« C’est une machine ! » voici une phrase que l’on entend souvent pour qualifier une personne qui abat un travail considérable semblant outre passer toutes capacités humaines. A l’inverse, s’il nous prenait la fantaisie de qualifier une machine ainsi : « c’est un humain ! », l’on peut supposer que ce serait pour souligner ses défaillances, ses limites, ses fragilités.
Les machines sont des artefacts créées par l’homme pour augmenter ses capacités propres.
Dès le Moyen-Age, les premières machines agricoles sont ainsi venues soutenir le travail des hommes dans les champs pour augmenter leurs capacités de production[1].
Aujourd’hui, grâce au développement de l’intelligence artificielle, les machines sont capables de réaliser des opérations plus complexes qu’aucun cerveau humain ne saura jamais réaliser.
Doit-on en conclure que la puissance des machines a dépassé la puissance des hommes ?
Si les machines ont infiltré toutes les sphères de nos vies, (travail, vie personnelle, loisirs), à travers le développement d’outils (algorithmes) capables de régenter nos choix, elles demeurent des instruments de la puissance des hommes.
La pandémie de COVID-19 qui a frappé la planète entière depuis 2020 a mis en lumière la dépendance de l’homme aux machines[2] pour communiquer, s’informer, travailler, produire, dans un contexte où tout échange humain était proscrit. Mais l’avènement de la machine ne date pas de 2020 et sa massification peut être reliée à l’époque industrielle qui a vu, avec le Fordisme, l’expansion des machines dans les processus de production industrielle. L’automatisation et la standardisation des chaines de production massives dans la première moitié du XX° siècle avaient pour vocation l’accroissement de la production par le remplacement de tâches précédemment réalisée par des hommes, par des machines.
Aujourd’hui, les machines sont des objets si complexes que leur matérialité même est remise en question. Avec le développement des systèmes d’information puis des ordinateurs dans la seconde partie du XXème siècle[3] et enfin de l’intelligence artificielle qui repose sur une analogie avec la plasticité neuronale humaine et la capacité autonome des machines à apprendre et développer de nouvelles capacités, les machines sont devenues des entités à part entière.
Le cogito même de Descartes, « je pense donc je suis » est donc remise en question par l’avènement de ces « machines pensantes » dotées de capacités de raisonnement supérieures à l’homme. La puissance des machines semble donc n’avoir plus de limites.
Par ailleurs, le développement de l’internet et du partage de données en réseaux a vu le déploiement de nouvelles technologies qui ont totalement révolutionné les vies humaines. Lorsque Mark Zuckerberg lançait Facebook en 2007, le premier réseau social en ligne destiné à un usage privé, celui-ci ne savait sans doute pas lui-même qu’il lancerait en 2022 « Metavers ». Entre les deux, quinze ans se sont écoulés, qui ont vu l’avènement d’un monde virtuel où la communication humaine est médiatisée par les machines, et, surtout, le développement de techniques de marketing et d’user experience reposant sur l’Intelligence Artificielle visant à augmenter les revenus publicitaires des plateformes via les algorithmes. Les algorithmes sont des techniques puissantes qui permettent aux machines de régner sur nos vies en ce qu’elles orientent nos choix malgré nous, remettant ainsi en question notre libre-arbitre. Ces systèmes, reposant sur l’autoapprentissage et l’amélioration constante, ne sont pas sans implications majeures en matière de vie démocratique et de gouvernance. En effet, le déploiement de ces technologies qui s’est initialement fait sans aucune régulation, a favorisé l’émergence de phénomènes d’intrusion dans les campagnes présidentielles[4] par exemple, ou de relais de propos haineux en ligne[5] qui, par le truchement des algorithmes, appellent à l’engagement des lecteurs, ou autres campagnes de désinformation. L’équité algorithmique (autrement dit, l’absence de tout favoritisme ou discrimination à l’égard d’un individu ou d’un groupe formé par des caractéristiques innées ou acquises) est primordiale en vue d’éviter tout biais cognitifs.
Que penser également du projet de Métavers annoncé par le fondateur de Facebook et auquel l’Europe souhaite désormais emboiter le pas ? Un univers « au-delà » (meta) du nôtre dans lequel nous agirions par l’intermédiaire d’avatars virtuels. Souhaitons-nous confier le monde aux machines que nous avons créées ?
En octobre 2023, le cinéaste Bouly Lanners déclarait qu’il était temps pour l’espèce humaine de s’en aller de l’espace terre[6]. Si dans son esprit il s’agissait plutôt de laisser place à l’avènement, au ré-avènement, du règne du vivant, l’espèce humaine doit-elle se réinterroger sur les ressorts de sa finitude face à des phénomènes comme l’intelligence artificielle qui, si elle a pour support la machine, est sans limite ? Sans limite dans le monde de l’abstraction théorique car l’exemple actuel de la guerre en Ukraine nous démontre que la puissance de l’homme comme part d’un collectif est également sans limite. Alors que la Russie était considérée comme la troisième puissance militaire du monde dotée d’un armement d’exception, la volonté du peuple ukrainien, bien moins doté militairement mais animé d’un sentiment national puissant, a permis une résistance qui n’avait été anticipée par aucun observateurs internationaux sur la base d’éléments factuels. Les machines semblent bien encore aujourd’hui des instruments de la puissance des hommes.
Le développement technologique et les évolutions des machines que nous avons évoqués précédemment sont le résultat d’une transformation des modèles de la puissance au XXIème siècle. Si la puissance reste comme le disait Raymond Aaron « la capacité d’un système politique à imposer son modèle à un autre système politique » la puissance prend désormais des formes nouvelles, le développement technologique en est un, au service de la puissance des États.
En ce sens, les politiques publiques doivent poursuivre leur engagement, à la fois en matière d’initiative (soutien à l’investissement et à la R & D), de même qu’en matière de régulation. Le quatrième volet du Plan d’investissement d’Avenir (PIA4) par exemple, de la France, vient ainsi contribuer à favoriser l’innovation des filières françaises pour les rendre plus compétitives. Les innovations technologiques induites visent donc bien à renforcer la puissance des États. Eu égard à la régulation, l’IA Act vise à faire de l’UE la pionnière des IA « légales », « éthiques » et « robustes » et prévoit des obligations variables en fonction du système ou du modèle d’IA et de son impact.
Les algorithmes, pour leur part, sont également partis à la politique d’influence des États.
En effet, les machines collectent des données et nous permettent de les traiter pour caractériser des comportements, des usages, des intérêts visant à monitorer un certain nombre d’actions.
Les machines sont donc au croisement des sphères publique et privée (ce qui nous renvoie à la RGPD et à la question des données personnelles), et au croisement d’enjeux économiques, scientifiques et démocratiques. La régulation doit permettre d’en faire un meilleur usage au service des politiques publiques, des intérêts et des valeurs.
Enfin, pour reprendre la dystopie de Bouly Lanners, si l’humanité se laissait tout simplement disparaître, combien de temps faudrait-il au bruit des machines pour s’éteindre lui aussi ? Peut-être quelques heures, voire quelques jours. Si l’homme a pu vivre sans machine, les machines ne pourraient pas survivre sans l’homme.
Certains experts, dont ceux de Goldman Sachs[7], prédisent que l’IA générative, celle qui est capable de générer du texte, notamment, en répondant à des demandes (comme dans le cas de ChatGPT), pourrait « remplacer » – euphémisme employé pour parler de leur destruction – jusqu’à 300 millions d’emplois sur la planète. Mais ne soyons pas aussi pessimiste.
Par ailleurs, il n’a jamais été autant question aujourd’hui de préservation du vivant et d’interdépendance de l’humain avec la nature. Le développement durable et la réinscription de l’homme dans l’espace du vivant font partie des grands défis du siècle actuel comme le rappellent, à la fois l’ONU à travers les ODD de 2017, mais aussi la COP21 de 2015 à travers l’Accord de Paris sur le climat.
La réduction de nos GES constitue un objectif prioritaire pour l’humanité et le coût environnemental des machines devra également être pris en considération.
Dans un contexte où la créature a échappé au créateur, il convient aujourd’hui de remettre les choses en perspective en redéfinissant plus clairement les objectifs que nous assignons aux machines de même que le cadre dans lequel elles évoluent. Si elles ont permis des progrès considérables en matière de production comme de technologie (on peut penser à ces chirurgiens qui opèrent parfois des patients endormis à l’autre bout du monde grâce à des machines) elles ont aussi favorisé l’émergence de défis démocratiques et commerciaux qui doivent être pris en considération. Le défi environnemental, qui sera le défi majeur du XXIème siècle, devra aussi répondre à la question de la place des machines dans un monde où le vivant devra régner en maître.
Julien BRIOT-HADAR
Fondateur, BH Compliance consulting
[1] L’outillage agricole médiéval et moderne et son histoire, actes des XXIIIème journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, Septembre 2001.
[2] Humains & Machines, quelles interactions au travail ? Conseil national au numérique, décembre 2022.
[3] G. Dowek, Les origines de l’informatique, Cahiers philosophiques, 2015.
[4] L’IA (et la désinformation) au cœur de la campagne présidentielle américaine, Geo, aout 2024.
[5] La modération de la haine en ligne et l’intelligence artificielle, Université Paris-Sorbonne, mai 2023.
[6] Un Œil sur demain : l’intelligence artificielle incarne-t-elle la finitude du cinéma ?, RTBF, octobre 2023.
[7] The Potentially Large Effects of Artificial Intelligence on Economic Growth, Goldman Sachs, 26 March 2023.