En l’espace de deux générations, nos enseignements secondaire et supérieur se sont massivement démocratisés : réservés longtemps à une élite, ils s’adressent désormais à l’ensemble de la population en âge de les fréquenter. Ils ont été de ce fait confrontés à des mutations de vocation et d’échelle, et la question se pose évidemment de savoir si leur organisation, leurs programmes, leurs méthodes ont été aménagés en conséquence.
Pour permettre et accompagner cette montée en puissance, de multiples réformes ont été mises en chantier, inspirées, pour l’essentiel, par une même ligne directrice : promouvoir l’égalité, en offrant au plus grand nombre ce qui avait été jusque-là l’apanage de quelques-uns, et ce faisant de relever le niveau d’éducation de la population, mais sans négliger pour autant la nécessité de former les futurs cadres de la nation ; beau programme assurément, mais plus facile à exposer qu’à mettre en pratique.
Alors que, quantitativement, en termes d’effectifs accueillis dans l’institution scolaire, on peut considérer que les objectifs ont été globalement atteints, l’ont-ils été qualitativement, en ce sens que les nouveaux venus auraient eu statistiquement les mêmes chances que leurs prédécesseurs d’acquérir connaissances et compétences, et ultérieurement d’accéder aux emplois et positions les plus recherchés : dans leur intérêt propre bien sûr, mais aussi dans celui du pays, qui aurait vu ainsi s’accroître le vivier des « capacités » à sa disposition ?
La question se pose en des termes différents selon le palier de notre système éducatif : école primaire, premier cycle de l’enseignement secondaire, deuxième cycle, enseignement supérieur. Le premier cycle secondaire retient particulièrement l’attention ; faisant immédiatement suite à l’école primaire et se continuant jusqu’à la fin de l’enseignement obligatoire, il constitue le dernier moment commun à tous les enfants avant l’orientation vers une des trois voies du second cycle : générale, technologique ou professionnelle.
Il représente de ce fait une étape charnière dans la recherche d’un équilibre entre formation de l’ensemble de la population et préparation des élites.
Un équilibre dont la poursuite continue d’alimenter controverses et projets d’aménagement : pour l’heure en effet, en raison sans doute plus d’un excès que d’un défaut d’ambition, les fruits n’ont qu’incomplètement rempli les promesses des fleurs ; à refuser de voir que tous les enfants ne sont pas sur la même ligne de départ, on les a fait entrer dans une course que les fils des milieux culturellement favorisés peinaient eux-mêmes parfois à gagner, de sorte qu’en croyant avancer vers plus d’égalité, on a fait le lit d’une nouvelle forme d’inégalité.
Une situation paradoxale d’autant plus difficile à faire évoluer que le temps l’a cristallisée et que nous voulons nous persuader que, de retouche en retouche, les bonnes intentions finiront par trouver leur consécration, sans qu’il soit besoin de remettre en cause quelques-unes des conceptions demeurées au fondement de notre système éducatif !
Un optimisme que beaucoup d’entre nous voudraient éprouver tant ces conceptions sont partagées par le corps social ; mais « il n’y a pas de politique en dehors des réalités », et il faut nous interroger sur les voies qui permettraient plus sûrement de se rapprocher de l’objectif affiché ou, pour dire les choses crûment, sur le prix à payer pour accorder les faits avec les discours.
1. Au royaume des paradoxes ou d’une inégalité à l’autre
À l’issue d’une longue marche pour permettre à un nombre croissant d’enfants de poursuivre leur formation au-delà de l’école primaire, s’est enclenché, dans les années 1960, 1970, le mouvement de démocratisation de l’enseignement secondaire, et d’abord de son premier palier ; le modèle pédagogique traditionnel a vu son application généralisée, sans égard pour les différences de profils entre anciens et nouveaux élèves, et non sans conséquences sur la qualité des apprentissages des derniers venus.
1.1. La longue marche vers l’égalité formelle
Historiquement, lors de la création de l’Université impériale[1], au début du XIXe siècle, une nette césure avait été établie entre l’instruction primaire, en principe ouverte à l’ensemble de la population et volontiers abandonnée aux congrégations religieuses, et les deux autres ordres d’enseignement, réservés à une élite sociale et à qui revenait la mission de former les cadres de l’administration et de l’armée, ainsi que les membres des professions libérales, ce qui justifiait l’intervention directe de l’État pour créer les établissements (lycées, facultés et écoles) et recruter leurs maîtres.
Durant un siècle et demi, sans remettre fondamentalement en cause la distinction entre instruction du peuple et formation des élites, on s’employa, pour répondre aux nouveaux besoins économiques et sociaux, à jeter un pont entre les deux, en organisant, entre enseignements élémentaire et secondaire, un enseignement « intermédiaire », à l’intention des enfants de la « classe moyenne », mais aussi pour permettre aux bons élèves des milieux populaires d’accéder à celle-ci.
La loi du 28 juin 1833 prescrivit aux communes les plus importantes de créer une école primaire supérieure, mais ses dispositions restèrent longtemps lettre morte, et il fallut attendre l’avènement de la IIIe République pour qu’un enseignement primaire supérieur se mette progressivement en place[2] : la loi du 30 octobre 1886 confirma le rôle de cet ordre d’enseignement ; elle prévoyait que celui-ci serait dispensé dans les écoles primaires supérieures mais aussi, pour les petites communes, dans les classes d’enseignement primaire supérieur annexées aux écoles élémentaires et dites cours complémentaires ; par ailleurs, des écoles primaires supérieures à vocation professionnelle furent également créées, soit de manière autonome, soit sous forme de « section professionnelle ».
Les nombreuses réformes initiées par les gouvernements successifs pour rapprocher enseignement primaire supérieur et enseignement secondaire ne firent sentir que lentement leurs effets, et les séquelles d’une dichotomie à forte connotation sociale demeurèrent inscrites dans l’organisation de l’enseignement jusque tard au XXème siècle. Dans le long processus d’unification et de démocratisation, quelques étapes méritent d’être relevées, à grands traits :
– la loi du 15 août 1941 supprima l’enseignement primaire supérieur ; les écoles primaires supérieures furent intégrées à l’enseignement secondaire ; en revanche, les cours complémentaires furent maintenus[3] ;
– l’ordonnance et le décret du 6 janvier 1959[4] (réforme Berthoin) apportèrent plusieurs innovations importantes : elles prévoyaient la généralisation de l’entrée en sixième[5] et le prolongement de la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, à partir de 1967 ; l’organisation du système éducatif était modifiée ; les Cours complémentaires devenaient des Collèges d’enseignement général (CEG), où l’enseignement durait désormais quatre ans ;
– le décret n° 63-793 du 3 août 1963 (réforme Fouchet-Capelle) créa les Collèges d’enseignement secondaire (CES), à côté desquels des Collèges d’enseignement général (CEG) perduraient ; les CES regroupaient en un seul établissement trois filières correspondant aux anciens cycles : une filière proposant un enseignement long (classique ou moderne) débouchant sur les lycées et le baccalauréat ; une filière offrant un enseignement général court poursuivi par une classe complémentaire ou pouvant conduire à des formations professionnelles en deux ans, en Collèges d’enseignement technique (CET) ; une filière constituée d’un cycle de transition (sixième et cinquième) suivi d’un cycle terminal pratique ; chaque filière avait son propre corps enseignant ;
– la loi Haby du 11 juillet 1975 (réforme Haby) fut célébrée comme l’aboutissement du processus ; elle unifiait les structures du premier cycle, qui devenaient toutes des collèges ; l’organisation de la scolarité en filières disparaissait ; la répartition des élèves dans les classes s’effectuait sans distinction : les élèves en difficulté n’étant plus écartés par une orientation précoce, des actions de soutien et des activités d’approfondissement étaient prévues pour compenser l’hétérogénéité des niveaux et des acquis préalables. À l’issue de ce « collège unique », en fin de classe de troisième, les élèves devaient être orientés, vers l’enseignement général, technique ou professionnel, dans des conditions que l’objectif, énoncé en 1985, de mener « 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat[6] » allait d’ailleurs substantiellement modifier.
Mis en place à la rentrée 1977, le collège unique ne tarda pas à être confronté à des difficultés : hétérogénéité des niveaux (scolaires et sociaux), inadaptation des nouveaux venus à un univers différent de celui de l’école primaire (pluralité des maîtres), impréparation des enseignants…, difficultés que des aménagements successifs ont cherché à atténuer :
– en 1981, création des zones d’éducation prioritaire (ZEP), afin de « corriger l’inégalité [sociale] par le renforcement sélectif de l’action éducative dans les zones et les milieux sociaux où le taux d’échec scolaire est le plus élevé[7] » ;
– en 1989, dans le but de placer « l’élève au centre de l’école », organisation de la scolarité en cycles (deux pour le collège), institution des « projets d’établissement », création des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) chargés de dispenser une formation et une culture professionnelle commune à tous les enseignants du primaire et du secondaire[8] ;
– en 1999, nouvelles initiatives[9] en vue notamment de remettre à niveau des élèves arrivant en sixième avec des lacunes importantes, de favoriser une plus grande cohérence des enseignements et des équipes pédagogiques et de diversifier les méthodes d’apprentissage ;
– en 2005, trente ans après l’institution du collège unique, définition d’un « socle commun des connaissances et des compétences[10] », d’une culture commune, que chaque élève doit maîtriser au terme de la scolarité obligatoire, l’école élémentaire et le collège ayant désormais vocation à constituer un continuum, d’une durée de neuf ans, et le second ne devant plus être conçu comme une préparation au lycée général, mais conduire la totalité d’une génération à la maîtrise de ce socle ;
– en 2013, instauration d’un conseil école-collège, avec pour objectif d’assurer la continuité pédagogique et la cohérence éducative entre l’école et le collège, et encouragement aux pratiques pédagogiques différenciées[11] ;
– en 2016, prolongeant les dispositions de 2013 et justifiée par le constat que le collège constitue le « maillon faible » d’un « système scolaire inégalitaire », réforme[12] visant à mieux assurer l’enseignement des savoirs fondamentaux en combinant les apprentissages théoriques et pratiques, en favorisant les projets interdisciplinaires, et en donnant une plus grande liberté pédagogique aux enseignants.
Autant de « remises sur le métier » qui sont évidemment le signe que, quatre décennies après la loi de 1975, l’objectif continue à se dérober et qui invitent à s’interroger sur le « cœur » du collège unique, sur son « modèle pédagogique ».
1.2. La persistance du modèle pédagogique traditionnel[13]
On aurait pu s’attendre, compte tenu de l’élargissement attendu du public, à ce que la mise en place du collège unique s’accompagne d’une réflexion sur les contenus et méthodes, et plus précisément conduise à faire un choix entre les deux termes de l’alternative :
– adapter les programmes et méthodes au niveau et au profil de la majorité des élèves, notamment en capitalisant sur ce qu’avaient de meilleur l’enseignement primaire supérieur et l’enseignement secondaire,
– ou bien, essayer d’adapter les élèves aux programmes et méthodes traditionnellement dominants.
En fait, il semblerait que la question n’ait pas été explicitement posée. La réforme a, pour l’essentiel, conduit à généraliser (de la classe de sixième à la terminale), le modèle du deuxième cycle de l’enseignement secondaire (en fait, du lycée d’avant la réforme Fouchet-Capelle, qui abritait également le premier cycle), en matière d’organisation pédagogique, de programmes, de corps enseignant : mêmes disciplines au collège et au lycée, dans la perspective d’une poursuite d’études dans l’enseignement supérieur, découpage identique du temps scolaire, même pluralité de maîtres alors qu’à l’école primaire les élèves s’étaient habitués à n’en avoir qu’un seul, enseignants aux qualifications comparables (titulaires de l’agrégation ou du CAPES) et ayant vocation à exercer indifféremment dans le premier et le second cycles du secondaire.
Au nom de la démocratie, on a ainsi voulu écarter tout risque d’« enseignement au rabais », et on a cru possible d’offrir à tous, moyennant un soutien aux élèves les moins armés, ce qui avait été jusque-là réservé à quelques-uns ; généreuse intention assurément, qui prétendait étendre à l’ensemble d’une génération un modèle hérité des collèges des jésuites et fondamentalement tourné vers la « production des élites », alors même que, par définition, la majorité des enfants n’avait pas vocation à en faire un jour partie.
On a donc fait « comme si » tous les élèves étaient en mesure de s’adapter à un système présentant les caractéristiques que l’on sait : règne de l’abstraction, encyclopédisme des programmes, esprit de compétition, perpétuels contrôles de connaissances et classements, censés préparer à affronter demain les épreuves des examens et concours.
Pour éviter les prévisibles effets pervers de ce modèle « élitiste », on a cru pouvoir compter sur les « procédures de remédiation », dont, d’une loi à l’autre, les rappels successifs[14] disent assez les limites ; et, dans le même temps, les savoirs d’excellence ont continué à servir de base à l’élaboration de programmes conçus dans la perspective du lycée général et des études supérieures longues, sans qu’avant de les arrêter, on s’interroge sur le pourcentage d’élèves qui seraient en mesure de comprendre telle ou telle notion.
Finalement, à placer la barre trop haut en ignorant les contraintes sociologiques, à imposer des programmes et des méthodes potentiellement générateurs d’un « climat d’angoisse » à des enfants peu préparés à en tirer profit et non motivés par l’espoir d’intégrer le « cercle des élus », on a pris le risque de décourager et de laisser sur le bord du chemin bon nombre d’entre eux…
Risque d’autant plus grand qu’il ne fallait guère compter sur le jeu des acteurs pour l’atténuer ; la plupart des enseignants partagent les valeurs du modèle : ils sont attachés aux disciplines, telles qu’enseignées au lycée, qu’ils perçoivent comme le fondement de leur identité professionnelle ; ils défendent l’encyclopédisme des programmes, dont la remise en cause est de nature à compromettre la place institutionnelle et les intérêts de certaines disciplines, ils adhèrent en profondeur à un système classificateur dont ils sont le fruit : beaucoup d’entre eux, quelles que soient leurs origines et leurs convictions politiques, ne se définissent-ils pas eux-mêmes par le concours qu’ils ont un jour réussi ? Et il n’y a guère de contrepoids à attendre du côté des parents : voyant dans l’école le principal vecteur de l’ascension (ou de la non-régression…) sociale, ils auraient eu plutôt tendance à renchérir sur le discours des maîtres, dont ils partagent la religion des notes et classements. Dans ces conditions, comment les espoirs suscités par le collège unique n’auraient-ils pas pris des allures d’illusions perdues ?
1.3. Les illusions perdues
Pour juger du degré d’atteinte des objectifs poursuivis par les réformes successives, nous nous référerons aux résultats des enquêtes menées par l’OCDE, tous les trois ans, à partir de 2000, au titre du Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves (PISA), enquêtes bien connues, qui portent sur les membres de l’Organisation, mais aussi sur un certain nombre d’autres pays. Elles visent, on le sait, à évaluer le niveau des élèves de 15 ans, à l’issue du cycle d’enseignement obligatoire, au regard de la compréhension de l’écrit (lecture), de la culture mathématique et de la culture scientifique, et, ce faisant, à apprécier l’efficacité des systèmes éducatifs des pays participants. Nous présenterons brièvement les résultats des enquêtes de 2000, 2009 et 2018.
1. a) PISA 2000[15]
En 2000, les résultats des élèves ayant participé à l’enquête placent la France dans la moyenne des pays de l’OCDE : elle obtient 505 points dans le domaine de la compréhension de l’écrit (note la plus élevée, Finlande : 546 ; plus faible, Mexique : 422 ; moyenne OCDE : 500), 517 en mathématiques (plus élevée, Japon : 557 ; plus faible, Mexique : 387 ; moyenne OCDE : 500), 500 en sciences (plus élevée, Corée : 552 ; plus faible, Mexique : 422 ; moyenne OCDE : 500).
À considérer les déterminismes socio-culturels, elle n’est pas mentionnée comme faisant partie des pays où les enfants dont les parents ayant le statut socio-professionnel le moins élevé ont les meilleures chances d’avoir de bons résultats scolaires (Corée, Finlande, Islande) ; elle n’appartient pas non plus aux pays européens où l’écart de résultats en fonction du statut socio-professionnel est le plus important (Allemagne, Belgique, Suisse).
1. b) PISA 2009[16]
En 2009, les résultats des élèves français continuent à les situer dans la moyenne des pays de l’OCDE, loin derrière la Corée et la Finlande, avec cependant une tendance au tassement : dans le détail, la France obtient 496 points (contre 505 en 2000) dans le domaine de la compréhension de l’écrit (note la plus élevée, Corée : 539 ; plus faible, Mexique : 425), 497 (contre 517) en mathématiques (plus élevée, Corée : 546 ; plus faible, Mexique : 419), 498 (contre 500) en sciences (plus élevée, Finlande : 554 ; plus faible, Mexique : 416).
Par ailleurs, elle se signale par des écarts significatifs de résultats, d’une part, entre les meilleurs et les moins bons élèves, d’autre part, entre enfants issus d’un milieu socio-économique défavorisé et ceux provenant d’un milieu favorisé, écarts dont on peut supposer qu’ils se recoupent.
1. c) PISA 2018[17]
En 2018, on n’observe pas d’évolution favorable mais plutôt une prolongation de la tendance observée de 2000 à 2009 : la France affiche des résultats moyens, qui la placent, selon la matière, entre le dix-huitième et le vingtième rang des 36 pays de l’OCDE (faisant l’objet du classement) : elle obtient 493 points (contre 496 en 2009) dans le domaine de la compréhension de l’écrit (note la plus élevée, Estonie : 523 ; plus faible, Colombie[18] : 412; moyenne OCDE : 487), 495 (contre 497) en mathématiques (plus élevée, Japon : 527 ; plus faible, Colombie : 391; moyenne OCDE : 489), 493 (contre 498) en sciences (plus élevée, Estonie : 530 ; plus faible, Colombie : 413; moyenne OCDE : 489).
L’enquête de 2018 livre des enseignements dont certains viennent confirmer des observations antérieures[19] :
– les résultats obtenus en mathématiques et sciences, en ligne avec ceux que révèlent d’autres enquêtes[20], demeurent médiocres, ce qui ne laisse pas d’être inquiétant à une époque où la culture en ces domaines s’affirme comme la clé des compétences dans de nombreuses professions ;
– la France est l’un des pays de l’OCDE où le lien entre le statut socio-économique et la performance dans PISA est le plus fort ;
– de nombreux élèves, et en particulier ceux issus d’un milieu défavorisé, ont des ambitions moins élevées que ce à quoi on pourrait s’attendre compte tenu de leurs résultats scolaires ;
– la France est l’un des pays où les élèves ressentent le moins de soutien de la part de leurs enseignants pour progresser dans les apprentissages ;
– les élèves sont plus souvent préoccupés que dans la plupart des autres pays de l’OCDE par les problèmes de disciplines qui perturbent l’enseignement.
Les conclusions de ces enquêtes doivent bien sûr être prises avec précaution : l’application des mêmes questionnaires et méthodes d’évaluation dans des contextes culturels différents induisent nécessairement des biais, ne serait-ce que parce que tous les systèmes éducatifs n’accordent pas la même importance aux mêmes choses. Mais les études nationales aboutissant à des résultats voisins, il faut bien admettre que les initiatives législatives aux ambitieuses appellations qui se sont succédé depuis vingt ans, non seulement n’ont pas permis d’améliorer la situation mais ont plutôt accompagné une évolution défavorable, au regard tant du niveau général des acquis des élèves que des écarts entre les résultats des uns et des autres, en fonction de l’origine familiale. C’est dire que pour espérer renverser la tendance, il sera difficile de continuer à se satisfaire d’aménagements « à la marge » et que, malgré que nous en ayons, nous ne devrons pas exclure de remettre en cause certains fondements de notre système éducatif.
2. À la recherche de la « pierre philosophale »
Que faire pour en finir avec ces réformes infructueuses ? La tentation pourrait être d’enterrer le collège unique, pour rétablir une sélection précoce (par exemple en ressuscitant l’examen d’entrée en sixième) et restaurer des filières distinctes.
Mais c’est se bercer d’illusions, de croire, en embellissant le passé, que des solutions existent dans cette direction : pour des raisons politiques, parce qu’on voit mal comment l’opinion (et une bonne partie du corps enseignant) pourraient accepter ce qui serait dénoncé comme une intolérable régression démocratique, mais aussi pour des motifs pédagogiques ; les enquêtes internationales indiquent en effet que ce ne sont pas les pays où subsistent des cloisonnements qui obtiennent les meilleurs résultats en termes de connaissances et compétences acquises à la fin de la scolarité obligatoire et également de formation des élites, mais bien ceux qui ouvrent indistinctement les portes à tous les enfants[21].
C’est donc dans le cadre mis en place par la loi de 1975 que nous explorerons les pistes d’évolution, sans méconnaitre les obstacles qu’aurait à surmonter le gouvernement qui envisagerait de les emprunter, mais sans pour autant brider la réflexion, et en axant prioritairement celle-ci sur trois séries de questionnements relatifs :
– à l’organisation de l’enseignement, à son contenu et à ses méthodes,
– au personnel enseignant,
– à la gestion des établissements.
2.1. La question de l’organisation, du contenu et des méthodes de l’enseignement
- a) L’enseignement obligatoire, prolongé par étapes de 13 à 16 ans, se déroule dans deux institutions aux programmes, corps enseignants et méthodes nettement différenciés : l’école primaire puis le collège. Cette distinction, héritée du temps de l’instauration de l’obligation scolaire[22] et à l’origine de la longue hésitation à faire du second soit le prolongement de la première soit une préparation au lycée général, doit-elle être maintenue ? Ou bien, sachant que beaucoup de difficultés rencontrées par les élèves au collège ont leur source dans les lacunes que l’école primaire a laissé subsister[23][24], faut-il envisager d’instituer une « école du socle commun », une « école fondamentale » couvrant tout le cycle de la scolarité obligatoire, ce qui conduirait à poser aussi bien la question du contenu de l’enseignement à dispenser à partir de la sixième, que celle des maîtres à qui le confier ? Faudrait-il en particulier s’inspirer du modèle de l’ancien primaire supérieur en limitant l’ambition des programmes enseignés et en promouvant la polyvalence des enseignants ? Même si est écarté ce bouleversement, que d’aucuns appellent de leurs vœux[25] et donc, si l’« École du socle commun » demeure scindée en deux entités, la nécessité demeurera de renforcer la continuité entre eux, d’en faire « deux maillons solidaires » d’un même projet de formation, en particulier pour que le collège ne soit plus confronté à la « mission impossible » d’assurer tardivement des apprentissages qui auraient dû l’être en amont. C’est ce sens que deux initiatives récentes, ayant conduit, l’une à dédoubler certaines petites classes[26], l’autre à rendre l’instruction (préscolaire) obligatoire dès l’âge de trois ans[27], peuvent être considérées comme des contributions significatives à l’acquisition de ce « socle ».
- b) S’agissant du contenu de la formation, il conviendrait d’explorer deux moyens de renforcer des orientations déjà à l’œuvre. Dans le but de mieux préparer les élèves à leur parcours ultérieur et aux trois voies qui s’offrent à eux en second cycle (générale, technologique et professionnelle), le premier consisterait à accroître, aux côtés des savoirs abstraits propédeutiques au lycée général, les activités pratiques et l’approche inductive. Le second conduirait à distinguer systématiquement les enseignements faisant partie du socle commun de ceux n’en relevant pas, de sorte qu’une fois la maîtrise de ce socle acquise, les élèves aient la liberté de choisir soit d’approfondir les matières incluses dans celui-ci, soit d’en étudier d’autres.
- c) C’est sans doute dans le domaine des méthodes et techniques éducatives que les inflexions les plus significatives seraient à rechercher et, à cet égard, il serait possible de s’inspirer de l’exemple de pays obtenant les meilleurs résultats dans les comparaisons internationales, notamment ceux d’Europe du Nord, pour orienter la réflexion dans plusieurs directions.
En France, dans tous les ordres d’enseignement, du primaire au supérieur, nous continuons à compter beaucoup sur le « cours magistral » pour permettre la transmission des compétences « disciplinaires » : l’apprenant reçoit passivement la bonne parole du maître, dont il doit se nourrir.
Pour que le premier ait un rôle plus actif dans le processus d’apprentissage, une autre approche consisterait à développer préalablement chez lui les compétences « transversales », comportementales : aptitude au travail en groupe, à rechercher et à présenter l’information, à « apprendre à apprendre »…, qui pourraient ainsi être mises au service de l’acquisition des compétences disciplinaires ; ce qui le rendrait davantage acteur de sa propre formation et aiderait peut-être à combattre les attitudes de rejet observées chez des adolescents qui s’accommodent mal de la passivité à laquelle ils ont le sentiment d’être contraints.
L’enseignement est traditionnellement organisé en France par classe de niveau supposé homogène ; tous les élèves sont donc censés progresser d’un même pas dans les différentes matières ; il s’agit là d’une fiction, et si elle s’avère trop manifestement en défaut, en ce sens que des déficiences avérées sont constatées dans un nombre suffisant de disciplines, la solution n’est pas recherchée dans la remédiation matière par matière, mais dans la reprise de l’ensemble, c’est-à-dire dans le redoublement : c’est la politique du tout ou rien, avec le plus souvent la « moyenne générale » comme ligne de partage.
L’enseignement pourrait être agencé différemment, par groupe de niveau, c’est-à-dire en rassemblant, matière par matière, les élèves partant d’acquis comparables et devant être conduits au même palier de connaissances ou de compétences.
Si l’apprentissage par niveau peut constituer une solution attrayante pour des publics plus âgés, il est vraisemblable que l’organisation par classe convient mieux à des enfants encore jeunes, que ne peut que rassurer le sentiment de faire partie d’un même groupe d’appartenance. Cette appartenance n’exclut pas pour autant certaines formes de différenciation des enseignements :
– différenciation interne, au sein de la classe, au bénéfice des élèves demandeurs d’un complément de formation dans tel ou tel domaine et dans la mesure où les maîtres seraient préparés à des formes d’exercice du métier dont étaient familiers les instituteurs ruraux d’autrefois ;
– différenciation externe, avec la constitution de groupes de compétences interclasses, comme cela se pratique, par exemple, pour l’enseignement des langues.
Le tutorat conduisant à regrouper des enfants sous la houlette d’élèves les plus âgés servant de répétiteurs pourrait constituer également une modalité de différenciation.
2.2. La question des personnels enseignants
La question centrale concernant les enseignants peut, semble-t-il, se décliner en deux interrogations étroitement liées :
– sont-ils suffisamment « armés » pour remplir efficacement leur mission dans le contexte actuel, et en particulier pour mettre en œuvre les méthodes et techniques éducatives qu’appellent désormais les publics du collège,
– la définition de leurs obligations de service est-elle en phase avec les nouvelles exigences du métier ?
2.2.1. L’arbitrage entre compétences disciplinaires et pédagogiques
- a) Fondamentalement, nous vivons, de très longue date, avec la conviction qu’un enseignant est d’abord et avant tout quelqu’un « qui sait », c’est-à-dire qui se distingue par le haut niveau de ses connaissances disciplinaires, dont il tire à la fois estime de soi et reconnaissance sociale : dans quel autre pays des enseignants du secondaire ont-ils un prestige comparable à celui que possèdent en France les lauréats de l’agrégation des lycées, laquelle vaut, dans certaines disciplines (la philosophie, par exemple), brevet d’intelligence et de culture ? La conséquence est que nous privilégions les connaissances disciplinaires, dont la possession donnerait ipso facto compétence pour enseigner : certes, le temps n’est plus où, une fois les fourches caudines de l’agrégation passées, un professeur pouvait être titularisé sans qu’à aucun moment, on ne se soit préoccupé de ses aptitudes pédagogiques ; il reste qu’en 2022, on chercherait en vain, dans les épreuves des concours d’agrégation (externe), trace de celle(s) visant à apprécier ces aptitudes. Les étudiants qui affrontent les concours de recrutement doivent donc tendre toutes leurs énergies pour exceller dans la discipline qu’ils ont choisie et, dans ces conditions, il est dans l’ordre des choses qu’une fois les portes franchies, ils souhaitent la servir en faisant carrière dans l’enseignement supérieur et que, pour beaucoup, une affectation en lycée et a fortiori en collège, soit perçue comme un pis-aller… Or, loin de représenter un atout, la surqualification pourrait constituer un handicap, du fait de la difficulté de se placer au niveau des élèves, et plus encore, en présence de publics difficiles, un facteur de démotivation : après des années d’efforts et beaucoup de rêves, comment garder l’indispensable enthousiasme pour faire partager les connaissances chèrement acquises, quand il faut consacrer une bonne partie du temps à « faire de la discipline », et braver des incivilités que rien, dans le cursus antérieur, n’a véritablement préparé à affronter ?
- b) Certes, depuis des années des évolutions sont en cours, une attention croissante est accordée aux considérations pédagogiques, et l’idée est désormais largement admise qu’enseigner est un métier, et qu’il ne suffit pas, pour l’exercer efficacement, de disposer des connaissances disciplinaires adéquates. Il ne faudrait pas cependant s’abuser sur la place désormais accordée à ces considérations : dans les concours de recrutement des professeurs de l’enseignement secondaire (agrégation, CAPES), les épreuves disciplinaires demeurent exclusives ou reines, la hiérarchie entre les deux corps d’enseignants reste fondée sur le niveau présumé des connaissances correspondantes. Et, au-delà des institutions, il y a les mentalités, des enseignants mais aussi d’un public beaucoup plus large : les premiers se définissent, on l’a dit, par les compétences disciplinaires qui les ont hissés au niveau où ils se trouvent, et communient avec le second au culte des « grands concours » c’est-à-dire des procédures de recrutement de nos élites visant à évaluer le degré d’acquisition de ces mêmes compétences.
- c) Que faire pour en finir avec la sorte de condescendance dont les aptitudes pédagogiques font de longue date l’objet ? La question se posera dans des termes différents, selon que « l’École du socle commun » relèvera d’un seul organe (« l’école primaire prolongée ») ou de deux (école primaire et collège). Dans la première hypothèse (qui n’est sans doute pas la plus probable), les professeurs des écoles verraient, à terme, leur champ d’intervention notablement élargi ; depuis la réforme de 1989 (cf. supra, point 1.1.), les qualifications requises ont beaucoup évolué, et les candidats au concours externe de recrutement doivent désormais être titulaires d’un master (master 2), et donc satisfaire aux mêmes exigences, en termes de diplôme, que les postulants aux concours de recrutement des professeurs de l’enseignement secondaire (certifiés et agrégés, « bac + 5 ») ; on peut donc penser qu’ils seraient en mesure d’enseigner, au besoin moyennant quelques renforcements, la plupart des matières dispensées dans le cadre du « socle commun ». Ces enseignants, par définition polyvalents, se conçoivent comme des pédagogues et non comme des spécialistes de telle ou telle discipline ; ils reçoivent déjà une formation pédagogique substantielle et seraient sans doute ouverts à son enrichissement.
Dans la deuxième hypothèse, celle du maintien de deux structures distinctes, une interrogation vient d’emblée à l’esprit : les maîtres du secondaire devraient-ils continuer à avoir vocation à enseigner à la fois en collège et en lycée, et dans ce cas, comment prendre en compte, en matière pédagogique, la différence entre les deux catégories de publics ? Ou bien faudrait-il envisager une spécialisation, et si cette option était retenue, quelle forme pourrait-elle prendre ? Devrait-elle être conçue comme « légère », c’est-à-dire que, sans avoir pour conséquence la création d’un nouveau corps d’enseignants ni faire obstacle aux passerelles d’un cycle à l’autre, impliquerait-elle des obligations de service distinctes ainsi qu’une formation différenciée (postérieurement au concours de recrutement) selon l’affectation envisagée à court terme, les professeurs appelés à servir en premier cycle bénéficiant d’une préparation pédagogique adaptée, notamment pour se familiariser avec la psychologie de l’adolescent, mieux maîtriser les pratiques d’enseignement en classe hétérogène (enseignement en petits groupes, aux élèves en grande difficulté), se former aux actions de remédiation, développer la collaboration entre enseignants de disciplines différentes…? S’orienterait-on vers une spécialisation « lourde », c’est-à-dire, ressuscitant des solutions du passé[28], vers la création d’un corps ayant, sauf exception, vocation à exercer en premier cycle, et dont les membres pourraient, comme cela se fait dans nombre de pays européens, enseigner plusieurs matières, une pluridisciplinarité de nature à faciliter la transition entre l’école primaire et le collège ?
Une telle évolution conduirait sans doute les enseignants concernés, dont l’identité professionnelle ne serait plus étroitement dépendante de l’excellence disciplinaire, à s’investir dans des pratiques pédagogiques innovantes.
S’il ne fait guère de doute que les dysfonctionnements du collège appellent des changements quant au profil des maîtres, il faut s’attendre, tant nous attachons d’importance aux exigences disciplinaires, à ce que tout déplacement du curseur pour mieux répondre aux nécessités pédagogiques, fût-il inspiré des « bonnes pratiques étrangères », suscite les plus vives craintes, celle de transformer les enseignants en éducateurs, celle de compromettre le recrutement des élites, en abaissant le niveau des enseignements ; et ce n’est pas la souhaitable évolution de la définition des obligations de service des enseignants qui serait de nature à apaiser les tensions.
2.2.2. La définition des obligations de service des enseignants
Depuis le décret du 25 mai 1950[29], le service des enseignants du secondaire est défini par un nombre d’heures hebdomadaires d’enseignement à dispenser devant élèves, sans que soient prises en compte leurs autres missions : travaux en équipe (concertation, conseils de classe…), soutien scolaire, tutorat… Or il est clair que, dans la perspective d’une plus grande différenciation des enseignements et d’un suivi individualisé des élèves, ces tâches sont appelées à s’enrichir, et que leur réalisation impliquera une nouvelle organisation du travail des maîtres (et, avec elle, la réunion d’un certain nombre de conditions matérielles : bureaux…), et sans doute aussi un allongement de leur temps de présence dans les établissements.
La redéfinition du service des enseignants, pour y inclure l’ensemble de leurs missions, comme cela est déjà le cas dans de nombreux pays européens, est à l’ordre du jour depuis des années, mais elle bute sur les craintes de la communauté enseignante d’un alourdissement de ses charges sans compensation. Le chantier, dont la réussite conditionne l’évolution des techniques éducatives, ne pourra pas rester durablement en panne et la nécessité de revaloriser, en tout état de cause, le statut financier de la profession pourrait offrir une occasion de le rouvrir.
2.3. La question de la gestion des établissements
La nécessité d’adapter les méthodes pédagogiques et de ne pas traiter tous les enfants de la même manière implique que les acteurs aient la capacité de prendre des initiatives, hic et nunc, en fonction des circonstances, initiatives individuelles, de chaque enseignant, mais aussi collectives, de la part de l’équipe éducative, ce qui conduit à poser la question des marges de manœuvre dont disposent les établissements, de leur degré d’autonomie.
Les principes de l’État centralisateur français et les aspirations à l’égalité de ses citoyens ont conduit à bâtir un système « monolithique », placé sous le signe de l’uniformité : d’un bout à l’autre du territoire, une formation identique doit être dispensée par des enseignants aux qualifications similaires, ce qui implique de couler tous les établissements dans un moule commun et de répartir entre eux les moyens en fonction de règles bureaucratiques, de façon à éviter les disparités de traitement.
Louables intentions assurément qui, dans les faits, n’empêchent pas de fortes inégalités entre collèges, les uns concentrant de bons élèves issus de milieux sociaux favorisés, les autres, des enfants en difficulté aux origines modestes, inégalités dont les études disponibles révèlent l’ampleur[30].
Si l’uniformisation n’a pas empêché les inégalités, de plus larges marges d’autonomie accordées aux établissements pourraient constituer un levier pour les combattre : les initiatives aussi bien individuelles que collectives permettraient d’adapter les réponses aux situations localement observées, tout en offrant aux enseignants la possibilité de jouer un rôle plus actif dans la réussite du projet éducatif de leur collège, de le ressentir davantage comme engageant leur propre responsabilité. Et parce que, dans cette réussite, beaucoup dépend de la bonne entente entre les membres de l’équipe éducative, un préalable pourrait être de donner plus largement qu’actuellement aux responsables des établissements un droit de regard sur l’affectation des maîtres.
Une cinquantaine d’années après son institution, en dépit d’un empilement de dispositifs et de la mobilisation de moyens importants, le collège unique peine à réaliser les espoirs mis en lui : tiraillé entre une logique égalitaire, soucieuse de faire accéder l’ensemble d’une génération aux différentes formes de connaissances, et une logique sélective visant à privilégier la culture générale pour dégager des « élites d’excellence », prisonnier de programmes et méthodes d’enseignement traditionnels, il ne réussit ni à réduire significativement les inégalités ni à éviter qu’une fraction notable[31] de chaque classe d’âge quitte l’école sans les compétences nécessaires à son insertion professionnelle, mais avec un profond sentiment d’échec.
On sait les conséquences d’une telle situation, pour les individus concernés, bien sûr, mais aussi, dans un monde en rapide évolution, pour la société dans son ensemble : le temps n’est plus où, le rayonnement d’un pays dépendant quasi-exclusivement de la qualité de la formation de ses élites, on pouvait sans inconvénient négliger l’instruction de la masse de sa population, et dans ces conditions, alors que s’avive la concurrence entre nations, comment espérer faire la course en tête, quand les dysfonctionnements du système éducatif privent le pays de nombreuses compétences ? Mais aussi, comment éviter que, dans une société qui tolère plus mal que d’autres les inégalités, la marginalisation d’une partie de la population n’exacerbe les tensions sociales et ne fasse le lit de la délinquance ?
L’exemple des pays qui se signalent par la solidité des acquis de leurs enfants au terme de la scolarité obligatoire semble indiquer qu’il n’y a pas antinomie mais plutôt complémentarité entre objectifs de culture commune à une classe d’âge et de formation des élites, sachant cependant qu’on ne saurait appliquer à tous les méthodes qui réussissaient à quelques-uns.
Sauf à prendre le risque de voir les collèges publics n’atteindre finalement ni un objectif, ni l’autre, il n’y a donc sans doute guère d’autre choix que d’explorer les voies que ces pays ont empruntées avant le nôtre, en ce qui concerne les techniques d’enseignement, la formation et l’emploi des maîtres, la gestion des établissements ; à défaut, il faut craindre que ne se développent les stratégies de contournement de la carte scolaire et que ne s’amplifient les réactions de fuite vers les établissements privés (sous contrat ou hors contrat) qui, eux, disposent de marges de manœuvre beaucoup plus grandes. Avec des conséquences aisément prévisibles en termes de « mixité sociale » ; qui a dit que le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions ?
Daniel Gouadain
Professeur des universités honoraire
[1] Décret impérial n° 3179 portant organisation de l’Université, Bulletin des lois, n° 185, 17 mars 1808. En ligne : http://rhe.ish-lyon.cnrs.fr/sites/default/files/decret_du_17_mars_1808.pdf
[2] Jean-Michel Chapoulie et Jean-Pierre Briand, Les collèges du peuple : l’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Presses universitaires de Rennes, 2019.
[3] Juliette Fontaine, « Réformer l’École sous Vichy. Changements et permanences de l’institution scolaire dans la France occupée (1940-1944) », Éducation et sociétés, vol. 36, n° 2, 2015, pp. 67-81. En ligne : https://doi.org/10.3917/es.036.0067
[4] Ordonnance n° 59-45 du 6 janvier 1959 portant prolongation de la scolarité obligatoire ; décret n° 59-57 du 6 janvier 1959 portant réforme de l’enseignement public.
[5] L’examen d’entrée en sixième avait été supprimé en 1956 pour les élèves de l’enseignement public et une nouvelle procédure d’admission sur dossier dans le premier cycle de l’enseignement secondaire avait été instaurée pour les élèves sortant du CM2.
[6] Objectif qui sera formalisé dans la loi n° 89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation.
[7] Circulaire n° 81-238 du 1er juillet 1981.
[8] Loi n° 89-486 du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation (dite « loi Jospin »).
[9] Réforme des collèges lancée par Ségolène Royal.
[10] Loi n° 2005-380 du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école (dite « loi Fillon ») et textes d’application (en particulier, décret n° 2006-830 du 11 juillet 2006, qui définit le socle commun de connaissances et de compétences).
[11] Loi n° 2013-595 du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République (dite « loi Peillon »).
[12] Décret n° 2015-544 du 19 mai 2015 relatif à l’organisation des enseignements au collège.
[13] Haut Conseil de l’Éducation, Le Collège, bilan des résultats de l’école – 2010, Rapport, Paris, 2010. En ligne : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/104000513.pdf
[14] « soutien alloué aux classes de sixième et de cinquième et modulation de la taille des groupes (dès 1977), tutorat (à partir de 1983), aide au travail personnel (à partir de 1984), programme personnalisé de réussite éducative (PPRE, depuis 2005), accompagnement éducatif (depuis 2007) », Ibidem, p. 8.
[15] OCDE, Connaissances et compétences : des atouts pour la vie. Premiers résultats du Programme international de l’OCDE pour le suivi des acquis des élèves (PISA) 2000, Paris, Éditions OCDE, 2001, p. 152, 273, 279, 281, 284. En ligne : https://www.oecd.org/education/school/programmeforinternationalstudentassessmentpisa/33691604.pdf
[16] OCDE, Résultats du PISA 2009 : Synthèse, Paris, OCDE, 2010, p. 9, 10, 13, 21. En ligne : https://www.oecd.org/pisa/46624382.pdf
[17] OCDE, Résultats du PISA 2018. Résumés, volumes I, II & III, Paris, OCDE, 2019, pp.1-3. En ligne : https://www.oecd.org/pisa/PISA2018%20_Resum%C3%A9s_I-II-III.pdf
[18] La Colombie est prise en compte dans l’enquête de 2018 en qualité de membre de l’OCDE, mais son processus d’adhésion à l’Organisation n’a abouti qu’en avril 2020.
[19] OCDE, Note par pays, Programme international pour le suivi des acquis des élèves (PISA), Résultats du PISA 2018, France 2018, Paris, OCDE, 2019, p. 3. En ligne : https://www.oecd.org/pisa/publications/PISA2018_CN_FRA_FRE.pdf
[20] « L’étude internationale TIMSS 2019 mesure les performances en mathématiques des élèves à la fin de la classe de quatrième. Avec un score de 483 points, la France se situe sous la moyenne internationale des pays participants de l’UE et de l’OCDE (511). La France n’amène que 2 % de ses élèves au niveau avancé en mathématiques alors qu’ils sont en moyenne 11 % dans ces pays. Entre 1995 et 2019, les résultats des élèves ont baissé de façon significative en France ». Source et pour de plus amples analyses : Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), « TIMSS 2019 Mathématiques au niveau de la classe de quatrième : des résultats inquiétants en France », Note d’information n° 20.47, Paris, décembre 2020. En ligne : https://www.education.gouv.fr/timss-2019-mathematiques-au-niveau-de-la-classe-de-quatrieme-des-resultats-inquietants-en-france-307819
[21] Haut Conseil de l’Éducation, Le Collège, bilan des résultats de l’école – 2010, op. cit., p. 29, 30, 31, 32.
[22] Loi du 28 mars 1882 portant sur l’organisation de l’enseignement primaire (dite « loi Jules Ferry »).
[23] Haut Conseil de l’Éducation, « L’école primaire », Bilan des résultats de l’École – 2007, Rapport, Paris, 2007. En ligne : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/074000516.pdf
[24] « Le collège hérite des déficiences de l’école primaire. L’incapacité de l’école primaire à faire acquérir à tous les élèves les compétences attendues à la fin du CM2 est connue : en 2007, dans son bilan annuel consacré à l’école primaire, le Haut Conseil de l’Éducation avait noté, en se fondant sur une évaluation-bilan réalisée en 2004 concernant la maîtrise du langage et de la langue française, que 25 % des élèves de CM2 avaient des acquis fragiles et que 15 % d’entre eux connaissaient des difficultés sévères ou très sévères ». Source : Haut Conseil de l’Éducation, Le Collège, bilan des résultats de l’école – 2010, op. cit., p. 21.
[25] Anne-Christine Lang : « La réforme du collège est un enjeu de société majeur », Tribune, Le Monde, 21 février 2022.
[26] Dédoublement des classes de CP et de CE1 dans les réseaux d’éducation prioritaire (REP) et réseaux d’éducation prioritaire renforcée (REP+).
[27]Loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance (dite « loi Blanquer »).
[28] Les professeurs d’enseignement général de collège (PEGC), qui ont pris la suite des professeurs de cours complémentaires (devenus collèges d’enseignement général à la suite de la réforme Berthoin de 1959, cf. supra, point 1.1.) ont vocation à enseigner deux disciplines ; leur corps, régi par le décret n° 86-492 du 14 mars 1986, a été mis en extinction par le décret n° 2003-1262 du 23 décembre 2003.
[29] Décret n° 50-581 du 25 mai 1950 portant règlement d’administration publique pour la fixation des maximums de service hebdomadaire du personnel enseignant des établissements d’enseignement du second degré (dont les dispositions concernant les obligations de service sont reprises par les textes ultérieurs).
[30] « La Géographie de l’École met en évidence, dès 2003, une fracture scolaire d’origine sociale : en effet, 6,5 % des collèges ont une population scolaire très défavorisée à plus de 65 %, alors qu’environ 8 % des collèges ont une population scolaire favorisée pour plus de 45 % de leur effectif ». Source : Haut Conseil de l’Éducation, Le Collège, bilan des résultats de l’école – 2010, op. cit., p. 14, 15.
[31] « La statistique publique définit un décrocheur comme un jeune âgé de 18 à 24 ans qui n’est pas diplômé ou qui a, tout au plus, le diplôme national du brevet et qui n’a pas suivi de formation au cours du mois passé. En prenant cette définition, environ 450 000 jeunes, âgés de 18 à 24 ans (9 % de la cohorte en 2016) sont des décrocheurs. La France se situe, ici, un peu en dessous de la moyenne de l’Union européenne (11 % en 2016) ». Noémie Le Donné, « Après la fermeture des écoles, combien de décrocheurs à la rentrée ? », Tribune, Le Monde, 7 juillet 2020.