La France se mettrait-elle à adorer ce qu’elle avait autrefois dénigré : l’industrie ? Elle ne serait pas la seule. De l’Europe aux Etats-Unis, de l’extrême gauche à l’extrême droite en passant par le centre libéral, une ébauche de consensus tend aujourd’hui à s’imposer sur la nécessité de se réindustrialiser. Les uns y verront la réhabilitation des interventions de l’État, d’autres l’occasion de retrouver une souveraineté abîmée, d’accélérer la transition écologique, de revitaliser des territoires délaissés, de créer des emplois, de gagner en productivité, etc.
Pourtant, si on peut s’entendre sur la réalité et les conséquences de la désindustrialisation, la « réindustrialisation » est-elle le bon concept pour inspirer les politiques ?
La réalité de la désindustrialisation
La désindustrialisation est une réalité pour la France comme pour toutes les anciennes économies industrielles. Les sociétés qui s’enrichissent et vieillissent demandent davantage de services et moins de biens industriels d’autant plus que grâce aux gains de productivité, ceux-ci exigent moins d’emplois. Néanmoins, le fait est que cette désindustrialisation a été plus forte en France qu’ailleurs et tout particulièrement depuis la crise financière de 2007. À partir de cette année-là, la chute de la production industrielle (hors construction) a été en France de 11 % (stagnation en Allemagne et aux Etats-Unis, légère croissance au Royaume-Uni). Sur la même période, la baisse des d’emplois manufacturiers a été de 22 % en France (près d’un million de personnes), contre 4 % en Allemagne, 7 % aux Etats-Unis et 17 % au Royaume-Uni[1].
Longtemps, la désindustrialisation a été considérée en France comme la conséquence inéluctable d’une transition vers une société postindustrielle qui trouverait sa dynamique dans les services et l’immatériel.
Ce point de vue n’est pas erroné mais il est incomplet. De fait, la désindustrialisation a contribué en France à la persistance d’un chômage plus élevé que dans la plupart des autres pays développés. Les emplois perdus lors de la fermeture d’usines n’ont pas été retrouvés dans les secteurs en expansion. Une désindustrialisation mal préparée, associée à une mondialisation trop rapide et mal comprise, a donc aggravé la fracture sociale en dépit du gonflement des transferts (indemnisation du chômage, subventions aux entreprises, etc.) qui ont contribué au creusement du déficit public sans pour autant résoudre le malaise des « perdants » réels, potentiels ou ressentis.
Les causes de la sur-désindustrialisation française
Les causes sont multiples. On peut ainsi mettre en cause le coût du travail (pourtant fortement allégé pendant la période) ou notre système de formation qui privilégie les activités tertiaires, entretient une image négative de l’industrie et produit trop peu d’ingénieurs et de techniciens.
Si de nombreux emplois industriels ont été perdus en France, les firmes multinationales françaises en ont créé à l’étranger bien plus que l’Allemagne et des pays comparables.
Elles y réalisent aussi un chiffre d’affaires plus élevé[2]. L’industrie française, spécialisée dans le milieu de gamme aurait ainsi été plus sensible à la concurrence par les coûts et la rationalisation se serait faite par la délocalisation.
Les pays d’accueil ne sont d’ailleurs pas toujours des pays émergents lointains mais aussi, comme pour l’automobile, des pays plus proches comme l’Espagne, la Turquie, le Maroc ou les pays de l’Est.
Par contraste, l’industrie allemande labellisée « made in Germany » aurait plus souvent conservé ses chaînes de montage. Comme le relève Vincent Vicard[3], le faible poids des salariés dans le processus de prises de décision au sein des entreprises tranche avec la cogestion à l’allemande plus favorable à des compromis qui favorisent le maintien des activités de production, quitte à rogner sur les conditions de travail. En France, grand adepte du « mécano industriel », les grands groupes horizontaux ont été privilégiés au détriment de PME restreignant ainsi le nombre de sous-traitants disponibles sur le territoire.
Une autre spécificité française doit être relevée : la robotisation n’a pas été acceptée comme une alternative à la délocalisation. L’industrie disposait en 2021 de 6 fois moins de robots par employé que la Corée, 2,5 fois moins que l’Allemagne et la Chine et 1,7 fois moins que les Etats-Unis[4]. Le fait est pourtant que les pays les plus robotisés sont aussi les moins désindustrialisés.
Les ambiguïtés de la réindustrialisation
Le fait que la désindustrialisation française soit avérée et que ses effets négatifs soient documentés, ne doit pas pour autant conduire à un nouveau mantra qui ferait de la « réindustrialisation » une réponse évidente et quasi suffisante à tous nos défis. Il faut se méfier autant du préfixe – « ré » – qui prédispose à un retour nostalgique vers un passé qui n’est plus que du radical – « industrialisation » qui attribuerait toutes les vertus à la seule industrie en ignorant la complexité des processus de production.
La structure de l’industrie mondiale des quarante dernières années n’avait pas grand-chose à voir avec celle des « trente glorieuses ».
Son héritage le plus perturbant restera la fragmentation des processus de production. La mise en place, mi-spontanée, mi-dirigée de chaînes mondiales de valeur a dispersé la production des biens industriels.
Un produit fini – automobile, ordinateur, avion, etc. – ne dépend donc pas d’un seul secteur et d’une seule entreprise située dans un seul pays. Il est devenu impossible de situer l’origine de la valeur ajoutée d’un A320. Une seule certitude : elle n’est que très partiellement française, même quand elle l’exporte, et ne se limite pas à l’industrie.
Matières premières, services et industrie viennent de partout avant de s’agréger sur les chaînes de montage. Les services ne sont pas à côté des produits de l’industrie, ils sont dedans. La valeur ajoutée des téléphones portables est majoritairement composée de services (recherche, copyrights, assurances, frais bancaires, transport, commercialisation, etc.) et de matières premières. La crise de la Covid et la guerre en Ukraine ont confirmé qu’un blocage ou une pénurie en amont de la chaîne de valeur se répercutait en aval avec un effet d’amplification. Certes, Les « nœuds » sont souvent industriels (crise des puces pendant la Covid) mais ils sont aussi imputables aux matières premières, agricoles ou minières ainsi qu’aux services (crise du transport maritime, …). Si aucun pays ne peut contrôler l’ensemble de la chaîne de valeur d’un produit, certains peuvent la bloquer. L’économie est devenue plus contrainte par la géopolitique que pendant la période post-guerre froide[5]. premières.
Quels instruments pour quels objectifs ?
Les politiques dites « industrielles » sont d’autant plus difficiles à définir qu’elles poursuivent une pluralité d’objectifs. D’après la règle de Tinbergen, la politique doit avoir autant d’instruments que d’objectifs alors même que, dans un contexte de contraintes budgétaires renforcées, de crises politiques et sociales, de transition climatique ou de tensions géopolitiques, les objectifs tendent à être plus nombreux et les instruments (budgétaires notamment). La tentation d’abattre plusieurs lièvres avec une seule cartouche est donc forte.
Ainsi, des plans aussi ambitieux que le Chips Act et l’Inflation Reduction Act américains qui privilégient la reconquête des phases intermédiaires et finales de certains produits industriels (automobile, électronique…) nous égarent sur ses finalités : réduction de l’inflation, transition écologique et reconversion des industries carbonées, création d’emplois (dans une économie déjà en suremploi !), sécurité d’approvisionnement, affaiblissement de la Chine, reconquête politique des classes moyennes.
Dans cet exemple, les instruments ne s’appuient pour l’essentiel, sur deux piliers : le protectionnisme (y compris les achats publics) et les subventions. Si ces instruments n’ont pas été toujours inefficaces (Airbus), ils l’ont souvent été.
Les accords multifibres (abolis en 2005) n’ont pas sauvé l’industrie textile et les taxes antidumping n’ont pas suffi à faire émerger une industrie européenne de panneaux solaires tout en ralentissant leur installation contredisant ainsi l’objectif de décarbonisation.
Quant aux subventions directes ou indirectes, elles s’exposent aux effets d’aubaine, de corruption, de mauvaise allocation des ressources. La France est familière de ces politiques industrielles qui se sont terminées en fiasco.
En ce qui concerne l’Europe, le Mécanisme d’Ajustement Carbone aux Frontières (MACF) illustre de son côté la difficulté de concilier plusieurs objectifs en l’occurrence décarboner l’économie tout en soutenant la compétitivité des entreprises européennes. Les firmes étrangères – notamment chinoises —, qui ne paieront pas chez elles une taxe carbone équivalente au prix carbone de l’Union européenne, devront être taxées pour la différence. Cette mesure, censée rétablir la compétitivité des firmes européennes qui acquittent la taxe, ne concernera pourtant que des intrants comme l’acier ou l’aluminium. Elle ne pénalisera donc pas les exportateurs chinois d’automobiles qui utilisent en amont ces matériaux alors même que les producteurs européens y resteront soumis. Dans ce cas, la volonté louable de l’Union européenne d’avancer dans sa politique de décarbonation risque de se révéler contradictoire avec ses objectifs de réindustrialisation.
Conclusion
Au moment même où notre référence favorite, l’Allemagne, s’inquiète (à raison) de l’avenir de son secteur automobile et que la Chine fournit beaucoup d’efforts pour se réorienter vers les services et délocaliser à son tour ses anciennes industries, il serait dommage que notre regard reste rivé sur le rétroviseur. Même si des relocalisations sont possibles elles ne suffiront pas à revitaliser notre appareil productif. L’industrie de demain, c’est une évidence, ne sera pas la réplique de l’industrie d’hier et les cheminées d’usines ne sont pas près de réapparaître dans nos paysages.
Les observateurs reconnaissent le caractère assez flou, imprécis et parfois confus des initiatives françaises et européennes. C’est aussi parce que le vrai-faux consensus sur la réindustrialisation recouvre des perceptions, voire des idéologies, contradictoires sur ses objectifs et sur ses moyens.
Ni le protectionnisme, ni même les subventions ne pourront à eux seuls s’attaquer aux causes profondes de la-sur-désindustrialisation française (formation, relations sociales, fiscalité, stratégies des firmes multinationales, etc.). Quoi qu’il en soit, même un libéral impénitent devra bien concéder que le jeu non coopératif entretenu, notamment par les Etats-Unis et la Chine, conduit les autres pays à mettre en place des instruments qui seraient « non-optimaux » dans un monde plus coopératif[6].
Compte tenu du retard pris dans de nombreux domaines (automobiles électriques, batteries, etc.) dupliquer ce qui est fait ailleurs n’est pas la meilleure voie à suivre. Mais, cette vision relativement pessimiste pourrait être adoucie par le fait que les transitions écologiques et numériques frappent plus vite d’obsolescence les technologies aujourd’hui dominantes ce qui crée de nouvelles opportunités. Seuls des sauts technologiques remettront en cause les positions acquises par d’autres ce qui impose un effort supplémentaire de R-D. et de formation pour irriguer l’appareil productif et revitaliser l’industrie.
Jean-Marc Siroën
Professeur émérite d’économie à l’Université PSL Paris-Dauphine
[1] Données OCDE, 2007-2022.
[2] C. Emlinger, S. Jean, V. Vicard, L’étonnante atonie des exportations françaises : retour sur la compétitivité et ses déterminants, CEPII Policy Brief, N°24, février 2019.
[3] V. Vicard, Réindustrialisation et gouvernance, des entreprises multinationales, CEPII Policy Brief, n° 35, octobre 2020.
[4] Fédération internationale de la robotique.
[5] Voir mon article, « Les nouveaux habits du nationalisme économique », Annuaire français de relations internationales (AFRI), volume XXIII, 2023.
[6] Voir aussi : Adam Posen : America’s Zero-Sum Economics. Doesn’t Add Up, Foreign Policy magazine, Spring 2023.