Ainsi donc, le président a prononcé le terme d’autonomie au sujet de la Corse, alors que Laurent Wauquiez, éventuel présidentiable LR, revendique un « patriotisme régional » et en dépit de la loi Climat, refuserait d’appliquer le Zéro Artificialisation Nette[1]. Bref, un certain réveil régional se fait jour invoquant « l’autonomie » ; n’oublions pas aussi, la revendication de membres éminents de l’Association des Régions de France allant dans ce sens. De quoi s’agit-il exactement ? Deux significations sont préalablement à distinguer : l’une juridique, déjà cadrée par des textes conventionnel et constitutionnel ; l’autre, politique, prêtant à toutes les confusions et notamment à celle confondant autonomie et indépendance. Nous allons privilégier la première acception pour éviter les malentendus. Pour autant, n’évitons pas la question : y-a-t -il un risque de voir la République se disloquer, si certaines collectivités ont plus de marges de manœuvre normative ? La réponse est non ! j’essaie d’argumenter dans ce sens.
L’autonomie : un terme, plusieurs significations
Rappelons préalablement que la France s’est engagée à respecter puisqu’elle l’a ratifiée [2], la Charte européenne de « l’autonomie locale » signée le 15 octobre 1985. Or, cette dernière prescrit explicitement : « le principe de l’autonomie locale doit être reconnu dans la législation interne et, autant que possible, dans la Constitution… [Soit] le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité…, une part importante des affaires publiques ». Le terme n’est donc pas juridiquement monstrueux et rappelons qu’une fois ratifiée, la convention a une valeur supérieure à la loi nationale. Dans notre Constitution, y compris après l’acte II de décentralisation – révision constitutionnelle du 28 mars 2003 –, à une telle « autonomie » est préféré le terme classique de « libre administration », marquée par le pouvoir règlementaire, une autonomie financière et surtout des assemblées élues au suffrage universel.
Dans un tel cadre, la République indivisible reconnaît depuis longtemps une pluralité de régimes juridiques pour l’organisation des Collectivités territoriales, jusqu’à utiliser le terme « autonomie » à l’article 74 de la Constitution, en le réservant ainsi – contrairement à l’esprit de la Charte européenne –, aux Collectivités d’Outre-Mer – COM.
Il ne faut d’ailleurs pas les confondre avec les DROM – Départements et régions d’Outre-Mer – régis par l’article 73 et bénéficiant de moins de libertés. Nous comprenons ainsi que relève bien de la Ve République, une savante gradation constitutionnelle et législative, offrant une marge de manœuvre normative croissante allant de la Collectivité territoriale ordinaire (communes, départements, régions) en passant par les Collectivités à statut particulier, … jusqu’à la Nouvelle-Calédonie.
Á ce dernier propos, la Constitution intègre un titre XIII depuis le 20 juillet 1998, prolongeant dix ans après, les premiers accords de Matignon approuvés par référendum. Ce processus met le Caillou sur la voie d’une éventuelle indépendance – rejetée en 2022. Au pays phare du légicentrisme, il a permis d’organiser un régime conférant une liberté locale atypique à la Nouvelle-Calédonie. Nous ne détaillons pas ici les statuts divers offrant parfois avec trop de nuances, des possibilités d’adaptation de la loi ou du règlement étatique aux spécificités locales. Mais, afin de comprendre le débat en cours en Corse, peut-on au moins évoquer la notion de « loi de pays ». Parce que le droit est complexe et la simplification un métier d’avenir, il en est d’ailleurs de deux sortes : celles propres à la Nouvelle-Calédonie sont sur le plan formel et organique, contrôlées par le Conseil constitutionnel et portent, en dehors du périmètre régalien sur un domaine assez étendu – permettant par exemple d’organiser la préférence locale d’accès aux emplois territoriaux. Leur régime, sans relever de l’article 34 et donc en excluant le critère matériel, se rapproche cependant de celui de la loi étatique – ici adoptée par le Congrès de Nouvelle-Calédonie, sachant que le statut de l’île organise aussi un Sénat coutumier et permet de renverser le Gouvernement local, équivalant ainsi à une quasi-Constitution. Le régime néo-calédonien est une exception.
Mais les COM telle que la Polynésie française, peuvent s’en approcher : la « loi de pays » y existe aussi. A la différence de l’exemple néo-calédonien, elle reste alors formellement et organiquement un règlement, directement cependant contrôlé par le Conseil d’Etat. Rappelons que par ailleurs, le pouvoir règlementaire local fait l’objet d’un déféré préfectoral aboutissant devant le Tribunal administratif. L’Assemblée de Polynésie peut aussi modifier une loi promulguée après le statut de l’île, si le Conseil constitutionnel qu’elle saisit préalablement constate qu’elle empiète sur les compétences de la collectivité autonome. La COM peut aussi instaurer un régime de « préférence locale » pour les emplois et certaines activités économiques. L’Assemblée de la COM peut enfin destituer l’exécutif… En l’espèce, la notion d’autonomie renvoie explicitement à la reconnaissance « dans le respect de ses intérêts propres, de ses spécificités géographiques et de l’identité de sa population ».
Les régimes juridiques propres aux Outre-Mer ont donc depuis les années 2000[3], mis sur la voie d’une autonomie normative importante concédée dans le cadre d’une République indivisible. Nous ne détaillerons pas les possibilités par ailleurs offertes aux DROM par l’article 73 de la Constitution, qui permettent d’adapter la loi aux spécificité locales. Il faut enfin aussi mentionner l’adoption récente du droit à la différenciation et les aménagements nombreux de compétences – par exemple au sujet des métropoles – qui font qu’une même catégorie de collectivités hexagonales exerce de plus en plus souvent des compétences variables – voir par exemple la Collectivité européenne d’Alsace.
La diversité juridique ne cesse de progresser au nom de la reconnaissance des spécificités locales.
Quid de la Corse ?
Cela étant rappelé, les cris d’Orfraie au sujet d’une éventuelle autonomie juridique de la Corse, craignant l’encouragement au séparatisme semblent démesurés. Sur l’île de beauté, les négociations sur l’autonomie sont ancestrales et rien n’est bien nouveau au fond. Politiquement les « nationalistes » tiennent l’Assemblée Corse depuis deux mandats et l’Etat central doit en tenir compte. Il faut aménager le statut, comme souvent depuis les années 80[4], la Corse étant une collectivité à statut particulier depuis 1991 – Collectivité Territoriale de Corse. Son Assemblée peut d’ailleurs, là encore, démettre l’exécutif, dérogeant ainsi au régime d’une collectivité territoriale ordinaire et mettant le statut de la CTC sur la voie d’une collectivité autonome.
Conformément à ces évolutions, la majorité actuelle avait déjà proposé de tenir compte de la spécificité Corse dans la Constitution lors du précédent quinquennat, mais la révision proposée en 2018 n’ayant pas avancé, le statut insulaire est resté inchangé. Pour tenir compte d’un régime de résident dans l’accès à la propriété, pour bénéficier d’une fiscalité propre augmentée (taxes locales spécifiques), pour décider d’une co-officialité de la langue Corse, il faut en effet modifier la Constitution afin que l’adoption d’une loi organique reprenant ces idées ne soit pas déclarée inconstitutionnelle.
L’article 74 incluant la notion d’autonomie pourrait ainsi être modifié. Remarquons néanmoins que la notion de COM, sans constitutionnaliser chaque cas – la Polynésie n’étant par exemple pas mentionnée en tant que telle dans la Loi fondamentale –, a déjà permis d’inscrire les symboles républicains à parité avec les symboles locaux dans les manifestations officielles… Si révision constitutionnelle il y a, le régime juridique appliqué à la Corse relèverait dans une perspective optimale du cas néo-calédonien. Il faut donc s’attendre à ce qu’il y ait revendication d’une « loi de pays » corse contrôlée directement par le Conseil constitutionnel et permettant plus que des adaptations aux spécificité locales, et lui préférer l’octroi d’une forte identité normative. La révision constitutionnelle prévue en 2018 n’allait pas jusque-là, prévoyant de modifier l’article 72 et rapprochant le régime de la collectivité à statut particulier d’un DROM ; depuis, la loi 3DS permet l’adaptation à la spécificité corse par voie d’expérimentation[5].
L’enjeu du débat rouvert par la visite du président de la République en Corse il y a quelques jours est donc de fixer le curseur de « l’autonomie », entre la position minimaliste d’une COM et la position maximaliste de la Nouvelle-Calédonie…
Les régions autonomes, et alors ?
Dans l’ouvrage co-écrit l’an dernier avec Claudy Lebreton, ancien président de l’Assemblée des départements de France (ADF), nous proposions d’étendre le régime juridique normatif de la Nouvelle-Calédonie à l’ensemble des régions françaises. Proposition audacieuse, il s’agissait aussi de reconnaître dans la Constitution, en modifiant l’article 34, un domaine matériel aux lois régionales, dès lors directement contrôlées par le Conseil constitutionnel.
La République indivisible est dite décentralisée, et le principe de libre administration serait remplacé par celui d’autonomie[6].
Pour tout jacobin traditionaliste, ce serait assurément motif à embolie, crise cardiaque ou autre excès pamphlétaire immédiat. Ne souhaitant ni la mort ni l’outrance de l’adversaire, argumentons un peu en guise de conclusion. L’Etat local (déconcentré) est devenu exsangue, manquant de moyens jusque dans les préfectures : ses Inspections générales ont fait le constat depuis plusieurs années qu’il ne peut plus exercer ses missions. L’idée est donc de parachever la décentralisation. Pour bien le faire, il faut évidemment joindre à l’autonomie normative régionale agrandie, les ressources de la légitimité et les ressources financières – revenir à un pouvoir fiscal plus autonome.
Dans ces conditions, comment la République peut-elle rester indivisible ? D’abord, dans un Etat régional, la Constitution reste la Loi fondamentale, et la Cour constitutionnelle veille à l’équité. Ensuite l’autonomie n’étant jamais l’indépendance, dans les domaines essentiels, la loi étatique s’impose à tous de façon égalitaire. Enfin, dans cette perspective, l’Etat central peut concentrer ses moyens sur le contrôle des Collectivités et sur la gestion de crise, demandant efficacité descendante plus immédiate. Or, la crise de la Covid-19 a montré quelques lacunes en matière d’anticipation et de réactivité.
Pour finir sur la menace populiste régionaliste, elle semble en France actuellement fort réduite. Les mobilisations indépendantistes sont moindres que dans les années 70.
Anticiper leur réveil en négociant avec des élus régionaux responsables une autonomie contrôlée plus grande, ne devrait pas crisper le débat. Et rappelons à l’instar de l’Espagne, qu’à rebours, en se braquant inutilement, l’Etat central provoque autant qu’il ne subit les réveils nationalistes et les blocages politiques graves – exemple de la Catalogne. En certain cas, ces crispations jacobines sont d’ailleurs des stratégies de leurre. S’inventant un adversaire identitaire, l’Etat central n’a pas à répondre de ses insuffisances. Si nous pouvions faire l’économie de telles passions mauvaises…
Olivier Rouquan
Chercheur associé CERSA
Enseignant spécialiste vie politique, institutions, territoires
[1] Le ZAN – engageant la France avec un certain volontarisme dans la lutte contre la dégradation des sols.
[2] Décret n°2007-679 du 3 mai 2007.
[3] La loi organique n°2004-192 relative au statut de la Polynésie date par exemple du 27 février 2004.
[4] La dernière évolution substantielle a eu lieu lors du quinquennat Hollande qui a vu la création d’une Collectivité unique en janvier 2018 suite à l’adoption de la loi du 7 août 2015 dite loi NOTRe.
[5] Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration.
[6] Lebreton Claudy, Rouquan Olivier, Régénérer la démocratie par les territoires, Paris, L’Harmattan, 2022.