 novembre 2015, ces deux éminents juristes sont nommés, respectivement, président et membre d’une commission de neuf personnes mandatée par le Premier ministre pour « dégager les principes juridiques les plus importants » en matière de droit du travail. Le 25 janvier 2016, le Comité Badinter énonce 61 principes essentiels du droit du travail qui sont intégralement repris dans la loi travail (avant d’en être expurgés au moment de la discussion parlementaire).
Contourner les partenaires sociaux en faisant porter auprès de l’opinion, par des personnalités insoupçonnables, les réformes que l’on appelle de ses vœux, et que l’on accueille alors fort libéralement dans les textes en préparation, voilà des façons qui empruntent plus aux spin doctors de Tony Blair qu’à la démocratie médiatique de Matteo Renzi. Néanmoins, la méthode employée doit aussi beaucoup à la particularité du champ social français.
Si en février 2015, les annonces de Manuel Valls ont été faites en marge de tout cadre classique, la conférence sociale du 19 octobre lui permet de remettre un peu d’ordre et d’associer les acteurs sociaux à la démarche de l’exécutif. La place de la négociation est ainsi au centre des échanges entre François Hollande et les représentants syndicaux et patronaux et une table ronde est consacrée au compte personnel d’activité (CPA). La feuille de route issue de cette conférence fixe les axes de la future loi travail. Pour autant, aucune négociation ne s’engage entre les partenaires sociaux, mis à part sur le CPA qui débouchera en février 2016 sur une fragile position commune pas même signée par le patronat. Là encore, devant le refus des organisations syndicales et patronales de s’engager dans des négociations sur lesquelles elles se savent divisées, Manuel Valls choisit d’agir vite. Il semble alors passer en force en affirmant quelques semaines plus tard que s’ouvre « une nouvelle étape de la réforme de notre marché du travail (…) puisqu’il s’agit de construire le Code du travail du XXIe siècle ». On pourrait sans peine parler de mascarade de concertation sociale, ce dont ne se priveront pas les opposants à la loi travail. À cette date, pourtant, tout le monde semble très bien s’en accommoder pour des raisons qui tiennent toutes peu ou prou à la situation du syndicalisme en France et aux marges de manœuvre propres à l’exécutif2.
Affaiblissement des partenaires sociaux
Le patronat ne veut prendre aucun risque à un peu plus d’un an d’une présidentielle qui pourrait ramener au pouvoir une droite qu’il imagine plus conciliante à son endroit. De son côté, la CGT est en proie à une crise interne. Faisant alliance avec sa gauche et les éléments les mieux organisés dans l’appareil, Philippe Martinez se concentre sur son congrès de mars 2016 qui doit pleinement le consacrer secrétaire général. Il boycotte les conférences sociales et campe sur des positions fermes qui lui feront prendre naturellement la tête de la future contestation. Laquelle deviendra pour lui une manière d’achever dans la rue le congrès qu’il est allé gagner à gauche sur une base contestable3. Force ouvrière, pour sa part, n’est pas dans la même situation. Même si Jean-Claude Mailly a dû signer pour un nouveau mandat l’année précédente faute d’accord unanime sur un successeur, il n’a rien à gagner non plus à s’engager dans des négociations, notamment sur le rôle des branches professionnelles qui représentent pour l’organisation de l’avenue du Maine un point fondamental de sa vision sociale. Enfin, la CFDT est la seule pour qui la réforme en préparation peut s’avérer payante, mais c’est aussi la raison pour laquelle elle va s’abstenir d’entrer dans des négociations à l’issue desquelles elle peinerait à trouver des partenaires avec qui s’entendre. C’est donc cette inertie des acteurs sociaux traditionnels, leur pusillanimité, qui poussent le Premier ministre à agir précipitamment.
Un modèle social hybride
Le cadre de cet article n’est pas celui de l’examen de la loi travail ni des débats auxquels celle-ci a donné lieu. Si l’on ose la comparaison, voire l’opposition de styles, entre deux périodes du quinquennat de François Hollande, c’est que l’exercice nous permet de mettre en lumière les difficultés du modèle social français qui hésite en permanence entre la prééminence des corps intermédiaires et le dialogue directe avec l’opinion. C’est même la caractéristique de notre modèle social qui emprunte à des traditions diverses et rend difficile non seulement l’intelligibilité de notre système mais également sa pratique.
Le Code du travail, dont il a été tellement question au printemps 2016, mêle en permanence droits individuels et garanties collectives : le contrat de travail et les rapports de subordination qu’il engendre couvrent la dimension individuelle. Mais le dialogue social, le rôle des institutions représentatives du personnel ou les modalités de négociation d’un plan social, qui peuvent elles aussi entraîner des modifications du contrat individuel de travail, ressortent pour leur part de la dimension collective. Plus encore, les conventions collectives sont des garanties couvrant l’ensemble des salariés d’une branche, peu importe l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Et les discussions sur la loi travail ont été l’occasion de montrer que ramener ces garanties (en matière de temps de travail essentiellement) au seul niveau de l’entreprise ne va pas sans débat.
Branche ou entreprise ?
Le problème ne vient donc pas de l’existence de ces deux ordres qui paraissent consubstantiels au monde économique depuis l’invention du salariat, mais à leur entrelacement permanent. C’est parce qu’on ne travaille jamais seul que la solidarité entre travailleurs, c’est-à-dire les droits collectifs obtenus ensemble, permettent d’éviter les effets inégalitaires d’une trop grande individualisation. Cette conviction est au fondement des bourses du travail, du mutualisme et du syndicalisme au XIXe siècle. Et c’est ce qui a ressurgit à l’occasion de la loi travail dans le débat sur l’inversion de la hiérarchie des normes et celui sur le référendum d’entreprise. Ce sont ces points que nous aimerions discuter en identifiant les traditions à l’œuvre dans le champ social français et les difficultés auxquelles donnent lieu les solutions retenues depuis une dizaine d’années désormais.
Où doit avoir lieu le rapport de force, donc le dialogue social, et quels en sont les acteurs ? À cette question, les Allemands répondent depuis un siècle d’une manière très claire qui tient à leur histoire politique : l’entreprise n’est pas le lieu de la lutte des classes et c’est donc à l’extérieur, au niveau de la branche essentiellement, que se noue le rapport de force à parité entre employeurs et représentants des travailleurs. Les syndicats se tiennent donc hors des entreprises. Celles-ci sont de fait plus consensuelles puisqu’un conseil d’entreprise élu (l’équivalent de notre comité d’entreprise) négocie pour l’ensemble des salariés et se voit doté d’un pouvoir de codécision. Dans ce système, nulle place pour la désignation de délégués syndicaux ni pour des référendums d’entreprise. Du fait de l’entrecroisement d’influences diverses, la conception française est plus compliquée.
Un républicanisme tempéré
On part, à l’origine, d’un républicanisme que l’on appellera tempéré tant l’histoire républicaine a dû s’accommoder de l’existence d’acteurs sociaux non prévus au départ par la théorie. Il faut en effet près d’un siècle, entre la loi Le Chapelier de 1791 qui interdit les corporations et la loi Waldeck-Rousseau de 1884 qui autorise les syndicats, pour que l’État admette l’irruption d’acteurs collectifs dans la libre contractualisation des individus-travailleurs avec leurs employeurs.
Le syndicalisme est la réponse collective du mouvement ouvrier à la question sociale posée par l’industrialisation et l’individualisme républicain. La lutte des classes se mène à la fois sur une base professionnelle, dans des syndicats de métiers, et territoriale à travers les Bourses du travail.
Les deux mouvements s’unissent dans la CGT à partir de 1895. Ce qui ne va pas sans poser problème puisque la création de la CGT ne permet pas de trancher pour savoir quel est le lieu de la lutte des classes et du rapport de force, c’est-à-dire quelle place on donne aux corps intermédiaires. On retrouve cette ambiguïté dans la Charte d’Amiens de 1906, réponse syndicale à la création un an plus tôt de la SFIO : la vision antipolitique affirmée dans la Charte est maximaliste, à la hauteur de la toute puissance du politique dans la vision républicaine. La philosophie syndicale d’inspiration anarchiste va bien plus loin que l’opposition entre droits formels et droits réels, classique dans la critique marxiste des droits de l’homme. À Amiens, le mouvement ouvrier n’oppose pas seulement les droits de « l’homme situé », vivant dans l’inégalité et l’absence réelle de liberté, aux droits des citoyens naissant libres et égaux. Il affirme aussi une vision substitutive des uns aux autres. Le texte reconnaît non seulement la lutte des classes « qui oppose sur le terrain économique, les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales », mais il donne aussi au syndicat un rôle proprement politique puisque celui-ci, « sera, dans l’avenir, le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». Il est donc difficile à ce stade de parler de démocratie sociale qui signifierait que les principes politiques d’organisation s’appliquent au monde du travail quand celui-ci cherche au contraire à appliquer ses principes d’organisations à l’ensemble de la société. De fait, la politique a du mal depuis cette période à apprivoiser le fait syndical. Elle va donc chercher d’autres moyens de domestication.
La domestication de la question sociale
Le deuxième temps est celui de la domestication de la question sociale à travers l’invention de garanties collectives non directement liée au fait syndical. Ce sont, en 1936, la création des délégués du personnel puis, en 1945, celle des comités d’entreprise. Parallèlement s’institue la gestion paritaire des organismes de sécurité sociale qui se veut, là aussi, une riposte à la lutte des classes. On a là une organisation bien particulière du dialogue social avec, d’un côté, l’association du syndicalisme à la gestion du modèle social au niveau national, et, de l’autre, la tentative de limiter ce même syndicalisme au niveau de l’entreprise. Évidemment, les syndicalistes vont s’emparer des formes du dialogue social dans l’entreprise, en devenant délégués du personnel ou membres du CE, mais les institutions ne sont pas d’abord créées pour eux. Et il faut attendre les accords de Grenelle en 1968 pour voir apparaître la section syndicale d’entreprise qui corrobore cette vision duale de l’expression des garanties collectives au travail.
À la différence de l’Allemagne, le choix français est donc bien de circonscrire le rapport de force au seul niveau de l’entreprise au détriment des branches et de la gestion paritaire qui sont peu à peu vidées de leur substance : d’un côté, la vigueur de la négociation conventionnelle s’amenuise dans des branches qui ne sont jamais réformées (il en existe encore plus de 700 avant une réforme qui devrait les réduire à 200…) et de l’autre l’État reprend peu à peu la main sur les organismes de protection sociale, mis à part l’Assurance chômage qui restera à peu près indépendante.
Arrive enfin un troisième temps dans cette rapide histoire du dialogue social, celui de l’irruption de l’individualisation des relations de travail à partir du début des années 1970. Un nouvel acteur fait alors son apparition (ou son retour, c’est selon) dans le jeu social et ne va cesser de s’imposer au fil des décennies : le salarié individuel ou l’individu au travail. Il s’agit d’une tendance de fond de la société démocratique contemporaine, une aspiration des individus eux-mêmes avec laquelle les entreprises vont largement composer en promouvant l’individualisation des tâches et des rémunérations, l’implication subjective dans le travail ou encore l’usage massive des ruptures conventionnelles du contrat de travail.
Malaise dans la représentation
Ce tournant individualiste du travail est tout autant souhaité que subi. Mais les réponses institutionnelles qui lui sont données illustrent bien les atermoiements de la doctrine sociale française.
En 1982, les lois Auroux vont plébisciter deux conceptions du dialogue social qui vont se révéler peu à peu antagonistes : prenant prétexte que « l’entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes », Jean Auroux pousse des propositions individualistes venues en droite ligne de l’après-68 portant sur les libertés dans l’entreprise et le droit d’expression des salariés. Il s’agit d’un droit individuel. Mais dans le même temps, il poursuit la veine des garanties collectives dans la lignée de ses prédécesseurs avec la création du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou le renforcement des droits du comité d’entreprise. Si l’articulation des deux types de droits est cohérente à l’époque, le fossé entre les deux ne va, ensuite, jamais cesser de se creuser.
En effet, l’affirmation de l’individu se fait désormais au détriment des collectifs englobant et en premier lieu des syndicats.
Mais aussi des institutions représentatives du personnel qui, des délégués du personnel au comité d’entreprise, perdent peu à peu leur rôle phare. Dès lors, toutes les réformes du dialogue social vont devoir faire face à un véritable « malaise dans la représentation ». Chaque tentative visant à relégitimer les acteurs du dialogue social ne ferra que les mettre dans des contradictions intenables : on va tenter de faire reposer la légitimité des acteurs sur l’élection et le principe majoritaire, c’est-à-dire sur le modèle de la démocratie politique. Ce faisant, on se situe à rebours de toute la tradition du syndicalisme français qui s’est édifié comme un corps intermédiaire naturel et antipolitique.
Démocratie ou dialogue social ?
Le dernier soubresaut d’une conception classique du dialogue social qui tentait de reconnaître une autonomie au champ syndical a été la loi Larcher du 31 janvier 2007. Cette réforme prévoit que tout projet gouvernemental, impliquant des réformes dans les domaines des relations du travail, de l’emploi ou de la formation professionnelle, doit d’abord comporter une phase de concertation avec les partenaires sociaux dans le but de permettre l’ouverture d’une négociation. Un champ syndical conventionnel existerait donc en amont du champ politique législatif. Telle est désormais la loi mais qui ne va pas sans poser des problèmes de cohérence politique.
Cela a été le cas en 2013 avec la transformation de l’accord national interprofessionnel (ANI) en loi de sécurisation de l’emploi (LSE). La question qui s’est alors posée a été celle de l’articulation de ce que nous appellerons par commodité la démocratie sociale (accord entre partenaires sociaux) et de la démocratie politique (vote de la loi sur la base de cet accord). Les députés avaient-ils la liberté de discuter et d’amender l’ANI transposé dans la loi ? Les organisations syndicales non signataires de l’accord avaient-elles une nouvelle chance de peser sur l’issue de la loi en montant à l’assaut des députés et en leur proposant des amendements ? Plus encore, que valait la signature d’une organisation si celle-ci pouvait tenter, ensuite, d’aller plus loin que le compromis initial de l’ANI en faisant elle aussi pression sur les députés lors du vote de la loi ? À ce jour, ces questions restent entières.
Égalité de dignité
Force est de constater que les deux sphères n’obéissent pas aux mêmes ordres. La politique est de l’ordre de la démocratie avec la figuration d’une opposition et d’une majorité que le vote institue pour un temps donné ; le social est de l’ordre du dialogue et du compromis : il existe des intérêts divergents qu’aucun vote ne vient trancher et que seule la négociation permet de rapprocher. Et s’il existe bien, au niveau de l’entreprise par exemple, un pouvoir et un contre-pouvoir ceux-ci sont loin de représenter une majorité et une opposition qui de toute façon ne peuvent jamais alterner leurs rôles. Le dialogue social permet tout au plus de hausser les intérêts des salariés au « même niveau de dignité4» que ceux de l’employeur mais force reste à ce dernier dont les pouvoirs de direction et de subordination ne sont jamais remis en cause.
C’est pourtant le modèle de la démocratie politique qui a été choisi en 2008 pour réformer la représentativité des syndicats. Jusqu’ici le système social reposait sur trois piliers qui avaient commencé à se lézarder au fil des années : seules cinq centrales étaient jugées représentatives sans qu’il leur soit demandé d’en administrer la preuve. À partir de cette « présomption irréfragable de représentativité », un délégué syndical pouvait être désigné de l’extérieur de l’entreprise pour négocier un accord qu’une seule signature d’un syndicat représentatif rendait valide.
La loi Fillon du 4 mai 2004 a commencé à remettre en cause cet édifice en créant un droit d’opposition majoritaire : pour entrer en vigueur un accord doit être signé par un ou plusieurs syndicats ayant obtenu au moins 30 % des voix aux élections professionnelles et l’accord ne doit pas rencontrer l’opposition de syndicats ayant recueilli au moins 50 % d’audience aux mêmes élections. La réforme de 2008 a précisé les règles de la représentativité syndicale à hauteur de 10 % des voix aux élections professionnelles dans les entreprises. La loi de sécurisation de l’emploi de 2013 a ensuite proposé des accords majoritaires pour les accords de maintien dans l’emploi ou sur les plans de sauvegarde de l’emploi. Pour sa part, la loi travail de 2016 étend finalement l’accord majoritaire à tout le dialogue social en créant un dispositif nouveau en cas d’échec de la négociation : le référendum d’entreprise à l’initiative d’un ou plusieurs syndicats ayant obtenu au moins 30 % des voix aux élections professionnelles. C’est ici qu’à notre sens la confusion atteint son maximum.
Durant les quinze dernières années, les réformateurs semblent avoir pris acte de l’étiolement du fait syndical en tentant de le relégitimer, non pas par des mesures qui favoriseraient l’adhésion, mais en liant sa représentativité aux résultats obtenus aux élections professionnelles.
Le syndicalisme n’est donc plus un corps intermédiaire antipolitique qui s’imposerait naturellement, mais au contraire une construction artificielle dont on doit assurer l’existence à partir d’un moyen proprement politique, l’élection. C’est au moment où le syndicalisme ne présente plus aucune forme d’évidence pour les salariés qu’on l’impose dans le jeu social aux employeurs qui n’en n’ont jamais vraiment voulu. Ce faisant, la loi transforme non seulement le délégué syndical en agent électoral forcément préoccupé par son élection ou par sa réélection, mais elle inverse aussi la hiérarchie des normes syndicales. Si toute la légitimité de l’édifice syndical se fonde sur le seul résultat électoral dans l’entreprise, ce n’est plus le niveau national, ou encore celui de la branche, qui devient primordial mais l’atome individuel à la base : le dialogue social d’entreprise. Si cette transformation peut paraître baroque dans la tradition sociale française, elle apparaît cependant cohérente : tout se passe désormais au niveau de l’entreprise et le dialogue social doit pouvoir s’y déployer librement, notamment grâce à l’extension de l’accord majoritaire. Celui-ci apparaît ainsi comme le corolaire du principe de la légitimité électorale des syndicats représentatifs. Pourtant, l’invention d’un référendum à l’initiative de syndicats minoritaires (ayant obtenu au moins 30 % des voix) semble apporter un démenti à la croyance en un dialogue social rénové et relégitimé. C’est bien parce qu’on imagine que l’accord majoritaire peut aussi profiter à des syndicats ayant obtenu plus de 50 % des voix mais réfractaires à l’accord négocié qu’on invente un moyen de débloquer le dialogue social : non pas en cherchant les voix du compromis propre au dialogue mais en supposant au contraire que l’appel aux salariés individuels avec le référendum permettra de ramener les opposants à la raison.
On voit bien en quoi le problème qui se pose aujourd’hui est celui de l’entrelacement de deux modèles qui peinent à coexister ; celui de la démocratie politique et celui du dialogue social.
Si la démocratie suppose la discussion elle ne repose pas tout à fait sur le compromis mais plutôt sur le principe de réversibilité qui permet à une majorité de défaire ce qu’une majorité précédente a pu faire. C’est pour ainsi dire son principe de prudence : il est possible de trancher par l’élection présidentielle, législative ou référendaire car les choses ne sont jamais définitivement acquises ; la discussion est pour ainsi sans fin. Le dialogue social obéit à d’autres règles : il ne met pas face à face des égaux mais des intérêts divergents que la discussion va chercher à faire converger vers un compromis qui permettra ensuite de passer à l’action. En ce sens, un accord n’a rien à voir avec un texte de loi. L’accord représente toujours le meilleur texte possible conciliant des intérêts contraires ; la loi propose pour sa part l’aboutissement d’un rapport de force où une vision majoritaire l’a emporté sur une vision alternative minoritaire. Faire entrer le principe électif dans le registre du dialogue social c’est forcément installer celui-ci dans une tension qui ne lui est pas propre.
Ce qui se joue plus profondément à travers ces transformations c’est la lente et difficile prise en compte de l’individu dans des règles collectives qui n’ont pas été pensées pour lui au départ. S’il n’y a pas lieu de parler véritablement de démocratie sociale, il est en revanche urgent de faire entrer le dialogue direct avec les individus dans le dialogue social. Non pour le contourner, le débloquer ou le forcer mais bien plus pour l’irriguer. Il s’agit donc moins de demander aux salariés de trancher à propos de situations que les institutions représentatives ou les organisations syndicales sont chargées de discuter, mais bien plus de leur permettre de faire entendre la situation réelle de leurs conditions de travail ou de leurs aspirations avant et pendant le dialogue social. Ce devrait être le chantier des années à venir. Gageons que l’embarras dans lequel notre modèle social se débat aujourd’hui nous demandera encore de longues années avant de voir advenir une doctrine cohérente du dialogue social.
Denis Maillard
Spécialiste des questions sociales
Membre du Comité de rédaction de la Revue Politique et Parlementaire
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- Anecdote rapportée par Ph. Ridet dans « Comment Matteo est devenu Renzi », M, le magazine du Monde, 22 juin 2014. ↩
- La ministre du Travail a bien invité les partenaires sociaux à ouvrir des négociations au sujet du rapport de J.-D. Combrexelle sur la négociation collective mais, comme le note l’avis du Conseil d’État, « ces organisations n’ont pas souhaité engager une négociation sur les thèmes de ce rapport ». ↩
- Se voulant le seul point d’équilibre de l’organisation, le nouveau secrétaire général de la CGT cherche à ressouder son organisation autour d’une ligne contestataire qui lui a assuré son élection au congrès confédéral de 2016. Ce faisant, il a pris le risque non seulement de redonner un poids politique aux plus conservateurs, notamment issus de ce qu’il reste de l’appareil du Parti communiste, mais aussi d’offrir un espace politique à des militants groupusculaires, notamment issus de ce qu’il reste de l’appareil trotskiste-lambertiste, rompus aux manœuvres d’appareil. La multiplication d’affrontements et de renversements de directions lors de congrès d’unions départementales ou de fédérations ces derniers mois en est l’illustration. ↩
- Selon l’expression du sociologue Henri Vacquin. ↩