À quelques jours du 35ᵉ anniversaire de la Révolution roumaine de 1989 (16-25 décembre 1989), une étape déterminante du retour à la démocratie que la Roumanie avait déjà pratiquée de 1923 à 1938, ce pays de l’est de l’Europe se retrouve dans ce qui a tout l’air d’une crise politique.
En effet, alors que les électeurs romains devaient se rendre aux urnes le 8 décembre pour le second tour de l’élection présidentielle, la Cour constitutionnelle a finalement décidé d’annuler purement et simplement le scrutin en question. Le motif de cette décision sans précédent est fortifié par des soupçons d’ingérences étrangères dans la campagne qui, à la surprise générale, a donné au premier tour une nette avance au candidat d’extrême droite Calin Georgescu qui s’était présenté en candidat indépendant. Avec 22,59% des voix, le plaçant ainsi en première position, devant la candidate de l’union Sauvez la Roumanie qui a totalisé 19,17% des voix, le leader populiste ne pouvait pas pour autant être certain de l’emporter au second tour.
Une décision inédite !
C’est dans ce contexte, marqué par des soupçons d’ingérences étrangères, que la Cour constitutionnelle a décidé d’« annuler la totalité » du scrutin afin de « s’assurer de sa validité comme de sa légalité », tout en demandant à ce que « l’intégralité du processus électoral » puisse être reprise. Dans sa décision, qui est intervenue le 6 décembre et a surpris plus d’un observateur, la Cour fait état « de multiples irrégularités et violations de la loi électorale ayant faussé la nature du vote des citoyens et l’égalité des chances des candidats, affectant ainsi la transparence et l’équité de la campagne, au mépris des principes d’élections démocratiqu ».s.
Bien évidemment, les arguments ne manqueront en aucun cas pour justifier une telle décision sans précédent ou, inversement, pour contester cette même décision de l’instance constitutionnelle roumaine. Et c’est exactement l’exercice auquel se livrent les soutiens et les adversaires de cette décision constitutionnelle depuis son annonce le vendredi dernier. Cependant, il sied de préciser d’ores et déjà qu’il n’est nullement question ici de statuer sur la validité ou sur la pertinence de ces arguments, mais de susciter simplement quelques réflexions relativement à l’impact d’une telle décision.
En effet, il ne fait aucun doute que cette décision divise les Roumains et elle ne peut qu’accentuer les oppositions politiques déjà marquantes au cours du premier tour de cette élection présidentielle avortée. Elle est surtout, et indéniablement, porteuse des conséquences dont il est bien évidemment difficile de saisir la portée véritable pour le court, le moyen et le long terme.
Un épisode qui ne sera pas sans conséquences pour la démocratie roumaine et peut-être au-delà…
Certes, la Roumanie, qui totalise plus de trois décennies d’expérience démocratique depuis la chute de la dictature de Nicolae Ceausescu en 1989, trouvera les moyens idoines pour surmonter cette épreuve inédite. Cependant, et en toute logique, cet épisode ne sera pas sans conséquences sur la démocratie roumaine et marque sans doute un tournant délicat.
La première conséquence de cette situation, qui a déjà tout l’air d’une crise politique et sociale, semble d’ailleurs avoir commencé tout juste après l’annonce de la décision de la Cour constitutionnelle que le leader d’extrême droite n’a pas hésité à qualifier de « coup d’État » ! Calin Georgescu a dû redemander à ses partisans de se rendre aux bureaux de vote le 8 décembre, le jour du scrutin reporté sine die, en dépit de la décision de la Cour constitutionnelle. Il n’est pas impossible non plus que, quelles que soient la transparence et la sincérité du prochain scrutin dont la date n’est pas encore fixée, le camp de Calin Georgescu puisse le contester a priori…
De son côté, la centriste proeuropéenne Elena Lasconi, arrivée en deuxième position et qui devait affronter l’eurosceptique et prorusse Calin Georgescu lors du scrutin avorté, a également estimé que « le vote aurait dû avoir lieu ». Elle a même condamné une « décision illégale » d’un « État roumain bafouant la démocratie », « conduisant le pays à l’anarch ». e.Par contre, le président pro-européen Klaus Iohannis a salué pour sa part la décision de la Cour constitutionnelle face à des accusations qualifiées de « très graves », tout en soutenant que « la décision […] d’annuler l’élection présidentielle doit être respectée. »
La deuxième conséquence possible de cet incident pourrait être une éventuelle instrumentalisation politicienne de la décision de la Cour constitutionnelle, à l’avantage du camp populiste qui se dit antisystème. En effet, il est fort possible que l’annulation pure et simple du second tour de la présidentielle, censée préserver la démocratie roumaine des ingérences et d’autres influences extérieures, puisse ifine profiterneau leader populiste Calin Georgescu dont les discours ont invariablement consisté à accuser les dirigeants actuels de tous les maux dont souffre la Roumanie.
À l’instar d’un certain Donald Trump, Calin Georgescu ne manquera certainement pas d’accentuer ses discours complotistes et antisystèmes contre une classe politique qu’il accuse de vouloir se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Assurément, la stratégie qui a si bien fonctionné aux États-Uniset qui a rendu possible l’élection triomphale de Donald Trump le 5 novembre dernierpourrait possiblement fonctionner mêmement en Roumanie. C’est pourquoi, aussi paradoxale que cela puisse paraître, la Cour constitutionnelle roumaine auraitcréé, à son corps défendant, un boulevard politique et électoral à Calin Georgescu qui n’en demandait pas tant pour attiser le mécontentement populaire ?
La troisième conséquence que l’on pourrait éventuellement dégager de la décision d’annulation du scrutin par la Cour constitutionnelle roumaine est son caractère de précédent jurisprudentiel, qui pourrait être invoqué en cas de contentieux électoral, en Roumanie même et/ou ailleurs dans l’espace européen. En vérité, les soupçons d’ingérences étrangères dans les élections sont plutôt récurrents ces dernières années et ont concerné plusieurs démocraties, notamment les États-Unis. Il n’est donc pas impossible qu’à l’avenir, le précédent roumain soit facilement sorti de son contexte à des fins de contestations électorales, alimentées bien évidemment par des discours complotistes et antisystèmes.
La décision inédite de l’instance constitutionnelle roumaine et le timing choisi continueront d’alimenter les débats.
En définitive, les positions extrêmes, eurosceptiques, anti-otaniennes, etc., de Calin Georgescu sont politiquement récusables et son adversaire au second tour, Elena Lasconi, qui,visiblement, remontait dans les intentions de vote selon les sondages, devait les déconstruire et éclairer par la même occasion le choix définitif des électeurs.
De tout ce qui précède, et quel que soit évidemment son bien-fondé que l’on peut admettre par principe, la décision de l’instance constitutionnelle roumaine et le timing choisi pour la rendre interrogent indiscutablement. De même, cette décision inédite laissera indubitablement des traces dans l’histoire de la démocratie en Roumanie et il est fort probable qu’elle continue d’alimenter les débats à l’avenir, dans ce pays-carrefour et possiblement dans le reste de l’espace européen…
Roger Koudé
Professeur de droit international à l’Institut des droits de l’homme de Lyon (Idhl) et titulaire de la chaire Unesco « Mémoire, cultures et interculturalité » à l’université catholique de Lyon. Son dernier ouvrage, intitulé La justice pénale internationale : Un instrument idoine pour raisonner la raison d’État ?, est publié aux Éditions L’Harmattan (Paris, 2023) et préfacé par Fatou Bensouda (Procureure générale de la Cour pénale internationale, 2012-2021).