Vendredi dernier le Conseil constitutionnel a validé l’essentiel de la réforme des retraites dont le report de l’âge à 64 ans. Didier Maus, ancien conseiller d’Etat, Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel revient, pour la Revue Politique et Parlementaire, sur cette décision.
Revue Politique et Parlementaire – La décision rendue par le Conseil Constitutionnel valide pour l’essentiel le PLFSS rectificatif. Qu’en retenir sur le fond et la forme ?
Didier Maus – La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 14 avril 2023 à propos de « La loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 » (dite « loi retraites ») comprend, à mon sens, trois éléments :
1) Sur la procédure, en particulier le recours à l’article 47-1 de la Constitution, qui est spécifiquement consacré aux lois de financement de la sécurité sociale, le Conseil valide l’utilisation de cet emploi. Il juge qu’une loi de finances rectificative, comme son nom l’indique, rectifie les prévisions votées à la fin de l’année 2022. Il était parfaitement loisible au Gouvernement de choisir une autre procédure, mais le Conseil constitutionnel rappelle, une fois de plus, qu’il ne lui appartient pas de se substituer au Parlement et aux choix effectués, en amont, par le Gouvernement.
En ce qui concerne la succession des procédures parlementaires mises en œuvre, qu’elles trouvent leur origine dans la Constitution, dans la loi organique ou dans les règlements des assemblées parlementaires, le Conseil les examine, une par une, souvent avec un souci extrême de précision. Contrairement aux espoirs de certains requérants et à la qualité de leurs arguments (je pense en particulier à la saisine des sénateurs socialistes du Sénat) le juge constitutionnel rejette la censure en une phrase très claire : « Si l’utilisation des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n’a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution ».
Pour faire simple, un cumul de procédures constitutionnelles ne peut pas déboucher sur une procédure contraire à la Constitution.
2) Il était attendu que des « cavaliers législatifs », en l’espèce sociaux, soient déclarés contraires à la Constitution. Ils n’ont purement et simplement pas leur place dans une telle loi. Le Conseil constitutionnel en a trouvé six, certains étant relevés d’office sans avoir été signalés par les auteurs des saisines. Le plus « célèbre » est l’article consacré à l’index senior. Ces censures n’ont aucune signification politique. Elles sont l’application d’une jurisprudence constante. Ces articles pourront, si nécessaire, être repris dans une loi ordinaire.
3) Le cœur de la réforme, en l’espèce le passage de 62 à 64 ans de l’âge « légal » de la retraite a fait l’objet d’une très forte contestation politique et sociale, mais en droit pur les griefs étaient difficiles à argumenter. Le Conseil constitutionnel, là aussi de manière très classique, a jugé que le nouveau dispositif ne portait pas atteinte à la politique de solidarité nationale prévue par le onzième alinéa du préambule de 1946 et que le législateur à travers les nouvelles règles n’a donc pas « privé de garanties légales les exigences constitutionnelles » en question. De plus il valide, en des termes précis, les règles relatives aux carrières longues ou aux travailleurs ayant un taux d’incapacité.
En résumé, cette décision s’inscrit parfaitement dans la ligne jurisprudentielle antérieure. Elle est d’un point de vue juridique d’une portée modeste, ce qui contraste avec la mobilisation politique et sociale qui l’a précédée et, sans doute, celle qui va suivre.
RPP – Partagez-vous la « surprise » de votre confrère Dominique Rousseau quant à cette décision ?
Didier Maus – Je ne partage absolument pas la « surprise » de Dominique Rousseau. Son raisonnement était fondé sur un éventuel détournement des procédures parlementaires (recours à l’article 47-1, délais d’examens trop courts, vote bloqué au Sénat, utilisation de l’article 49 alinéa 3…), mais une analyse approfondie et sereine de la jurisprudence antérieure m’avait conduit à une conclusion inverse. Il ne s’agit pas, dans un cas de ce genre, de prendre ses désirs pour des réalités ou de chercher à remettre en cause l’architecture de la Constitution de 1958 (modifiée quand même vingt-quatre fois). Il est de plus assez habituel que les « grandes décisions politiques » ne soient pas l’occasion d’une « grande décision jurisprudentielle ». Il n’est pas exclu que le Conseil constitutionnel modifie sa jurisprudence, en particulier par rapport aux exigences de « clarté et de sincérité » du débat parlementaire, mais il faudra attendre une autre occasion.
Lorsque deux interprétations constitutionnelles sont possibles avec quasiment autant d’arguments positifs et négatifs, il est normal que le juge constitutionnel, en France comme ailleurs, retienne le choix effectué par les autorités compétentes. Il ne lui revient pas de choisir à la place du Gouvernement ou du Parlement.
De plus, en ce qui concerne la Ve République, il importe de rappeler que l’article 20 de la Constitution dispose : « Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation ». Il lui appartient donc, dans le respect des règles constitutionnelles, de choisir la voie la plus efficace pour transcrire dans la loi ses objectifs politiques.
Mon seul vrai regret est que le Gouvernement n’ait pas, en amont du dépôt de projet de loi, demandé au Conseil économique, social et environnemental de lui donner un avis circonstancié (article 68 de la Constitution). Cela aurait permis de mesurer le degré d’hostilité des forces sociales et de tenter, à ce stade, de convaincre ou de concilier.
RPP – Qu’entendre lorsque le Conseil observe le caractère inhabituel du cumul des moyens propres au parlementarisme rationalisé pour encadrer les débats ? S’agit-il de facto d’une décision qui donne un « blanc-seing » à la banalisation de cette pratique ?
Didier Maus – Chaque projet de loi donne lieu à des débats différents. C’est heureux. Rien n’interdit de penser qu’un jour le cumul des procédures sera entaché d’erreurs ou de mauvaises utilisations et portera, de ce fait, atteinte à cette exigence de « clarté » et de « sincérité » rappelée plus haut. Le Conseil prend soin, comme d’habitude, de préciser qu’il s’agit d’une décision d’espèce (§ 70). Une lecture a contrario de ses raisonnements successifs permettrait d’imaginer le scénario catastrophe où la procédure serait tellement viciée que seule une annulation permettrait de faire respecter la Constitution. Je ne prends, sur ce point, qu’un exemple. Certains requérants contestaient les chiffres avancés par les ministres à propos de l’effet attendu de la réforme. Le Conseil constitutionnel prend soin de rejeter ce grief « dès lors que ces estimations ont pu être débattues » (§ 65), ce qui signifie que si le débat n’avait pas pu avoir lieu, un motif d’inconstitutionnalité était recevable.
RPP – Comment lire la décision de rejet du RIP ?
Didier Maus – Cette décision est pour moi une vraie déception.
Dans un domaine où la jurisprudence n’est pas vraiment fixée et où une interprétation constructive demeure possible, j’avais soutenu la recevabilité de la proposition de référendum d’initiative partagée. Le Conseil constitutionnel a jugé qu’à la date d’enregistrement de la saisine par le président de l’Assemblée nationale (20 mars 2023) la proposition de loi « visant à affirmer que l’âge légal à la retraite ne peut être fixé au-delà de 62 ans » n’apportait aucun changement à « l’état du droit » existant.
Nul ne peut contester ce constat, mais il aurait, à mon sens, été possible de se projeter un peu plus loin et d’analyser la situation à la date de la décision du Conseil.
J’observe que d’après son message internet du 14 avril de 19 h 01, le Conseil constitutionnel publie d’abord la décision sur la loi « retraites » et, ensuite, celle concernant le RIP. Cela signifie qu’en délibérant sur le RIP il savait que la loi retraites était validée et que l’âge de la retraite passait de 62 à 64 ans. L’effort d’interprétation n’était pas hors de portée. Il arrive que le juge tienne compte des éléments nouveaux (de fait comme de droit) intervenus entre le déclenchement de l’instruction et le délibéré.
Compte tenu de la motivation de cette décision, dite RIP 4, je ne suis guère optimiste sur la future décision (RIP 5) qui sera rendue le 3 mai sur la deuxième initiative, déposée juste le 13 avril au soir. Nous aurons l’occasion d’y revenir.
En tout cas, la preuve est faite qu’il faut profondément réformer la procédure de l’article 11 de la Constitution si l’on souhaite qu’un référendum d’initiative partagée (ou minoritaire) fonctionne un jour.
Didier Maus
Ancien conseiller d’État
Président émérite de l’Association française de droit constitutionnel
Propos recueillis par Arnaud Benedetti