Lors de l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981, les électeurs ouvriers et employés étaient majoritaires dans l’électorat socialiste. Deux décennies après la victoire de François Mitterrand, le 21 avril 2002, la majorité des bas salaires a ainsi ostensiblement renoncé à la gauche.
Aujourd’hui, ces mêmes catégories boudent la gauche et s’éloignent de plus en plus des urnes. Le « surgissement » du mouvement des « gilets jaunes » a marqué le retour sur le devant de la scène de ces grands oubliés de la politique, mais aussi de la représentation médiatique. Face à ceux qui étaient devenus, malgré eux, les invisibles de la République, la gauche peine à retrouver ses marques. Face à la crise des « gilets jaunes », les atermoiements des partis politiques de gauche sont symptomatiques des errements stratégiques qui ont conduit à cet abandon non planifié mais effectif des classes populaires.
Un fait est établi : ce peuple oublié va de plus en plus mal. Il alimente aussi, depuis des années, la poussée continue du Front national. La gauche a perdu progressivement sa fonction de représentation du peuple et des tribuns venus de « l’autre côté », comme Jean-Marie Le Pen, ont donc pu attirer une portion croissante du vote populaire.
La reconquête du « peuple », ou plus précisément les couches populaires qui se sont aujourd’hui majoritairement réfugiées dans l’abstention, est un enjeu majeur.
Mais cela nécessite de la part de la gauche d’arrêter de prendre les désirs et les valeurs des classes moyennes pour seule boussole politique. Le chemin est encore long pour y arriver…
Quelles sont les causes de ce détachement voire de ce divorce du peuple avec les grands partis de gauche ? Peut-être s’agit-il d’un hasard, si la révolte des « gilets jaunes » intervient au moment où la gauche française traverse une crise sans précédent. L’effondrement de la gauche française a été si rapide et spectaculaire. Désorientée face aux problèmes de notre époque, ses outils d’analyse traditionnels, forgés au XIXe siècle, sont bousculés par un monde ou la révolution numérique a supplanté la révolution industrielle. Mais quand on analyse l’état de la société française à travers les revendications des « gilets jaunes », on peut y trouver des éléments tangibles de cette rupture entre la gauche et son époque, incapable d’inventer un modèle où les progrès technologiques seraient mis au service de la justice sociale et de la préservation de l’environnement.
Comment ne pas voir dans le mouvement des « gilets jaunes », un symptôme de la dislocation de notre système démocratique français ? La prophétie de Jérôme Sainte-Marie en 2015 est-elle en train de se réaliser avec deux France qui s’opposent et fragmenteront durablement l’ordre politique : « À un rythme et avec des modalités variables selon les hypothèses, une nouvelle bi-polarité devrait s’installer. D’un côté une France relativement diplômée et dotée financièrement, ne voyant guère de raisons de contraindre un libéralisme économique et culturel qui lui profite, et pratiquant une europhilie de bon aloi. De l’autre, une France populaire, soucieuse de protections collectives, se sentant menacée par la mondialisation sous toutes ses formes, et chérissant l’identité nationale. »
Une remarque d’emblée : les territoires qui portent le mouvement des « gilets jaunes » correspondent aussi aux territoires où la gauche a été politiquement éradiquée.
Cette « France périphérique » a tourné le dos à la gauche, déjà depuis longtemps.
Pourtant, demande de justice sociale et fiscale, revendications en faveur d’un système politique plus démocratique, une partie de ce qui fait l’ADN du mouvement des « gilets jaunes », a été historiquement portée par la gauche. C’est malheureusement aussi deux des sujets ou les renoncements ont été sans appel. La réforme fiscale promise n’a jamais été mise en œuvre et rapidement enterrée au début du quinquennat de François Hollande. Et depuis François Mitterrand, les institutions de la Ve République ont été acceptées par la gauche de gouvernement, qui a oublié à quel point elle avait pu les contester. Les alternances ont usé ces deux promesses, répétées à chaque campagne électorale, mais trop peu concrétisées une fois la victoire acquise.
Même la décentralisation, qui fut probablement un des legs le plus important de la gauche à la France, n’a plus été portée par la gauche avec conviction. Le divorce entre l’État et les élus locaux, et – au-delà – avec les citoyens ne date pas d’aujourd’hui.
La gauche ne sait plus à quel peuple se vouer
En réalité, et pour les raisons précédemment évoquées, la gauche est plus accablée que renforcée par la révolte des « gilets jaunes ». Comment faire l’impasse sur ses échecs et les promesses non tenues au pouvoir, alors qu’elle a gouverné pendant cinq ans, et dix années dans les vingt dernières années ? Le mouvement des « gilets » la renvoie vers ses doutes, son incapacité à être en phase avec les plus modestes. Les « gilets jaunes » expriment ce détachement entre les catégories populaires. Même si le rejet de tous les partis politiques est dans l’ADN du mouvement, une question taraude tous les leaders de la gauche, à commencer par Jean-Luc Mélenchon : comment la gauche en est-elle venue à donner le sentiment qu’elle oubliait sa raison d’être, la défense du peuple et des plus modestes ?
Alors qu’elle est dans l’opposition, il est frappant de constater que la gauche est totalement divisée sur l’analyse de la nature même de ce mouvement.
Il est vrai que les catégories populaires sont fractionnées entre l’ancien prolétariat industriel, tel qu’il s’est replié dans les zones périphériques et les nouveaux prolétariats alimentés, notamment, par les flux migratoires. À ce jour malgré des tentatives de réponses et de prises en compte des revendications exprimées par les « gilets jaunes », notamment au Parlement, le divorce est consommé. Mais fondamentalement, le mouvement des « gilets jaunes » fragilise encore un peu plus une gauche de gouvernement déjà largement fracturée pendant le quinquennat de François Hollande. Il est aujourd’hui possible d’identifier trois attitudes assez distinctes à gauche. Une gauche contre les « gilets jaunes ». Une gauche, ni pour, ni contre. Une gauche pour les « gilets ». Il est évidemment possible, pour un même individu, au fur et à mesure de la cristallisation puis de la radicalisation du mouvement, d’être passé d’une phase à l’autre.
La gauche contre le « peuple des gilets jaunes »
En grossissant le trait, pour cette gauche intellectuelle, celle des beaux quartiers, les « gilets jaunes » sont une résurgence du passé, une partie du peuple prêt à renverser les institutions et dont l’expression parfois violente dans la rue, est la vraie nature du mouvement. Faisant appel à un référentiel des années 30, parce qu’il y au sein des « gilets jaunes » des groupuscules extrémistes, le mouvement des « gilets jaunes » est condamnable et coupable. Elle ne se contente pas d’ignorer ces catégories populaires, elle les dénonce, sa seule ligne politique se bornant à s’indigner du populisme et à dénoncer les dérapages.
Cette posture, c’est celle adoptée par certains membres du gouvernement et globalement par le parti au pouvoir. Une partie de l’intelligentsia de gauche considère que le mouvement est par nature noyauté par l’extrême droite et que toute discussion est vaine. Pour cette gauche-là, la morale prime et les « gilets jaunes » sont du mauvais côté de l’histoire, puisqu’ils contestent le président de la République, donc les institutions, et que parfois certains ont recourt à la violence dans des manifestations. Ces intellectuels, relativement marginaux fort heureusement, expriment la peur d’un renversement de la République au pire, et craignent a minima que le Rassemblement national ne profite de ce mouvement pour prendre le pouvoir. Cette gauche est anti-gilets jaunes, exprimant des craintes parfois légitimes mais parfois aussi un peu exagérées et teintées de mépris de classe. Cette gauche-là il est vrai, est installée à Paris ou dans les grandes villes et est peu soucieuse de renouer avec des catégories qu’elle ne fréquente pas, qu’elle ne connaît pas, et qu’elle pense acquise aux thèses extrêmistes ou complotistes. « No pasaran » disent-ils en substance et en écho au gouvernement et aux éditorialistes si proches d’eux socialement et géographiquement.
Avec eux, dans les « contre », il y avait initialement la gauche écolo, ou « bobo » : c’est ainsi que, le mouvement ayant été initialement déclenché par la contestation de la hausse de la fiscalité énergétique, Benoît Hamon, les Verts et certains membres de l’aile écologiste du PS ont ainsi fait part de leurs réserves dans le soutien à cette revendication précise des « gilets jaunes ». Pour eux, la fiscalité énergétique, même si elle pesait sur les plus précaires de façon plus importante, était un mal pour un bien. La direction de la CFDT a également eu une attitude similaire.
La gauche du ni pour, ni contre
La révolte des « gilets jaunes », c’est aussi une révolte contre les partis politiques traditionnels, les syndicats et le fonctionnement des institutions. Contre cette gauche frileuse, qui a gouverné pendant dix ans ces vingt dernières années et a subi deux fois la sanction du suffrage universel en 2002 et en 2017. Cette gauche a connu de plein fouet le dégagisme qui alimente également le mouvement des « gilets jaunes ».
Comment répondre à un mouvement qui critique aussi, en creux, les orientations portées avant l’élection d’Emmanuel Macron ?
Des « gilets jaunes » qui critiquent une certaine manière de faire de la politique, dans une entre-soi parisien et technocratique ? Une image a frappé l’opinion. Celle d’un ancien président de la République allant à la rencontre de « gilets jaunes ». Celui-là même qui avait été empêché d’être candidat à cause d’une impopularité sans précédent. Pour bien montrer qu’il a transmis à son successeur cette impopularité, il vient s’afficher publiquement avec des « gilets jaunes ». Il entend ainsi signifier qu’il est capable de faire ce dont Emmanuel Macron a semblé incapable : écouter ! Il tente aussi de réhabiliter son quinquennat. Que dit-il aux « gilets jaunes » en substance ? Un président doit être à l’écoute de « son » peuple. Oubliés la loi Travail, le 49-3, les manifestations à répétition, le pays fracturé par la déchéance de nationalité… Les « gilets jaunes » ne sont pas dupes de cette tentative de réhabilitation. D’ailleurs ils n’ont rien à lui dire, n’attendent rien. Ni de lui, ni du Parti socialiste qui a, depuis fort longtemps, perdu la confiance de ce peuple-là.
La gauche en gilets jaunes
La gauche en gilets jaunes a honte de dire qu’elle est de gauche. Donc elle ne parle plus de cette histoire. Elle n’est plus de gauche, mais insoumise. Maintenant elle a enfilé un gilet jaune pour être dans le sens de l’histoire. Celle des barricades, celle du peuple en révolte, celle de la prise de la Bastille en 1789, celle de février et juillet 1848 qui abat les tyrans, celle de 1968. Oubliant au passage qu’après chaque révolution ou révolte, c’est la restauration, le parti de l’ordre ou la répression qui l’emporte sur le peuple. Et que c’est l’unité et les élections qui ont pu apporter du changement.
Qu’importe, puisque les « gilets jaunes » rejettent le président de la République, préfèrent manifester que dialoguer, s’organisent sur les réseaux sociaux plutôt que dans les urnes, il doit y avoir un moyen de faire converger ces luttes avec les mots d’ordres des insoumis. Justice sociale avant tout. Et peu importe que les revendications soient contradictoires (dénonciation du poids de la fiscalité de l’État) avec les promesses des Insoumis.
Au Parlement, la gauche renoue avec une unité de façade
Pourtant, la gauche – parlementaire – a tenté, malgré ses contradictions et la nature même de l’opposition à l’Assemblée nationale, composite, de faire front à un moment de la crise. Le dépôt d’une motion de censure commune aux trois groupes de gauche (LFI, PC et PS), à l’initiative des communistes, a été le moyen de faire entendre à la fois un soutien officiel et commun aux principes du mouvement (revendications sociales, nécessité de la justice fiscale et, a contrario, cadeaux faits aux plus riches par le gouvernement) mais a aussi pointé les contradictions propres à ce rassemblement. Les communistes étaient à l’initiative, les Insoumis ont essayé de se l’accaparer et les socialistes ont globalement retardé la mise en œuvre de cette motion, estimant que le moment n’était pas forcément opportun alors qu’il s’agissait – la perspective des dégradations du 8 décembre inquiétant les parlementaires – de ne pas mettre d’huile sur le feu de tensions croissantes et de plus en plus violentes.
Les contradictions internes à la gauche sont loin d’être résolues même si tous les partis de gauche s’accordent désormais à dire qu’il faut entendre les revendications sociales des « gilets jaunes ».
Longtemps à gauche, la couleur a symbolisé celles et ceux qui, dans le mouvement ouvrier, trahissaient la cause en refusant de faire grève. Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette crise, que de voir des leaders appartenant à la gauche, courir derrière un mouvement dont le jaune est devenu la couleur emblématique !
Alexis Bachelay
Chef d’entreprise
Conseiller municipal de Colombes
Ancien député des Hauts-de-Seine