La Revue Politique et Parlementaire et HEIP organisent le 6 juin « La Nuit des Européennes ». A cette occasion Emmanuel Maurel, qui débattra avec Aurélien Taché, Pierre-Jean Baty et Roger Chudeau sur le thème « Vers quelle Europe ? enjeux et perspectives », a accepté de répondre à nos questions.
Revue Politique et Parlementaire – Quel bilan tirez-vous de la législature qui s’achève et plus encore de la Présidence de la Commission dirigée par Mme Von der Leyen ?
Emmanuel Maurel – Le ton volontariste employé par Mme Von der Leyen durant cette législature ne s’est guère traduit en actes positifs, car la Commission n’a jamais voulu briser les grands tabous de la construction européenne, particulièrement en matière de commerce, de concurrence et de rôle de la puissance publique.
Certes, la Commission n’ignore pas l’ampleur du décrochage technologique, économique et géopolitique européen par rapport à la Chine et aux États-Unis. Il en va de même concernant l’exigence environnementale. Mais les actions entreprises pour adresser ces enjeux sont marqués par trop peu d’ambition et trop d’incohérences.
Le manque d’ambition est patent sur la politique économique. Le plan de relance adopté en 2021 pour sortir de la récession de la Covid avait pourtant permis à des économies comme l’Italie, l’Espagne, la Grèce – et aussi, dans une moindre mesure, la France – de retrouver le chemin de la croissance. Mais il a été décidé presque aussitôt de revenir aux vieilles règles d’austérité budgétaire, qui commencent déjà à produire les mêmes effets que durant les années 2010, une décennie perdue pour l’Europe. Tout cela dans un contexte de très forte incertitudes et de déséquilibres exacerbés par l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
En matière commerciale aussi, les tabous ont la vie dure. La réforme de la politique de libre-échange, dite de « nouvelle génération », ne fournit pas le cadre nécessaire à une défense efficace de nos intérêts agricoles et industriels. Certes, des clauses relatives à l’application de nos grands engagements sociaux et environnementaux (accord de Paris sur le climat, COP15 de la biodiversité, conventions OIT…) ont été insérées, mais en dépit des apparences, elles ne seront pas véritablement contraignantes.
Pour l’Union européenne, les règles de l’OMC demeurent intangibles. Des législations nouvelles, comme la lutte contre le dumping facilité par les subventions étrangères, peinent à être mises en application, alors que des industries structurantes comme l’automobile et la transition écologique sont menacées de mort. Les mesures prises en réponse aux politiques industrielles protectionnistes américaine et chinoise – par exemple le règlement sur les semi-conducteurs (industrie dévastée en Europe depuis plus de 20 ans) ou sur les industries décarbonées (« net zero industries act ») sont tout sauf à la hauteur des besoins. Leurs financements sont insuffisants et leurs conditionnalités sont trop lourdes.
Enfin, sur le plan environnemental, on ne peut que souscrire à l’ambition du Green Deal, notamment sa « loi de restauration de la nature », sa « taxonomie verte » (qui inclut, fort heureusement, le nucléaire), ses dispositifs de lutte contre les déchets et pour le recyclage, ainsi que le règlement contre la déforestation importée. Une esquisse de « taxe carbone aux frontières » a aussi marqué cette législature, mais cet « ajustement » est constellé de complexités et de limitations qui en réduisent la portée, notamment en termes de recettes budgétaires, presque à néant. Et notre marché de l’électricité reste indexé sur les cours du… gaz.
RPP – Quels sont, selon vous, les principaux enjeux des élections européennes à la fois en France et plus largement à l’échelle du continent ?
Emmanuel Maurel – L’enjeu principal est d’enrayer le décrochage européen. Nous sommes passés d’une quasi parité de PIB avec les USA au début du siècle, à un écart défavorable de près de 40 % en 2023 ! Notre part de marché sur les semi-conducteurs s’est effondrée, de 30 % à 8 % entre les années 90 et les années 2010-2020. Nous sommes distancés sur les industries de la transition écologique. Et nous n’avons toujours pas les instruments adéquats, notamment en termes de financements, pour répondre à ces défis, car les gardiens du temple de la concurrence libre et non faussée nous l’interdisent. Ce faisant, ils travaillent à la perte de notre souveraineté sans le savoir – voire en le sachant, quand il s’agit de la chose militaire.
L’UE ne comprend pas que la phase de mondialisation néolibérale qui a commencé après la chute du mur de Berlin et s’est amplifiée avec l’admission de la Chine dans l’OMC, est à présent terminée. Nous sommes rentrés dans un autre monde, caractérisé par une « fragmentation géo-économique et géopolitique », où la politique reprend le pas et l’État ses droits.
Il ne s’agit pas d’imaginer une nouvelle variante de « l’économie administrée » où les gouvernements décident de tout. Il s’agit juste de faire preuve de pragmatisme et de souplesse, à l’image des changements profonds en cours aux États-Unis par exemple, qui eux ont su sortir du « laisser-faire, laisser-passer ». Outre-Atlantique, on soutient la relocalisation (semi-conducteurs, transition écologique…) et on impose des droits de douane aux voitures électriques et aux panneaux solaires chinois. Nous, non. L’Europe n’y est toujours pas. Elle est enserrée dans un dogmatisme libre-échangiste et mercantile qui se retourne contre elle, et qui menace non seulement ses économies, mais aussi ses sociétés, comme en témoigne la progression de l’extrême-droite.
La puissance publique doit reprendre la main en France et en Europe comme elle le fait partout ailleurs dans le monde. Cela suppose de se doter des législations nécessaires, qui dans l’Union restent embryonnaires, et surtout des financements. Or ceux-ci sont dérisoires par rapport à la concurrence, tout ça parce que quelques États-Membres égoïstes et qui croient éternelle leur position économique, bloquent. Nous avons besoin d’un fonds de souveraineté de plusieurs centaines de milliards d’euros, au moins au niveau des mesures américaines (370 milliards de dollars), et dans l’immédiat, de prendre des mesures d’urgence pour sauver notre industrie.
Si l’Union européenne n’agit pas, alors cela voudra dire que le principe de solidarité et de recherche d’une prospérité commune sera vidé de sa substance. Dans cette hypothèse, que je ne souhaite pas, il faudra bien que la France fasse quelque chose. Je vois plusieurs pistes : mobiliser les investissements, soutenir nos infrastructures et services publics, et utiliser la commande publique au service du Made in France. Ce qui, en d’autres termes, signifie déroger aux traités.
RPP – Le Président de la République, dans son discours de la Sorbonne, a laissé entendre qu’il était favorable à l’abandon de la règle de l’unanimité. Y êtes-vous favorable ?
Emmanuel Maurel – Emmanuel Macron a soigneusement attendu la fin de sa (très) longue intervention pour glisser cette idée catastrophique comme un ajout innocent, en apparence accessoire mais en réalité un tournant majeur dans la politique européenne de la France. Il devrait pourtant savoir qu’on ne met pas fin innocemment à la souveraineté nationale. Car c’est bien de ça qu’il s’agit.
La libre-disposition de la diplomatie et de l’armée sont des leviers essentiels d’un État dans sa relation aux autres États. Si ces leviers n’existent plus, ou s’ils sont actionnés par d’autres ou sur avis conforme des autres, alors l’État n’est plus indépendant mais subordonné à l’entité supranationale à laquelle ces compétences ont été transférées.
Dans son zigzag incessant qu’on appelle aussi le « en même temps », le Président et ses soutiens ont précisé qu’il ne s’agit pas de créer une « armée européenne », où nos soldats seraient commandés par exemple par un Polonais (aux ordres de Washington) mais de renforcer la « défense européenne », en mettant en commun quelques bataillons ou divisions dans le cadre d’opérations spécifiques, on pense à la défense du flanc Est de l’UE face à la Russie. Autrement dit, Macron a reculé. Mais je pense qu’il demeure convaincu sur le fond. C’est un fédéraliste. Il reviendra à la charge dès qu’il en aura l’occasion.
D’un point de vue fonctionnel, la fin de la règle de l’unanimité, qui pourrait s’étendre à tous les sujets – et donc annoncer la création d’un État européen, comme proposé par Mario Draghi – est dictée par ses partisans comme une obligation pour pouvoir gérer une Europe élargie à 35. On a effectivement du mal à imaginer une Europe élargie sans revoir la règle de la majorité qualifiée et restreindre (ou supprimer) les domaines où l’unanimité est requise. Pour ma part, la solution à ce problème est simple : il ne faut pas élargir l’UE.
Par ailleurs, imagine-t-on de passer les questions d’éducation et de santé à la majorité qualifiée ? Certes, des stipulations des traités sur ces enjeux autorisent à les concevoir comme hors champ de la concurrence. Mais la Commission – et la CJUE – n’ont pas pour habitude et discipline de faire spontanément des exceptions, quand bien même le droit européen le permettrait. On l’observe sur la culture, particulièrement dans le domaine de la production audiovisuelle. Supprimer l’unanimité sur les questions sociales, d’éducation, et plus généralement sur les services non marchands rendus par l’État, ce serait faire rentrer le renard dans le poulailler.
RPP – Alors que la guerre se prolonge en Ukraine, quelles sont les mesures qui vous semblent à même d’organiser la sécurité de l’Union européenne ?
Emmanuel Maurel – La guerre en Ukraine et la sécurité de l’UE se recoupent pour une large part, mais ne sont pas entièrement superposables. Il est évidemment nécessaire de poser la question de la menace russe. Mais il faut bien constater que premièrement, la Russie n’est toujours pas parvenue à subjuguer l’Ukraine et qu’en dépit d’offensives incessantes, elle n’enregistre pas de gains territoriaux importants ; et, deuxièmement, qu’en réalité le rapport de forces militaire entre l’Otan et la Russie est extrêmement défavorable à cette dernière.
Nous avons 4 fois plus de soldats, autant (voire plus) de chars, 20 fois plus de blindés (de type Griffon ou Bradley, ou de transport de troupes), 3 fois plus de navires, 16 fois plus de porte-avions et 5 fois plus d’avions. Bien sûr, l’apport américain est prépondérant, notamment sur l’aviation. Mais je n’imagine pas que l’Otan ne réagisse pas à la moindre tentative d’invasion du territoire d’un de ses États-Membres. Et les invités de plateaux TV russes ont beau vociférer et nous promettre l’enfer : ils savent parfaitement que nous avons aussi une force de dissuasion nucléaire.
Il n’en demeure pas moins que même les hypothèses les plus improbables doivent être prises en compte. Cela veut dire que les États européens doivent consacrer davantage de ressources à leur défense nationale. Nous n’avons pas besoin de passer en « économie de guerre », car ce concept suppose de détourner une grande partie de l’économie civile vers l’industrie d’armement. Mais programmer des crédits nouveaux pour disposer de suffisamment d’armes et de munitions me paraît une évidence. À cet égard, la Loi de Programmation Militaire française 2024-2030, qui prévoit une petite dizaine de milliards supplémentaires par an pour nos armées, est un pas dans la bonne direction, avec l’atteinte de l’objectif de 2 % du PIB consacrés à la défense. Je rappelle néanmoins que sous François Mitterrand, avant la chute du Mur, la France consacrait près de 3 % de son PIB à la défense. Et nous devons supporter une charge que ne supportent pas les autres : l’entretien et le développement de la dissuasion nucléaire, qui représente 20 % de nos crédits d’équipements militaires.
Je ne préconise en aucun cas de « mutualiser » la dissuasion nucléaire, qui est vraiment une drôle d’idée, car il est techniquement impossible de partager la décision. Les détenteurs de l’arme nucléaire ne l’actionnent qu’à 1 à 3 personnes maximum (par exemple en Russie, le Président, le ministre de la Défense et le Chef d’état-major doivent tourner la clé en même temps). Mutualiser la dissuasion nucléaire n’a donc aucun sens. Pas plus que créer une armée européenne, sauf à faire un grand saut fédéral dont les peuples ne veulent pas. Mettre en commun et renforcer les coopérations est en revanche possible.
Mais si l’on veut approfondir la défense européenne, encore faut-il faire preuve d’un minimum de réalisme. Il faut dire qu’il n’y aura pas de défense européenne hors Otan. Non seulement la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE « est compatible » avec celle menée dans le cadre de l’Otan (article 42 TFUE), mais la plupart des États partie à l’Otan refusent clairement de couper le lien euro-atlantique. On peut – et on doit – imaginer une politique de défense française non intégrée à l’Otan (tout en maintenant nos liens dans l’alliance atlantique), mais on doit aussi prendre acte de la position de la grande majorité des États européens : ceux qui font mine de croire à une Europe de la défense sans liaison organique avec les États-Unis mentent aux Français.
Enfin, la question de la défense pose celle de la production et de l’achat d’armements. Or sur ce point aussi, force est de constater que la majorité des États-Membres s’approvisionnent (à 70 %) auprès des Américains. Comme l’a dit le PDG de Dassault, l’Europe de la défense n’apporte presque rien à la France, et sur ce point les choses ne sont pas près de changer.
Emmanuel Maurel
Député européen
Propos recueillis par Arnaud Benedetti