Dans la dynastie des empereurs julio-claudiens, après le tyrannique Caligula à qui l’on attribue la célèbre formule “oderint dum metuant” (Qu’ils me haïssent, pourvu qu’ils me craignent.), il y a eu le despote Néron et l’incendie de Rome ; leurs modes de gouvernance honnis et à bannir sont restés gravés dans l’histoire universelle et de sinistre mémoire… Aucun rapport avec la tempête qui secoue aujourd’hui notre Royaume hexagonal, encore que… ?
Plus sérieusement et en chassant vite ce vilain écho né de la vision de poubelles en flammes dans les rues de la capitale, quel est donc l’étrange et funeste syndrome qui s’est insinué dans notre vie politique pour provoquer un tel tohu- bohu ? Le 24 avril 2023, la macronie célébrera un an de saison 2 de son “règne” et le reste des Français. Quel pourra être son motif de se réjouir, le signal du début de la fin ou bien l’entame du décompte des jours avant 2027 pour espérer tourner la page d’une période de déconvenues et de déclin de plus en plus difficile à supporter ?
La stupidité d’un entêtement borné aura fini par l’emporter sur la raison et le “cher et vieux pays” se retrouve à nouveau confronté une fois de trop à une crise, qu’un pouvoir moins enlisé dans un déni absolu devant la gravité de la situation et plus lucide dans son appréciation du rapport de forces aurait pu éviter, à tout le moins retarder.
Triste gâchis pour un projet de réforme médiocre, mal ficelé, mal conduit par de piètres négociateurs qui se sont révélés incapables de dégager la marge de voix nécessaire à l’Assemblée nationale pour éviter l’étincelle du déclenchement de l’incendie en allumant la mèche fatale du 49.3, entraînant l’exécutif dans la tourmente en ridiculisant au passage son image dans la presse étrangère et en fracturant encore un peu plus la France ! On se demandera longtemps comment on a pu en arriver là : aveuglement collectif, méthode Coué, arrogance, amateurisme quand la veille encore on affirmait disposer d’une majorité “naturelle” pour aller au vote, ou simple incompétence des porteurs du projet à la manoeuvre, trop empêtrés dans la glu de leur usine à gaz bureaucratique, dénués de sens politique élémentaire et du minimum de charisme nécessaire pour entraîner l’adhésion en période aussi troublée après 8 journées de mobilisation intense contre leur réforme, ils se seront contraints tout seuls à recourir à des procédures absconses de restriction à la portion congrue du temps du débat au nom d’une urgence plus que contestable…
Certes ils peuvent toujours arguer que le recours au forceps leur aura permis d’obtenir un vote bloqué favorable au Sénat, dans la foulée, l’accord de la commission paritaire mixte acquis au prix de coûteuses concessions de dernière minute (700 millions d’euros, si tenté que l’on sache réellement ce que va coûter et rapporter cette réforme dans ce manque criant de transparence ?…) mais ils auront surtout eu le tort de chercher à justifier leur passage en force en dénonçant l’obstruction obtenue en réaction des députés de la NUPES au Palais Bourbon sans reconnaître l’erreur de leur refus initial de débattre honnêtement du fond avec la représentation nationale, débat indispensable pour légitimer sans critique possible leur action de mise en œuvre d’une promesse de campagne, que méritait largement un tel sujet, quitte à supporter la longueur et le désagrément d’une avalanche d’amendements -c’est le jeu parlementaire après tout, fastidieux peut-être mais on voit ce qu’il en coûte d’avoir escamoté la confrontation des idées dans un contexte aussi polémique devant le chaos généré par leur absence d’appréhension du manque de confiance publique dans les procédés choisis et utilisés pour parvenir à leurs fins-.
Où diable se cache cette porte ouverte invoquée maintenant que la table des négociations est renversée ?
Ils ont joué aux “hommes pressés” du monde “nouveau” en privilégiant à leur habitude communication creuse et coup de poker au détriment d’un nécessaire travail patient de conviction et pédagogie, ignorant avec la superbe de néophytes en politique, alors qu’ils sont en place depuis six ans bientôt, le manque d’adhésion criant exprimé par l’opinion dès l’annonce de leur proposition de loi pour une retraite “universellement juste”…
Le pays profond retiendra que leur majorité relative à l’Assemblée nationale ne tient désormais plus que grâce au fil de l'”appui” précaire de l’ex droite de gouvernement en passe d’implosion, la fable somme toute de l’aveugle et du paralytique, un attelage de plus en plus improbable, bien trop fragile pour faire face à la crise politique latente auparavant, exacerbée le 16 mars 2023 par ce recours au 49.3 vécu comme l’ultime provocation par les opposants au projet, la goutte d’eau qui fait déborder une coupe amère trop pleine, perçue comme le bras d’honneur ou l’ultime stade du mépris souverain exprimé pour leurs revendications, ressenti également à travers la fin de non-recevoir opposée par l’Elysée à la demande d’entrevue de l’union syndicale. Ils pourront clamer que cet outil maintes fois utilisé est légal, inscrit dans la Constitution de la 5e République -personne ne le conteste-, ce qu’ils n’arrivent pas à comprendre c’est que l’opportunité d’en faire usage pour imposer leur projet quand celui-ci faisait l’objet d’un rejet aussi massif incarné sous la forme visible des cortèges encadrés par une union syndicale unanime, inédite, une opposition frontale deux mois durant vent debout contre, qui plus est sur l’ensemble du territoire, relève d’une faute politique dans un pays fragmenté, “archipelisé”, en proie à une avalanche de difficultés internes et externes, inscrites dans la durée et pesant cruellement sur la population.
Le plus pathétique dans cette tempête est de les entendre se cramponner à leurs illusions sans rien percevoir du tremblement de terre en train de survenir : ils n’entendent rien de ce qui se passe sous leurs yeux, n’écoutent pas plus et surtout semblent n’avoir rien appris des crises précédentes qui ont émaillé la mandature précédente, rien retenu de la révolte des Gilets jaunes ou du malaise sourd ressenti pendant les heures sombres du pic de la pandémie, rien anticipé des conséquences de la guerre en Ukraine, crise de l’énergie (les auditions menées au Parlement sont notablement édifiantes sur le naufrage du nucléaire et la responsabilité des politiques dans la perte de notre contrôle sur notre approvisionnement énergétique…), inflation galopante à deux chiffres pour les produits alimentaires, paupérisation accélérée de la France “d’en bas” sur fond de montée de l’insécurité, de la violence et de l’incivilité au quotidien.
Comme s’ils étaient sourds devant le délitement de notre société et évoluaient dans un autre monde que celui dans lequel se débattent leurs concitoyens, pensant calmer leur angoisse de l’avenir en distribuant chèques à tout va et en ignorant les rapports alarmants de la Cour des Comptes et les signaux d’une récession mondiale… Murés dans leurs certitudes, ils continuent à accumuler les provocations sans même s’en rendre compte, un peu à la manière d’un Charles X cramponné à la promulgation de ses Ordonnances en juillet 1830… Comment interpréter “le 49.3 n’est pas un échec…” affirmé sans ciller par un des principaux responsables du fiasco actuel ? Ou encore, face au dépôt de deux motions de censure dont l’une est transpartisane (belle prouesse dans une Assemblée aussi clivée que le pays !), est-il opportun de laisser sous-entendre que les votes qu’elles recueilleront – dans la vision indigente de la technostructure hors sol qui a concocté cette réforme et de la macronie son bras armé politique, grâce au refus de l’ex droite de gouvernement de les cautionner, arithmétiquement elles n’ont aucune chance d’aboutir à la chute de l’équipe aux manettes, les députés LR ayant tout à redouter d’une dissolution- seront, après tout, la confirmation du bien fondé du passage en force et pourquoi pas dans cette logique jusqu’auboutiste, ne pas aller jusqu’à clamer “Circulez braves gens- les voix citoyennes qui auront défilé vainement dans les rues de France-, la réforme est passée ! Rentrez donc chez vous et prenez en votre parti”, fin de la séquence ?
Jusqu’où va-t-on aller dans ce bras de fer irresponsable ? Croit-on sérieusement que la colère et la radicalisation qui se sont exprimées à partir du 16 mars dans la soirée place de la Concorde, lieu de notre capitale combien symbolique – sinistre emplacement de la guillotine au cœur de la place de la Révolution, arène meurtrière du 6 février 1934 – mais aussi dans un nombre impressionnant d’autres cités de France, vont se dissiper comme par magie en quelques jours, simple accès passager de fièvre et obstacle enjambé sans coup férir ? Pense-t-on que les millions de Français qui ont tourné le dos aux urnes lors des deux joutes électorales focales génératrices de l’impasse actuelle ont encore cure de grandes envolées sur la démocratie, la légitimité des uns ou des autres (“Ce n’est pas à la rue ni aux syndicats de dicter la loi”…), l’usage des outils offerts par les règlements d’Assemblées, etc. dans le jeu dévoyé de nos institutions ? Quand la foule des mécontents en arrive à brûler en place publique des pantins représentant ses dirigeants, qu’est ce que cela veut dire de l’état de notre vie politique ? Le Général de Gaulle a été la cible de plusieurs attentats liés au drame de la guerre d’Algérie : de mémoire a-t-on vu brûler son effigie et celle de ses ministres au plus vif des événements de mai 1968 ? Cela ne semble pas être le cas.
On peut toujours essayer de se rassurer en n’accordant pas trop d’importance aux images de la colère de moins en moins sporadique observée ces dernières heures au coeur de tous les territoires, affligeantes parce qu’elles traduisent un cocktail détonnant de profonde déception, sentiment d’inutilité de la concertation, d’humiliation, rancœur, et violence du désespoir, le tout formant un terreau délétère et mortifère pour dérives incontrôlables. On peut aussi minimiser le chiffre des participants à ces manifestations spontanées et faire le pari du pourrissement de la situation et d’un retournement/résignation miraculeux de l’opinion si l’entrave au relatif confort de la vie quotidienne dure trop longtemps.
C’est oublier que la France s’est habituée au fil des décennies à beaucoup de dysfonctionnements dans tous les secteurs de services publics et à la dégradation accélérée de nombreux domaines d’exercice du régalien…
Alors maintenant comment tenter d’apaiser la tempête qui s’est levée bien au delà du champ étriqué de la réforme des retraites en comparaison avec tous les autres chantiers auxquels il aurait fallu aussi s’atteler d’urgence pour donner corps à un réel rebond du “cher et vieux pays” ? Les marges de manœuvre pour juguler la crise avant qu’elle n’emporte tout dans son emballement plus que possible sont très étroites et relèvent de choix limités : remaniement drastique de l’équipe à qui on fait porter la responsabilité du fiasco, courage d’aller à la dissolution pour trouver une majorité crédible afin de mener à bien des réformes affichées en réelle ambition et non en trompe-l’oeil pour dissimuler sans convaincre personne une accumulation de défaillances, changement sincère de méthode de gouvernance en l’adaptant à la dureté de ces temps de guerre et en tournant le dos à la désinvolture, mise en pause de la réforme objet de ce rejet explosif pour notre fragile cohésion sociale voire sociétale (qui peut advenir par ailleurs à travers la concrétisation du référendum d’initiative partagée…) car elle ne vaut pas la peine d’une telle épreuve de force dans une maison France déjà chancelante, avant tout renouer le dialogue entre acteurs du psychodrame quoiqu’il en coûte pour les orgueils mal placés si c’est encore possible…
On peut aussi choisir la voie du naufrage collectif, le début de la fin, l’Histoire dira trop vite sans doute si le dangereux jeu auquel se livre notre classe politique autour de la réforme des retraites en valait la chandelle dans un monde hostile lui-même en flammes qui observe attentivement notre affaissement, quand raison sera revenue à bord du bateau ivre et sans cap sur lequel elle nous a embarqués depuis un bon moment…
Eric Cerf-Mayer