A quelques mois de la Cop 21, Andreas Rüdinger, chercheur énergie climat à l’IDDRI, revient sur le débat national sur la transition énergétique, analyse les grandes orientations contenues dans le projet de loi et se livre à une comparaison européenne.
Revue Politique et Parlementaire – Pouvez-vous nous présenter l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales ?
Andreas Rüdinger – L’IDDRI est un institut de recherche reconnu d’utilité publique. Il a été créé en 2001 à partir du constat qu’il n’y avait pas de laboratoire d’idées sur les questions internationales de développement durable en France. Bien que rattaché à Sciences Po, notre institut est totalement indépendant. Sa structure financière est basée sur trois piliers : des financements privés, des subventions publiques provenant notamment des ministères de l’Environnement et des Affaires étrangères, des financements directs sur projets de recherche que ce soit des projets français, européens ou dans d’autres pays.

Tout ce que nous produisons, que ce soit nos publications ou nos conférences, est accessible à tous. Notre objectif global est de fonctionner en tant qu’interface entre les acteurs politiques, économiques, académiques et la société civile sur les questions du développement durable avec une mise en avant de la perspective internationale.
Nous réalisons donc de nombreuses études sur les grands systèmes de gouvernance internationaux, sur le climat européen, voire des études de cas d’autres pays pour les intégrer dans le débat politique en France et leur proposer des solutions politiques.
RPP – Quelle part représentent les financements des distributeurs et producteurs d’énergie ?
Andreas Rüdinger – Ces financements jouent un rôle important sans être crucial, car notre indépendance passe par une diversification des financements. Notre souhait d’associer les grands industriels ne repose pas uniquement sur un souci de stabiliser notre base financière, mais également parce que cela nous semblait opportun et nécessaire pour favoriser le dialogue. Nous essayons donc de les impliquer à tous les niveaux, c’est-à-dire de partager nos analyses. Nous valorisons ces partenariats avec les acteurs pour faire passer l’expertise que nous développons et en tirer le meilleur.
RPP – Le débat sur la transition énergétique remonte à environ une dizaine d’années. Avez-vous le sentiment que ce débat ait beaucoup progressé ?
Andreas Rüdinger – Oui, je pense qu’il s’est progressivement développé en France. Nous avons eu un dernier point d’apogée avec le débat national sur la transition énergétique qui, sans être une réussite phénoménale car il n’a pas pour le moment produit une rupture majeure dans la politique énergétique, a quand même permis que l’on discute de tout y compris du nucléaire et plus largement des questions de structuration de la politique énergétique à court et long termes et pas uniquement sous l’angle technique. Nous avions l’habitude jusque-là de discuter la politique énergétique sous le seul angle de l’offre : comment organise t-on la production ? Comment planifie- t-on les investissements autour d’un nombre relativement restreint d’acteurs ? Avec le débat national sur la transition énergétique (120 participants et 7 collèges), on a essayé d’associer l’ensemble des parties prenantes. Je pense que cela a permis d’ouvrir le débat sur l’énergie et a par ailleurs démontré qu’au-delà des questions d’offre, tout partait de la demande, des besoins en énergie. Plus largement cela a montré également qu’on ne pouvait pas discuter de l’énergie en tant que telle, mais en raison de la place essentielle qu’elle joue dans nos modèles économiques.
Cela revient à s’interroger plus largement sur notre modèle de société, notre modèle de consommation et notre modèle économique.
Et cette ouverture là est relativement récente y compris au niveau international où le lien entre les différentes questions a émergé depuis les années 2000 seulement.
RPP – Notre mix énergétique repose d’abord sur le nucléaire. Avez-vous le sentiment que le passage d’une réflexion sur l’offre à une réflexion sur la demande va contribuer à modifier ce mix alors même que les Français savent qu’ils ont une électricité qui est l’une des moins chères du monde ?
Andreas Rüdinger – Il y a évidemment la question du nucléaire qui polarise beaucoup. Elle a effectivement structuré l’identité de la politique énergétique française. Mais, lorsque l’on regarde la place du nucléaire dans l’ensemble des questions énergétiques, on s’aperçoit qu’il représente aujourd’hui en France certes les trois quarts de la production d’électricité, mais uniquement 18 % de notre consommation d’énergie finale. Nous restons donc dépendants des énergies fossiles à 70 %. C’est là un premier constat qu’il faut tirer. Nucléaire ou pas, le premier enjeu de cette transition énergétique est la réduction de la dépendance aux énergies fossiles afin de diminuer les émissions de gaz à effet de serre mais également pour des raisons économiques. Il convient de rappeler que nos importations d’énergies fossiles – gaz et pétrole – représentent chaque année l’équivalent de notre déficit commercial, soit environ 70 milliards d’euros.
Je pense donc que nous sommes aujourd’hui à un moment où l’on réinterroge ces modèles.
Et cela passe par une réflexion nouvelle qui va beaucoup plus loin que la place du nucléaire. Car le nucléaire n’est ni un problème, ni une solution pour tout. Il faut traiter l’ensemble des questions. Mais il est vrai que la question du nucléaire est un catalyseur politique pour la transition énergétique, on le voit dans d’autres pays comme l’Allemagne par exemple.
RPP – L’IDDRI est-il capable de calculer quel serait le bon mix énergétique, celui qui à la fois respecterait un quantum concernant l’énergie nucléaire, mais en même temps, et sans pénaliser les utilisateurs, permettrait une montée en puissance des énergies renouvelables ? Avez-vous défini une modélisation qui irait au-delà de ce qui a été dit dans le cadre du débat de l’année dernière ?
Andreas Rüdinger – Nous n’avons pas développé le scénario optimal pour la France. En revanche, je pense que la valeur ajoutée principale de ce débat – qui malheureusement a été très peu médiatisé – est tout le travail mené sur les scénarios énergétiques existants. Ce travail d’analyse est intéressant pour plusieurs raisons. Il a d’abord montré que la modélisation technique, aussi bonne et sophistiquée soit-elle, ne peut se substituer à la décision politique. Cela n’est pas intuitif pour tout le monde. Nous sommes entrés dans ce débat avec l’idée, notamment de Delphine Batho alors ministre, que l’on rassemble des experts et que ceux-ci vont converger vers une solution idéale. Mais le caractère du contradictoire qui existe chez les experts a été complètement négligé. Il n’y a pas aujourd’hui de solution parfaite unique.
Ce travail d’analyse a ensuite mis en avant un second élément absolument primordial, celui de la question de l’incertitude. Nous discutons de choix énergétiques sur les quarante ou cinquante prochaines années, l’horizon retenu étant 2050. Nous faisons donc face à des incertitudes majeures. Et lorsque l’on regarde tous les exercices de prospective de modélisation menés depuis quarante ans, la marge d’erreur est considérable. En effet, par exemple lorsqu’on a lancé le programme électro-nucléaire dans les années 70 – le plan Messmer – la Commission pour la Production d’Électricité d’Origine Nucléaire avait tablé sur une consommation d’électricité en 2000 de 1 000 terawatt-heures. Or, c’est le double de ce que l’on a connu effectivement. Ceci illustre l’incertitude à laquelle nous faisons face. Aujourd’hui nous ne pouvons pas avoir de scénario optimal si nous respectons ce facteur d’incertitude. En revanche, nous avons des grands axes qui sont apparus très clairement. Nous avons analysé dans ce débat une vingtaine de scénarios énergétiques qui existaient déjà et qui provenaient d’acteurs très différents.
Nous avons pu identifier dans l’ensemble des scénarios quelques grandes lignes autour d’une question majeure qui était celle de la résilience. Face à un futur incertain, comment peut-on développer une stratégie qui serait résiliente, c’est-à-dire qui nous protégerait contre les différents aléas connus ? L’idée est de savoir comment faire face à l’incertain et comment développer une stratégie qui soit à la fois solide, claire sur le long terme, mais en même temps flexible, c’est-à-dire qui peut s’accommoder des changements de contexte, notamment économique, des innovations technologiques, etc. Le premier élément retenu est la question de la demande énergétique, ou plus exactement d’un scénario postulant sa diminution.
Le deuxième élément c’est celui de la diversification de l’offre. Et c’est bien par rapport à cette question de la diversification qu’il faut interpréter l’engagement du président François Hollande de réduire la part du nucléaire de 75 à 50 % du mix électrique. Cela n’est pas juste une banale question de se dire “on en fait un peu moins et puis ça va”. Le grand défaut du gouvernement actuel est qu’il n’a pas assez justifié cette position là. À chaque grande occasion il parle de cet engagement, mais il n’a jamais expliqué pourquoi. Alors qu’en fait il s’intègre parfaitement dans cette logique de diversification qu’on pourrait traduire par “ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier”. C’est important car nous avons un parc de centrales nucléaires vieillissant, il a atteint les trente ans en moyenne. Il a été, à l’origine, construit pour une durée de vie de trente ans, aujourd’hui on dit que les centrales nucléaires peuvent fonctionner pendant quarante ans, certains opérateurs avancent même une durée de soixante ans.
Mais l’Autorité de sureté nucléaire, acteur important dans ce débat puisqu’il est le gendarme majeur de ces systèmes, a émis certains doutes en soulignant qu’il fallait penser à une stratégie alternative. Pourquoi ? Parce que nous faisons face à une énorme incertitude par rapport aux centrales nucléaires et pas seulement au niveau sûreté. Les matériaux et notamment les cœurs de réacteurs vieillissent, la cuve en métal est exposée à une très importante radioactivité. Que se passera t-il si à un moment on découvre un défaut générique sur un réacteur, si la cuve commence à développer des fissures ? C’est irréparable. Nous avons un problème majeur c’est que l’ensemble des réacteurs a été construit en dix ou quinze ans. Il y a trois générations de réacteurs qui possèdent tous le même design et les mêmes matériaux. Par conséquent, si nous avons un défaut systémique qui apparaît sur une centrale il y a de fortes probabilités pour qu’il apparaisse également sur les vingt autres centrales construites à la même époque. Aujourd’hui nous n’avons pas les moyens de fermer vingt réacteurs comme cela du jour au lendemain sans avoir prévu d’alternative. Voilà la pertinence de cette stratégie de diversification et donc cette idée de réduire progressivement la part du nucléaire tout en reconnaissant que c’est une technologie qui a des avantages, mais qui a terme, est un facteur d’incertitude et de risque majeur.
Concernant un scénario optimal, il y a un autre facteur qu’il faut prendre en compte c’est l’aspect dynamique. Si l’on fait de la modélisation aujourd’hui on va la faire en optimisant, par exemple, les coûts sur toute la période par rapport à des hypothèses de coût qu’on assigne aujourd’hui. Sauf que tout cela est très évolutif. Ainsi, le coût du photovoltaïque a été divisé par un facteur 6 en quatre ans. Nous sommes passés d’un tarif d’achat pour les installations photovoltaïques de 600 euros le megawatt-heure en 2009 à environ 120-150 euros voire moins aujourd’hui. Cette année au Texas, une région très ensoleillée, un projet de production d’électricité photovoltaïque à 40 euros le megawatt-heure a été lancé. C’est moins cher que le charbon, le gaz ou le nucléaire.
En même temps, lorsque l’on regarde le nucléaire nouveau, le coût s’est considérablement renchéri. Pour l’EPR (Réacteur Préssurisé Européen), en particulier, la facture a plus que doublé. Nous sommes partis de 3 milliards d’euros de coût d’investissement et nous atteignons aujourd’hui sensiblement les 7 milliards d’euros pour Flamanville. EDF construit un réacteur EPR en Grande-Bretagne et le deal passé avec le gouvernement britannique prévoit un tarif d’achat sur quarante ans de 115 euros le megawatt-heure. C’est plus cher que l’éolien et le photovoltaïque dans la majorité des pays.
RPP – Ce que vous voulez dire c’est qu’il est difficile d’optimiser un scénario si l’on n’est pas capable de se situer dans cette dynamique que vous venez d’évoquer ou, à tout le moins, d’en tenir compte ? On sait par ailleurs que les technologies vont évoluer et que les énergies renouvelables seront moins coûteuses. À horizon dix ou vingt ans nous pouvons bâtir des scénarios qui sans être très précis prendront en compte une forme de baisse des coûts pour les énergies renouvelables dont on sait qu’elle sera effectivement de 10, 20, 50, n %, mais qu’en tout cas elle correspondra à une réalité.
Andreas Rüdinger – Oui et en même temps cette dynamique n’est pas totalement exogène, ce n’est pas quelque chose qui nous tombe sur la tête sans qu’on puisse l’influencer. C’est bien cela aussi qui appelle une stratégie de transition énergétique. Une transition qui soit à la fois politique et surtout industrielle, car on a aujourd’hui les moyens pour justement provoquer plus rapidement une baisse des coûts. C’est ce qu’a fait l’Allemagne en investissant massivement dans le photovoltaïque. Cela a coûté et continue de coûter très cher à l’Allemagne. Si nous cumulons les coûts d’investissement pour toutes les énergies renouvelables, nous arrivons à 300 milliards d’euros environ. En 2011 et 2012 l’Allemagne a investi 15 milliards d’euros par an uniquement dans le photovoltaïque. Elle a porté, à ce moment- là, plus de la moitié du marché mondial du photovoltaïque. Tout cela a permis de lancer une dynamique mondiale sur l’industrie photovoltaïque avec notamment la Chine qui s’est mise dans la course. Cela a permis de provoquer cette baisse des coûts dont je parlais et in fine de rendre le solaire compétitif dans toute une partie du monde.
C’est cela qui est intéressant. C’est-à-dire qu’industriellement on peut aussi aller plus loin en provoquant, par les choix politiques que l’on fait, des baisses de coûts et par conséquent adapter le système économique. Le deuxième facteur à prendre en compte, c’est le prix que l’on donne aux dommages environnementaux. Si nous regardons aujourd’hui la possibilité de remplacer par exemple le pétrole par des énergies renouvelables, le calcul n’est pas le même selon qu’on donne un prix au carbone de l’ordre de 5 euros la tonne – ce qui est le cas aujourd’hui en Europe – ou de l’ordre de 50 euros la tonne, ce qui est plutôt dans les recommandations politiques du moment. Voilà toutes les questions qui rendent l’exercice très compliqué, mais qui justifient une stratégie de diversification qui nous permette de nous adapter rapidement aux évolutions auxquelles nous pouvons nous attendre.
RPP – Ce que vous décrivez là, ce que vous appelez résilience, c’est en définitive un programme et une volonté politiques sur vingt ou trente ans, l’équivalent de ce qui a été fait pour le nucléaire en France. Comment situez-vous la France dans le domaine de la transition énergétique par rapport à ses partenaires européens ?
Andreas Rüdinger – La France a une double casquette. Elle a d’une part une réputation d’un pays très avancé dans le domaine de la transition énergétique. Elle affiche l’une des intensités carbone de l’économie les moins élevées d’Europe, en partie grâce au nucléaire et à cause de la désindustrialisation que nous avons observée ces dix dernières années. Le secteur tertiaire, comme dans beaucoup de pays développés, prend une place de plus en plus importante dans l’économie, ce qui favorise la décarbonisation de l’économie. De ce côté là, la France a un rôle d’avant-garde et de leader européen. Après lorsque l’on considère la dynamique sur les politiques sectorielles, notamment sur l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, elle affiche parfois un certain retard. Sur les énergies renouvelables, nous avons un objectif européen qui est relativement ambitieux pour 2020 : augmenter la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie de 14 % environ aujourd’hui à 23 %. Pour le moment, la dynamique de développement des énergies renouvelables ne suit pas cet objectif. C’est la même chose pour l’efficacité énergétique. Nous avons eu de nombreuses annonces politiques, mais pour l’instant les acteurs industriels, en particulier, dénoncent un certain ralentissement de la dynamique, notamment pour l’efficacité énergétique dans le bâtiment. De manière générale, la France fait partie des pays européens les plus volontaristes dans ce domaine, d’autant qu’elle a pris l’engagement d’accueillir la conférence internationale sur le climat fin 2015 et que, par ricochet, elle à un certain devoir d’exemplarité au niveau national, voire au niveau européen. En effet, le calendrier actuel en Europe prévoit justement l’adoption d’un nouveau paquet énergie-climat pour l’horizon 2030 qui doit déboucher sur un positionnement européen fort en la matière pour tirer les autres grandes puissances.
RPP – Comment analysez-vous le texte de loi qui vient d’être voté ? Traduit-il les analyses que nous venons d’évoquer ? Envisage-t-il un scénario qui corresponde à celui qui serait le plus souhaitable pour la France dans le contexte que vous venez de décrire ?
Andreas Rüdinger – En partie oui, en partie non, comme toujours. Mais il n’y a pas que du mauvais, il y a beaucoup de choses positives notamment dans les grandes orientations qui figurent dans la loi. Il y a tout d’abord les projets de long terme qui, quelque part, permettent de cadrer le niveau d’ambition. Il y en a un qui est central, celui que l’on appelle le facteur 4 sur les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. Ce n’est pas un objectif nouveau, il est déjà ancré dans la loi, depuis la loi POPE (Programmation fixant les Orientations de la Politique Énergétique) de 2005, mais qui va se doubler d’un autre objectif qui, a mon avis, est le plus intéressant à analyser dans cette loi. C’est l’idée de faire de l’efficacité et de la sobriété énergétiques le fil directeur de la stratégie française avec cet objectif de réduire de moitié la consommation d’énergie finale d’ici 2050. Cela est très ambitieux et intéressant car s’inscrivant dans cette stratégie de résilience. Quoi qu’on fasse, si on arrive à limiter le gaspillage et à réduire nos consommations autant que possible à niveau de vie égal, nous avons gagné. C’est la même chose sur la réduction du nucléaire. Il sera, par exemple, beaucoup plus facile de compenser l’arrêt d’une certaine partie des réacteurs existants si, en même temps, nous faisons un effort considérable sur l’efficacité électrique. À niveau de vie égal et sur un périmètre comparable (hors chauffage et eau chaude), un ménage allemand consomme 30 % d’électricité de moins qu’un ménage français. Cette orientation me paraît très importante.
Il y a également une série d’objectifs à l’horizon 2025/2030 autour de l’engagement pris sur la réduction du nucléaire qui appelle derrière un engagement sur le développement des énergies renouvelables car il faut réorienter tout cela. Un autre objectif annoncé lors de la dernière conférence environnementale en septembre 2013, concerne la volonté de réduire de 30 % la consommation d’énergie fossile à horizon 2030 qui s’inscrit directement dans la stratégie de décarbonisation de la France. Si l’on prend l’ensemble de ces orientations stratégiques, les grands objectifs entre 2020, 2030 et 2050, il y a à la fois beaucoup d’ambition, mais également un manque de lisibilité. Il n’y a pas encore pour l’instant cette idée de trajectoire claire que nous avons évoquée précédemment. Pour citer un exemple, dans la loi telle qu’elle a été discutée, on retrouve un objectif d’efficacité énergétique à l’horizon 2050, mais pas à l’horizon 2030. On retrouve un objectif renouvelable à l’horizon 2025 pour l’électricité, 2030 peut-être pour l’ensemble de la consommation, mais pas à l’horizon 2050. Nous avons donc du mal, avec cette mosaïque d’objectifs, à dégager une trajectoire cohérente sur ce que va être la transition énergétique en France. Il y a toujours ce besoin de clarté à apporter auquel, à mon avis, la loi ne répond pas entièrement. Elle y répond en partie à travers les outils de gouvernance nationale qui s’inspirent du modèle britannique pour mettre en place ce que l’on appelle les budgets carbone. Cela signifie une planification quinquennale par grand secteur avec la fixation d’un budget carbone qui doit être respecté parce qu’ancré dans la loi pour justement organiser l’effort dans la durée. C’est une première nouveauté.
La deuxième nouveauté est l’idée de faire évoluer les outils de planification des investissements déjà existants. Jusque là on avait la PPI (Programmation Pluriannuel des Investissements) qui concernait, en premier lieu, les grands investissements dans le secteur électrique. Il y a aujourd’hui une volonté de faire évoluer ce cadre là pour une programmation pluriannuelle de l’énergie qui prendrait en compte l’ensemble des questions d’offre et de demande énergétiques pour restaurer un peu plus de cohérence plutôt sur le court terme, nous sommes donc sur des horizons à cinq ans. On voit ainsi dans les outils de gouvernance une volonté de clarifier et d’améliorer la cohérence d’ensemble de ces systèmes.
RPP – Les débats à l’Assemblée nationale et au Sénat ont donc été utiles ?
Andreas Rüdinger – Bien sûr, et il y a une première bonne nouvelle.
Les élus s’intéressent beaucoup à la transition énergétique.
Nous avons pu à l’IDDRI contribuer à un exercice lancé à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, appelé “Les mardis de l’avenir”. Il s’agit d’un cycle de conférences sur les différentes thématiques de la transition énergétique qui visait à faire le lien entre ce qu’a été le débat national sur la transition énergétique, donc avec l’ensemble des acteurs de la société, et ce que sera le débat parlementaire sur la loi. Ces conférences ont très bien fonctionné et ont suscité l’intérêt des députés. C’est plutôt un bon signe pour le débat parlementaire. Par ailleurs, il y a la question des opportunités et des limites économiques de la transition énergétique. Cette question – qui porte sur le nucléaire, mais également sur d’autres aspects par exemple sur l’effort de dépenses publiques consacrées à l’efficacité énergétique, à la précarité énergétique, etc – a fait l’objet de nombreux amendements et discussions, y compris d’ailleurs le bénéfice local de la transition énergétique. On est bien sur l’idée d’un modèle économique qui vise à réduire ce qu’on appelle des fuites de capitaux d’importation d’énergies fossiles à l’extérieur par des investissements sur le territoire national, investissements capables de générer des emplois et de la valeur ajoutée au niveau local. Mais ce qui manque encore un peu dans le débat français aujourd’hui, c’est que nous avons peu d’études analysant la question économique de la transition énergétique sous l’angle local. En Allemagne, il existe de nombreuses études qui chiffrent en détail la valeur ajoutée locale d’un projet renouvelable et ce que cela va représenter en termes d’emplois ou de revenus fiscaux. Les élus locaux devraient être les premiers intéressés dans ce projet de transition énergétique car a fortiori cela va se passer au niveau local. C’est bien là l’innovation majeure de cette transition énergétique en termes de gouvernance. On passe effectivement d’un modèle qui est relativement centralisé dans le cas français à une approche qui serait de plus en plus décentralisée. Et c’est important de revenir sur les causes de cette décentralisation car on a souvent tendance à associer les deux en considérant que la transition énergétique est égale à la décentralisation.
RPP – Je trouve ce point déterminant. Car, contrairement à ce que nous pensons, nous sommes dans un pays encore très jacobin. Et je crois qu’économiquement il y a de la relocalisation à faire en termes de production d’énergie et il y a du pouvoir local également à reconstruire dans les territoires.
Andreas Rüdinger – Vous avez raison. Et ce point a suscité beaucoup de conflits car on a évidemment une idée de rupture, on a des visions systémiques qui rentrent en conflit autour de cette question de la gouvernance. Mais si on regarde les causes de cette décentralisation de l’énergie quelque part c’est un fait. Premièrement parce qu’on est avec la transition énergétique sur des projets très diffus. Quand on parle efficacité énergétique on s’adresse à quoi ? On s’adresse à l’ensemble des logements français, il y en a 30 millions, qui sont autant de propriétaires donc d’acteurs économiques, de décideurs qu’il faut influencer, autant de maîtres d’œuvre avec lesquels il faut interagir. Si l’on regarde la question de l’énergie dans la mobilité, nous avons un parc automobile qui représente environ 30 millions de véhicules, véhicules qu’il faudra remplacer par des solutions plus efficaces pour justement favoriser les transports publics de toute nature et la mobilité douce.
Là encore, nous sommes sur des décisions qui impliquent de faire le lien entre une multitude d’acteurs au niveau local. Et puis il y a la production d’énergie ou lorsqu’on parle énergie renouvelable, on parle tout d’abord de potentiels territoriaux qui ne sont pas forcément les mêmes. Nous avons des régions qui ont un potentiel de vent considérable en France, les régions côtières, mais également au centre du pays. Nous avons des régions plus au sud très ensoleillées qui affichent un très fort potentiel. Nous avons des régions comme l’Alsace, l’Île de France mais surtout l’Outre-mer qui affichent un potentiel de géothermie absolument considérable. Il faut valoriser tous ces potentiels, mais cela implique que l’on n’aura pas forcément les mêmes stratégies d’un territoire à l’autre. Nous sommes donc là sur une décentralisation de fait des questions énergétiques qui par extension appelle une décentralisation politique. Et pas l’inverse. Et souvent on a du mal à considérer cela. Et ça implique également une autre réflexion sur le caractère de la décentralisation parce que cette décentralisation, quelque part physique que je viens de décrire, ne va pas automatiquement de paire avec une décentralisation institutionnelle. On peut, par exemple, imaginer en France que ce soit le même opérateur dominant, Électricité De France, qui développe l’ensemble des projets renouvelables sur tout le territoire. Ce n’est peut être pas la meilleure solution, mais c’est parfaitement envisageable. On n’a donc pas forcément une décentralisation institutionnelle. On peut avoir la même problématique pour les transports : un modèle parfaitement jacobin où l’État central va imposer l’opérateur tout en laissant la liberté de choix de “l’outil” à l’échelon local.
Prenons l’exemple de l’Allemagne où historiquement la question de l’énergie est décentralisée. On a des régimes municipaux qui ont subsisté dans l’histoire depuis les années 30, il y en a presque 1 000 aujourd’hui qui sont une force locale avec une compétence locale aussi sur l’énergie. Hanovre est fournisseur de gaz, la ville a voulu mettre en place une politique d’efficacité énergétique et a réfléchi au financement de cette politique. Qu’a t-elle fait ? Elle a mis en place une taxe locale sur la consommation de gaz qui est directement recyclée pour financer des opérations d’efficacité énergétique dans le logement. Cette taxe a été assez bien acceptée par les citoyens et les consommateurs car ils voyaient le lien direct entre l’argent qu’ils payaient et le bénéfice qu’ils allaient en tirer. La boucle était relativement courte et donc ce lien là s’est fait automatiquement. Si on avait essayé de mettre en place cette même taxe au niveau national, le débat politique n’aurait pas été du tout le même car les parties prenantes, les lobbys industriels auraient été beaucoup plus rapidement opposés au projet et les citoyens auraient eu plus de mal dans la nébuleuse nationale pour voir les liens entre ce qu’ils payaient et le bénéfice qu’ils en retiraient.
RPP – Il est clair que si le débat est bien national, si la décision est bien politique, l’application ou la mise en œuvre ne se feront que sur le plan local.
Andreas Rüdinger – Oui. Et cela implique une réflexion sur notre modèle institutionnel.
Le débat sur la transition énergétique ne va pas sans un débat sur notre modèle institutionnel.
Nous sommes d’ailleurs aujourd’hui clairement dans une phase de transition sur le modèle institutionnel, pas en lien directement avec la transition énergétique, mais de manière générale. C’est en soi une bonne chose car c’est quelque part une redistribution des cartes qui permet aussi de réfléchir à la question des compétences sur l’énergie. Et cela est un réel débat aujourd’hui qui avance plutôt bien, avec des forces très actives du côté des fédérations, des collectivités locales, plutôt forces de propositions dans ce débat. Mais il ne faut pas sous-estimer une difficulté majeure qui est la reconstitution des compétences et de l’expertise. Au-delà du règlement dans les textes de l’attribution des compétences entre collectivités par rapport à l’État, il y a la question des compétences pour la mise en œuvre qui aujourd’hui ont disparu dans les collectivités. Le fait de ne pas avoir conservé des régies locales de l’énergie aux différents échelons territoriaux, a fait que les compétences en matière d’énergie n’existent plus, à part dans les quelques lieux où l’on a préservé les entreprises locales de distribution. Lorsque l’on regarde en France les collectivités les plus avancées en matière de transition énergétique ce sont généralement celles qui ont conservé un pouvoir local sur l’énergie. Il y a Metz, Strasbourg, Grenoble, Montdidier par exemple. Il faut aujourd’hui reconstituer cette expertise. Cela demande du temps, des moyens et un processus d’apprentissage. Donc tout ne sera pas parfait dès le premier jour. Je pense que cette période de transition en termes de gouvernance va être très importante.
RPP – Trouvez-vous qu’une relocalisation des pouvoirs de décision et de gestion en matière d’énergie s’inscrit dans le texte de loi ?
Andreas Rüdinger – Je pense qu’il y a des éléments qui vont dans ce sens, notamment le droit à l’expérimentation, qui a été beaucoup évoqué dans le débat national. L’idée est qu’il faudrait que les collectivités, notamment les régions, aient un droit d’expérimentation pour leur permettre de passer outre certaines règles du droit national pour justement tester des dispositifs innovants en vue de les généraliser par la suite s’ils ont été des réussites. Ceci a normalement été repris par le gouvernement aujourd’hui. Cela existe d’ailleurs déjà dans certains domaines. Si l’on regarde par exemple le cadre administratif qui s’applique aux projets éoliens en particulier, qui est très compliqué en France, il faut aujourd’hui sept à huit ans pour développer une éolienne en France contre deux à trois ans en Allemagne, c’est très coûteux et très compliqué. L’État a mis en place, en partenariat avec cinq régions, une démarche de simplification de la réglementation qui pour l’instant s’applique sur ces territoires pilotes avant d’être éventuellement généralisée par la suite. Je pense que cela est une démarche intéressante qui mérite d’être poursuivie. Si l’on regarde du côté de l’efficacité énergétique, on a la même chose aujourd’hui où beaucoup de régions ont mis en place des projets très innovants autour notamment d’outils de financement où chaque région a choisi de faire un peu différemment avec des outils différents. Cela est très bien car justement cela va nous enrichir et nous donner de nombreux exemples qu’on pourra évaluer par la suite pour choisir les meilleures approches. Je pense que c’est quelque chose qu’il faut soutenir et qu’il faut bâtir cette transition sur la richesse de la diversité des territoires.
Andreas Rüdinger, chercheur énergie et climat à l’Institut du développement durable et des relations internationales – IDDRI