Les pertes d’emplois font, à nouveau l’actualité. Mais quelle actualité ? L’actualité économique ou l’actualité sociale ? Le pari n’est pas risqué de dire que nos vieux démons vont dicter une actualité qui sera plus sociale qu’économique. La préférence française va, par tradition culturelle, au Social bien davantage qu’à l’Économie.
L’action publique va se consacrer à gérer les conséquences davantage qu’à corriger ce qui fait les pertes d’emploi. La chose est entendue ! L’exécutif, qui prône la réindustrialisation n’est hélas pas, en ce domaine, davantage crédible que ses, nombreux, prédécesseurs. Il n’est que de voir l’ordre protocolaire : l’industrie est au 32 -ème rang, la fonction publique au 18 -ème.
L’industrie est un ministère délégué quand la fonction publique est ministère de plein exercice.
Les dés sont jetés : l’industrie est subsidiaire. Les crédits alloués au fonctionnement de l’appareil d’État[1] importent davantage que ceux alloués au développement de l’appareil productif. « Oncle Bernard[2] » avait le mot juste : la France est bien ce pays soviétique qui vote à droite pour le rester. La redistribution, dont les effets sont évidents, vient comme une « morale » pour faire accepter l’abandon de l’industrie pour une société tertiarisée.
Placebo, la redistribution ne produit pas de valeur mais en consomme. Elle en consomme jusqu’à entraver l’outil productif en nourrissant, au passage, l’appareil de l’État.
Quand nous sommes sortis de la crise du COVID il fallait se féliciter, l’État avait tenu ! Il fallait encore se féliciter du rebond de croissance qui suivait. Il fallait ne pas voir que ces « succès » avaient été financés par la dette. Il ne fallait pas voir que des entreprises « zombies » avaient été maintenues par les PGE- ces prêts garantis par l’État. On se félicite, encore, d’être le pays le plus attractif pour les investissements étrangers mais sans voir que les capitaux étrangers investis sont inférieurs aux investissements français à l’étranger[3]. Se féliciter, aussi, de l’envolée de l’apprentissage mais sans voir qu’il a été subventionné jusqu’à la déraison et pro-cycliquement[4]. Nous nous sommes satisfaits des aides et chèques anti-inflation, jusqu’à l’aide au ressemelage de nos chaussures venues des pays à bas coûts. Nous nous sommes habitués au confort d’une économie qui, de simplement (!) administrée, est devenue subventionnée. Frédéric Le Play le dénonçait, la « raison d’État conduit à la déraison d’État »[5], il faut ajouter que la déraison d’État conduit à la déraison budgétaire et la déraison budgétaire à l’asphyxie.
En empruntant, certainement maladroitement, aux lauréats 2024 du Nobel d’économie[6] nos institutions et leur administration sont à classer parmi les « institutions extractives » davantage « qu’inclusives ». Extractrices au sens où les politiques publiques, concentrées dans les mains de l’élite de la Haute administration, semblent ne viser qu’à capter plus de la moitié de la richesse produite.
L’action publique, guidée par le mantra « l’État peut tout » est responsable de cette impossible réindustrialisation.
L’État n’est plus stratège, il n’est plus Providence, il s’est fait guichet de prestations d’assistance sociale. Il faut craindre qu’il ambitionne d’être un État-Nounou distribuant des minima à qui en demande.
Vers la fin des années 70 mon professeur d’histoire contemporaine, Charles-Olivier Carbonell, nous prédisait, à l’horizon d’une trentaine d’années, une France désindustrialisée mais organisatrice de foires-expositions pour les produits d’industries étrangères et offrant villégiatures au soleil de la Méditerranée. Cette prédiction nous paraissait alors bien pessimiste : l’emploi dans l’industrie comptait pour un quart de l’emploi, l’aéronautique Franco- européenne avait lancé ses premiers Airbus, Concorde portait la cocarde nationale, la « forteresse ouvrière » de Billancourt tenait encore, le VIème Plan accélérait le programme nucléaire civil pour l’indépendance énergétique, les kilomètres d’autoroutes étaient multipliés par 4 (comme le prix du pétrole, lui aussi multiplié par 4). Nous ne comprenions pas que cette prédiction annonçait la fin des Trente glorieuses et l’avènement des « trente piteuses », nous ne savions pas que nous entrions dans des décennies de déficits du budget de l’État. Sa prédiction nous disait le mal dont souffrait la société.
Ce mal faisait à ce même moment l’objet d’un diagnostic qui était un succès de librairie. Le diagnostic qu’Alain Peyrefitte posait en 1976 reste de pleine actualité : « prendre le contre-pied de trois siècles d’économie administrative ne sera pas facile ».
Depuis les années 80 et au moment où certains voyaient « la fin de l’Histoire » le choix semble avoir été fait de nous inscrire, comme jamais, dans la continuité de notre Histoire.
Nous allions entretenir et célébrer le mythe de l’État centralisateur, de l’État fort, de l’État qui peut tout. Si l’État peut tout il y a une chose dont il est incapable, c’est de se réformer pour donner de l’air à la création de richesses qu’il semble s’efforcer de contraindre tout en voulant toujours mieux la partager.
Les pertes d‘emplois qui s’annoncent seront, à n’en pas douter, la matière d’une actualité sociale. L’actualité économique sera, elle, nourrie de nouvelles promesses politiques qui se perdront dans l’usine de la fabrique des politiques publiques : l’appareil de l’État peut tout parce qu’il demeure, parce qu’il reste en place quand le personnel politique change. L’industrialisation ne sera plus un mirage qu’après le préalable d’une réforme de l’action publique et de ses moyens, qui nous permettra de sortir de nos « institutions extractives ».
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale -Think tank CRAPS, est ancien DGA de l’Unedic.
[1] « De 1997 à 2022, les effectifs de la fonction publique ont augmenté de 23 %, soit de 0,8 % en moyenne annuelle, contre 18 % pour les personnes en emploi dans le secteur privé et 14 % pour la population en France » – in Note d ‘analyse : Quelle a été l’évolution des effectifs de la fonction publique de 1997 à 2022 ? Site Fipéco, 17 avril 2024.
[2] « Souriez, vous êtes Français » – Bernard Maris, Grasset, 2016.
[3] « les flux d’ID français à l’étranger atteignent le niveau le plus élevé depuis 2018, passant de 50,6 milliards d’euros en 2022 à 67,2 milliards en 2023 (…) les flux nets d’investissement étrangers à destination de la France ont atteint 39,1 milliards en 2023 », in https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/statistiques/les-investissements-directs
[4] « Apprentissage : un bilan des années folles » – Bruno Coquet, OFCE.
[5] Cité in « Le mal français », Alain Peyrefitte, Plon, 1976.
[6] Daron Acemoglu, James A. Robinson et Simon Johnson, pour leurs travaux sur la façon dont les institutions sont formées et affectent la prospérité.