La Clinique Contributive est une recherche initiée en 2016 sous la direction de Bernard Stiegler, directeur de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation) grâce au soutien des élus de l’agglomération de Plaine Commune.
Cette recherche vise à augmenter notre savoir théorique, savoir-faire et savoir vivre, dans le domaine des objets numériques, de leurs aspects positifs et toxiques. En effet, un des concepts-phare de la philosophie de Bernard Stiegler est la notion de pharmacologie : toute technique est un pharmakon, mot grec signifiant à la fois remède et poison. Toute technique demande à être régulée pour en éviter les aspects négatifs. Mais pour cela, encore faut-il en avoir le temps ! Comment faire avec ces technologies qui ont submergé le monde si rapidement ? Smartphones en 2008, tablettes en 2012, et voilà le monde entier équipé bien plus vite que ce que l’on n’aurait pu imaginer. Davantage de smartphones que d’habitants sur Terre, technologies à tous les étages, familial, personnel, professionnel, éducatif, sans compter toutes les innovations en cours et à venir. Innovation, certes, mais est-ce toujours un progrès ? Nous n’avons même plus le temps de nous poser la question, cette accélération est une réelle disruption…
Ce que fait la Clinique Contributive, c’est justement de se redonner du temps : du temps pour développer nos connaissances théoriques d’abord : développement du jeune enfant, psychothérapie institutionnelle, captologie, théories de l’addiction, théories concernant la dynamique de groupes, études scientifiques établissant les corrélations entre temps d’écrans et troubles psychologiques, physiques, relationnels, comportementaux….
Ce temps de la capacitation (selon les termes de l’économiste Amartya Sen) est premier et fondamental, il associe chercheurs, parents avertis et professionnels, il marque la différence avec les formations top-down classiques : chacun est embarqué dans le travail de recherche, en respectant bien sûr la différence et la spécificité de chacun.
Ensuite, grâce à l’aide du Conseil Local de Santé Mentale, et des responsables des services santé et petite enfance de la ville de Saint Denis, la Recherche a pu trouver place dans un lieu d’expérimentation, le centre de PMI (Protection Maternelle et Infantile) Pierre Sémard, où ce travail se poursuit, ayant traversé les épreuves des départs, des grèves, des confinements…
Les habitants ont ensuite été conviés à réfléchir avec l’équipe à tous ces aspects théoriques, et à imaginer comment faire pour remplacer les écrans lorsqu’ils prennent trop de place, comment faire pour protéger le développement des jeunes enfants. La rédaction d’un ouvrage collectif et contributif sur les données et résultats de cette recherche est en cours.
Les professionnels se sentent maintenant tout à fait habilités à aborder tranquillement le problème des écrans avec le public que leurs missions les amènent à rencontrer. De même, les parents commencent à constituer un groupe de parents-ambassadeurs, à qui les collectivités locales pourraient confier des missions d’information et de transmission. Quoi de plus pertinent en que des parents pour s’adresser à d’autres parents ?
Cette recherche s’est augmentée d’autres actions locales : un projet financé par appel à projet de la Mildeca (Mission Interministérielle de Lutte contre les Drogues et Conduites Addictives), soutenu par la Municipalité de Saint-Denis en partenariat avec l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI), a vu le jour en mars 2022. Sensibilisée à la question de l’impact de la surexposition des jeunes enfants aux écrans, la municipalité de Saint-Denis a en effet souhaité renforcer le partenariat déjà existant avec l’IRI, en axant le dispositif sur une formation-capacitation d’un groupe de professionnels de la petite enfance et de parents de la commune.
Quelle différence entre une formation et une capacitation?
Dans un processus de capacitation, il s’agit de faire émerger le savoir de chacun.
Pour l’IRI, chacun a une façon de faire face à l’addiction liée aux objets numériques, chacun a donc développé un savoir-faire.
Nous parlons clairement d’addiction : TV, tablettes, smartphones, applications, algorithmes, tout est fait pour générer des processus d’addiction. Chacun passe toujours beaucoup plus de temps que souhaité sur ces écrans. Pourquoi ? Phénomènes de « saillance » qui captent l’attention, lumières vives changeant rapidement, plans télévisuels ou cinématographiques de plus en plus courts, phénomènes de récompense aléatoire par des notifications qui stimulent le circuit dopaminergique de la récompense, « likes »… : comment résister ?
La capacitation repose donc sur le constat que personne ne peut y échapper complètement, mais que chacun développe à sa mesure un savoir-faire pour se discipliner, trouver des règles applicables en famille, en parler aux parents s’il s’agit de professionnels, inventer des solutions pour retrouver une forme de liberté.
Dans une série de neuf demi-journées, ce projet nommé « Raisonnons nos écrans » est de s’approprier un certain nombre de thèmes de connaissances : développement psychologique, moteur et affectif du jeune enfant, importance fondamentale de la relation, définition de l’addiction, mécanismes développés par les plateformes pour développer ces addictions, études scientifiques les plus parlantes, effets des écrans sur le développement, le langage, le sommeil, les performances physiques, les compétences scolaires, les troubles de la relation, les troubles de l’attention…(cf. article du 13 janvier, https://www.revuepolitique.fr/les-dangers-des-ecrans-pour-les-petits/). Il est fait également référence aux différentes actions réalisées sur le thème des écrans sur la commune ( psychologue Education Nationale, Maison des Parents, futur livret pour les habitants…).
Au travers d’une bibliographie assez large, ce processus peut aussi être poursuivi, seul ou en groupe ; des séances à distance de cette formation-capacitation sont prévues pour accompagner la mise en place d’actions sur le terrain et développer des réseaux. L’existence d’un soutien par le groupe est en effet très importante.
Une des caractéristiques qui différencie aussi ce dispositif est la co-participation de professionnels et de parents.
Chacun a en effet un savoir, singulier et différent, en ce qui concerne les écrans, et cet échange de savoirs se situe aux antipodes de la culpabilisation et du jugement moral.
Le numérique est un phénomène récent, massif, il s’agit de trouver des solutions collectives à un problème collectif, car il ne s’agit pas de problèmes individuels, ce que certains voudraient faire croire…
La présence dans ces séances de capacitation d’un parent-ambassadeur, qui témoigne de son vécu avec un enfant surexposé, de son combat pour tout changer, pour se réintroduire en tant que parent auprès de son enfant, retrouver des expériences de vie et de redécouverte du monde extérieur, est un témoignage formidable et irremplaçable.
Les sessions se poursuivent, associant des directrices de crèches, des puéricultrices, divers professionnels de la petite enfance, et bientôt des animateurs de temps périscolaire, des professionnels des services sociaux, tous impliqués dans des missions de prévention. Parallèlement, le groupe de parents-ambassadeurs est en train de s’étoffer grâce à ce dispositif, avec la recherche d’un cadre administratif qui permettait leur rémunération au titre de la contribution.
Les groupes de professionnels de l’enfance, les municipalités, les politiques pourraient s’inspirer de cette expérience pour prévenir les effets réellement catastrophiques de trop d’écrans chez les parents et chez les enfants, ce qui irait dans le sens de la loi de C. Janvier votée en mars 2023 à l’Assemblée nationale pour une formation de tous les professionnels de l’enfance.
Marie-Claude Bossière, pédopsychiatre
IRI, Institut de Recherche et d’Innovation, Centre Pompidou, 4 rue Aubry le Boucher, Paris
30 mars 2023
https://tac93.fr/capacitation/clinique
https://atelierecrans.wordpress.com/