L’annonce, par l’un des deux candidats qualifiés pour le second tour de l’élection présidentielle, de son intention de recourir à la procédure de l’article 11 de la Constitution pour procéder à sa modification a suscité la réaction indignée d’éminents constitutionnalistes1. La situation n’est pas sans rappeler celle qui s’est produite il y a 60 ans lorsque la quasi-totalité des juristes avait fermement contesté le fait que le Président de la République de l’époque puisse user de cette procédure pour réviser la Constitution. Le principal argument avancé en 1962 demeure toujours aussi pertinent ; la Constitution comportant un titre XVI intitulé « De la révision », et ce titre comportant un seul article, la logique voudrait que l’on suive la procédure précisée dans cet article lorsque l’on souhaite modifier notre norme suprême.
D’un autre côté, la principale justification avancée par les gaullistes, à l’époque, conserve, elle aussi, son bien-fondé ; l’article 11 faisant référence à « tout projet de loi », sans préciser que celui-ci ne pourrait être que de nature ordinaire ou organique, un projet de loi constitutionnelle pourrait également être directement soumis à référendum.
Le temps passant, l’opposition à cette pratique a pu sembler s’estomper, l’un de ses principaux adversaires allant même jusqu’à s’y convertir, sous réserve que la question posée soit « simple dans sa rédaction »2. Pour autant, ce relatif consensus quant à la faculté de pouvoir utiliser l’article 11 pour réviser la Constitution, n’a conduit aucun chef d’Etat à y avoir recours, que ce soit pendant les années 1980 ou 1990, l’échec du référendum de 1969 constituant, probablement, un frein à cet usage.
Les choses ont quelque peu évolué depuis, et, tant le Conseil d’Etat, que l’actuel Président du Conseil constitutionnel, ont dénié au Président de la République le pouvoir de réviser la Constitution en utilisant le référendum de l’article 11.
Le Conseil d’Etat, tout d’abord, en précisant, à l’occasion d’une décision rendue le 30 octobre 19983, que, seuls les référendums de l’article 89 pouvaient concerner la matière constitutionnelle, ceux de l’article 11 se limitant à la matière législative. Cette précision était pour le moins superfétatoire car, s’il était nécessaire de préciser quels articles de la Constitution étaient visés par l’article 60 de la Constitution4, pour pouvoir trancher l’affaire qui lui était soumise, il n’était nullement indispensable de déterminer la nature des référendums concernés. D’ailleurs, cinq ans plus tard, lorsque l’article 60 fut modifié (en suivant la procédure de l’article 89), le constituant s’est limité à préciser que les référendums dont le Conseil Constitutionnel est chargé d’assurer la régularité étaient ceux prévus aux articles 11 et 89, sans aller jusqu’à indiquer que les premiers ne sauraient être que de nature législative. Si le constituant avait souhaité empêcher toute possibilité de recourir à l’article 11, pour opérer des réformes autres que législatives, il en avait la possibilité et il ne s’en est pas saisi.
Plus récemment, c’est l’actuel Président du Conseil Constitutionnel qui a cru bon devoir « donner une leçon de droit » sur la question aux candidats à l’élection présidentielle en excluant, lui aussi, toute faculté de recourir à l’article 11 pour modifier la Constitution5. Si sa parole méritait d’être écoutée, force est de reconnaître que son argumentation n’apportait aucun élément nouveau, si ce n’est une référence au fait que, ce que le Président De Gaulle avait pu se permettre à ce sujet ne valait que pour lui. Cette interprétation de la Constitution, reconnaissant des pouvoirs spécifiques au premier chef de l’Etat de la Cinquième République, et les déniant à ses successeurs, n’a pas manqué de surprendre. Si l’on applique ce raisonnement à tous les pouvoirs que Charles de Gaulle a exercés dans le silence, si ce n’est contre le texte constitutionnel, c’est une grande partie de la pratique habituelle de nos institutions qu’il faut remettre en cause. Fort heureusement, notre norme suprême n’a pas encore intégré dans son titre VII6 un article accordant au Président du Conseil constitutionnel l’équivalent de l’infaillibilité pontificale, lorsqu’il se prononce sur notre Constitution. Pour l’instant, seules les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics constitutionnels et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, pas les opinions de son Président.
Même si la question de la constitutionnalité du recours à l’article 11 pour réviser la Constitution n’est pas clairement tranchée, celle de savoir si le juge constitutionnel aurait la possibilité de s’y opposer n’en conserve pas moins tout son intérêt.
Certes, depuis 1962 il est admis par tous que la loi adoptée par référendum demeure insusceptible de tout recours devant le juge constitutionnel7. En revanche, tel n’est plus le cas, depuis le 25 juillet 2000, en ce qui concerne le décret décidant de soumettre un projet de révision de la Constitution au référendum8. En effet, ce jour-là, le Conseil constitutionnel a examiné la constitutionnalité d’un tel décret, en application des pouvoirs dont il dispose en vertu de l’article 60 de la Constitution qui le charge de veiller à la régularité des opérations référendaires. A ce titre, il s’assure évidemment que des irrégularités ne soient pas commises à l’occasion du vote, et il examine aussi la légalité des décrets soumettant un texte au référendum.
En l’espèce, il s’agissait d’un problème concernant le contreseing du décret soumettant à référendum la modification de l’article 6 de la Constitution. Le problème de régularité concernait donc une question de forme et non pas de fond, mais on a pu penser que, si le Conseil constitutionnel avait accepté d’examiner la légalité formelle de ce décret, il pourrait aussi accepter d’examiner la légalité au fond d’un tel décret. Tel a été le cas, cinq ans plus tard, lorsqu’il a contrôlé la constitutionnalité du décret soumettant à référendum le projet de loi de ratification du Traité Etablissant une Constitution pour l’Europe9. Dans le cadre de cette décision, le Conseil constitutionnel a vérifié non seulement la légalité externe du décret, mais aussi sa légalité interne, en contrôlant la constitutionalité dudit traité.
Dès lors, on a pu penser qu’un contrôle de la constitutionalité d’un projet de loi, lors de l’examen de la légalité du décret soumettant ce texte à référendum, serait également possible. Le Conseil aurait alors la faculté de le déclarer inconstitutionnel et d’empêcher la tenue d’un référendum. Une telle inconstitutionnalité pourrait résider, par exemple, dans le fait que ce projet de loi serait constituant, et ceci alors que seul l’article 89 peut être utilisé pour réviser la Constitution.
Le raisonnement se tient, mais il fait fi d’un détail. En effet, l’article 11 fait référence à deux types de textes ; d’une part les projets de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics ou sur des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale de la Nation et aux services publics qui y concourent ; d’autre part les projets de loi tendant à autoriser la ratification de traités qui auraient des incidences sur le fonctionnement des institutions. Or, s’agissant de la seconde catégorie de textes visés à l’article 11, il est clairement spécifié que ces traités ne doivent pas être contraires à la Constitution. Le contrôle de la régularité d’un tel décret englobe donc nécessairement un contrôle de conformité du texte à la Constitution. Rien de tel n’est exigé en ce qui concerne la 1ère catégorie de textes.
Dès lors, la question de l’examen de leur conformité à la Constitution ne se pose donc pas nécessairement lors de leur contrôle par le Conseil constitutionnel.
Si cette question est de nature juridique, nul doute que la réponse qui y sera éventuellement apportée ne manquera pas de faire l’objet d’une appréciation politique. Le juge constitutionnel pourrait-il s’opposer, sans référence textuelle explicite, à un chef d’Etat nouvellement élu et doté de la plus forte légitimité dont on peut se prévaloir dans une société démocratique ; une élection au suffrage universel direct ?
Certains juristes ne l’excluent pas en mettant en avant le fait que le Conseil constitutionnel bénéficie de nos jours d’une légitimité bien plus forte qu’au début de la Vème République. Si ce constat est assez largement partagé, l’unanimité ne règne pas de façon aussi nette lorsque l’on s’interroge sur le fondement de cette légitimité. Or, si l’on considère, comme le Doyen Favoreu en son temps, que « la légitimité du juge constitutionnel tient à ce qu’il n’a pas le dernier mot », alors on peut difficilement imaginer que le Haut Conseil puisse engager un tel bras de fer sans risquer de remettre en cause sa légitimité.
En fait, ce débat masque un autre débat, sur l’exercice de la souveraineté. Qui dans notre société doit, en tout état de cause, avoir le dernier mot ; les citoyens ou les juges constitutionnels ? Pour l’instant, notre texte constitutionnel est assez clair sur le sujet et tranche la question dès le premier alinéa de l’article 3 : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Jean-Pierre Grandemange
Maître de conférences, Université Grenoble Alpes
Membre du Centre de Recherches Juridiques
- https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/04/12/comme-tous-les-leaders-autoritaires-marine-le-pen-veut-dynamiter-la-democratie-liberale-en-faisant-appel-au-peuple_6121853_3232.html;https://www.lesechos.fr/elections/presidentielle/anne-levade-si-marine-le-pen-decidait-de-passer-outre-les-decisions-du-conseil-constitutionnel-on-serait-a-la-limite-du-coup-detat-1400437. ↩
- https://www.vie-publique.fr/discours/138337-interview-accordee-par-m-francois-mitterrand-president-de-la-republiqu. ↩
- CE 30 octobre 1998, Sarran et Levacher. ↩
- Cet article confie au Conseil Constitutionnel le soin de veiller à la régularité des opérations de référendum. ↩
- https://www.leparisien.fr/elections/presidentielle/la-lecon-de-droit-de-laurent-fabius-aux-candidats-pour-2022-nest-pas-le-general-de-gaulle-qui-veut-25-01-2022-7N4VBQ22DJAT3FNTYYEPYSASTE.php. ↩
- Titre relatif au Conseil constitutionnel. ↩
- Décision n° 62-20 DC du 6 novembre 1962. ↩
- Décision n°2000-21 REF du 25 juillet 2000, dite Hauchemaille I. ↩
- Décision n°2005-1 REF du 24 mars2005, dite Hauchemaille II. ↩