Violence désinhibée, unilatéralisme, disparition de la négociation et du dialogue, négation du droit international, le monde récent n’est-il pas en train d’être plus transformé par la brutalité du comportement de certains dirigeants occidentaux que par la contestation et les coups de boutoir du Sud global ?
L’Europe a vécu en première ligne un XXe siècle qui fut d’abord celui de la fin tumultueuse des Empires – coloniaux, soviétique, austro-hongrois, ottoman, Reich allemand etc. – et elle se défie aujourd’hui, trop sans doute, des rapports de force, au risque de se transformer en cette Europe « déplorante » qui ne peut, à longueur de communiqués, que prendre note et regretter les écarts de ceux qui ne respectent pas le jus gentium ou les règles communes aux nations civilisées. Force est de constater qu’une Commission européenne, dont la toute nouvelle présidente déclarait lors de sa nomination en 2019 qu’elle serait « géopolitique », ne semble pas, quoi qu’on en dise, avoir satisfait au cahier des charges qu’elle s’était elle-même assigné. En termes clairs, l’Union européenne n’est pas sortie grandie des négociations commerciales, douanières et même politiques, puisque Washington lie l’ensemble, qui se sont tenues avec le 47e président américain depuis quelques mois. À partir de 1989, la chute du mur de Berlin avait vu fleurir nombre de concepts qualifiant ce que l’on croyait à l’époque percevoir comme définissant la nouvelle architecture du monde. Aujourd’hui, Washington mène une politique étrangère erratique que Trump a lui-même définie comme imprévisible qui nous fait frôler le chaos. Prévaut de ce fait l’impression, en cette année 2025, que s’est épanoui de façon sournoise et décomplexée un cynisme – que l’on se hasarde à qualifier de régressif – propre à justifier des entreprises périlleuses.
UN MONDE DEVENU TRANSGRESSIF
Il en va de l’évolution de la scène internationale actuelle comme de l’interprétation psychanalytique qu’il est loisible de faire du Don Giovanni de Mozart ; au fil du déroulement de l’action, la séduction le cède peu à peu à la transgression. Le XXe siècle s’éloigne et avec lui l’ère des comportements policés – ne seraient-ils qu’apparences – s’estompe. La courtoisie, le respect de la règle de droit, l’écoute de l’autre semblent passés de mode. Une génération de décideurs ayant présidé aux destinées du siècle écoulé, imprégnés des codes de la diplomatie partagés par les nations civilisées, a cédé la place. Carème et la duchesse de Dino ont depuis longtemps cessé de hanter les salons du Congrès de Vienne. Les attaques, autrefois inconcevables, contre la CPI et ses juges ou les fonctionnaires internationaux onusiens comme Francesca Albanese 1qui n’ont pas l’heur de plaire à Trump et à ses épigones de plus en plus excités et menaçants, ne cessent de se préciser 2. Tel dirigeant accusé de crimes de guerre ou pire peut voyager comme il l’entend tout autour du globe alors que tel autre, également inculpé mais non protégé par sa puissance ou ses réseaux, risque l’arrestation et le transfert à la peu avenante prison de Scheveningen 3, lors de chacun de ses déplacements. Le « contrat social international » est rompu.
La question de la légalité d’une légitime défense préventive est soulevée 4et la pérennité de l’applicabilité universelle du droit international se pose. À se demander si la ratification des conventions de La Haye sur le droit de la guerre (jus ad bellum et jus in bello) symboles, à la charnière des 19e et 20e siècles, d’une communauté internationale consensuelle sur la nécessité de valeurs communes, serait possible aujourd’hui. On ose à peine poser la question pour la conférence de Dumbarton Oaks et la charte des Nations unies. Les États, que faute de mieux on pourrait qualifier d’États « en rupture », bricolent leur propre droit international s’ajustant à leurs intérêts.
Le monde que l’on découvre est celui des complexités croisées. Les frontières culturelles et comportementales s’effaçant sous l’effet globalisant de la révolution numérique, l’interne et l’international s’entremêlent et s’exacerbent mutuellement. Une forme d’ensauvagement a débordé des zones intérieures de non-droit pour gagner les rapports entre États. Longtemps, le comportement de « rogue State », notion inventée par Wa shington dans les années 80, était pour l’essentiel celui d’États du Sud, à faible tradition démocratique, déstructurés par un environnement chaotique, économiquement faillis, en rupture de consensus avec l’ordre international. Désormais peu de pays, grandes et riches puissances comprises, peuvent prétendre être à l’abri de telles dérives et l’unilatéralisme affirmé, dédaignant toute contrainte morale ou juridique, appuyé si nécessaire sur des biais idéologiques, historiques, ou des vérités alternatives véhiculées par les réseaux sociaux, est devenu la norme. L’ère des « Borgiens 5 » rompus à la mauvaise foi, ivres de puissance, adeptes du « sans limites » dans l’usage de la violence, à l’éthique à géométrie variable, prend place. Exagération ou crainte d’une dérive vers l’inacceptable, l’ancien néo-conservateur Robert Kagan n’avait pas hésité à qualifier les États-Unis du premier mandat Trump de « rogue super power ».
UN CORPUS DOCTRINAL « INDÉPASSABLE »
Le trumpisme n’est pas le néo-conservatisme et ne se définit que partiellement par l’ultralibéralisme des quarante années écoulées. Le corpus doctrinal sur lequel s’appuient les « nouveaux prédateurs » est infiniment plus rigide, d’essence théologique et messianique où la « destinée manifeste » de « la nation indispensable » chère à Madeleine Albright rejoint l’Eurasiatisme de Douguine et consorts, tout comme le droit imprescriptible au retour sur la terre promise du sionisme orthodoxe ou l’indéfectible unicité chinoise qui, pour Pékin, rend inconcevable la dérive vers le large de Taïwan ou les tropismes indépendantistes du Tibet. La fin, érigée en absolu, semble justifier tous les moyens. Les affinités électives parlent d’elles-mêmes. Trump admire son lointain prédécesseur Andrew Jackson, initiateur en 1830 de l’Indian Removal Act qui ordonna la déportation à marche forcée au-delà du Mississippi de 60 000 Amérindiens vivant dans les treize États fondateurs pour faire de la place aux nouveaux immigrants 6.
Mais les ingénieurs du chaos 7peuvent être aussi des entrepreneurs politiques. En marge des masses indifférenciées, la réussite individuelle d’êtres présumés supérieurs est censée leur conférer une légitimité irréfragable pour diriger le monde. On assiste au triomphe de l’ « égoïsme rationnel » cher à l’essayiste Ayn Rand (1905-1982), quasi inconnue en France mais dont les livres (La Vertu d’égoïsme, La Grève, La Source vive, Nous les vivants) lus par les élites américaines – Ronald Reagan, Alan Greenspan en tête – se sont vendus par millions dans le monde anglo-saxon. Prééminence de la culture protestante sur le catholicisme : la richesse, preuve de votre élection par le divin, est un don de Dieu ; seule la pauvreté est un scandale. L’alliance libertarienne de la high-tech et des ultra-riches – pour qui les frontières étatiques sont des obstacles d’un autre âge – déplace le centre de gravité du « cercle de la raison ». Trump, version 2025, peut ainsi former une équipe gouvernementale avec des multimilliardaires plus puissants – tant par leur surface financière que par leurs capacités à transformer le monde – que beaucoup d’États. Apparaît ici l’ultime cercle de la violence, le plus récent et le plus novateur, celui de la troisième révolution industrielle, porteuse avec l’IA de technologies post humaines qui risquent d’échapper au moins partiellement à leurs créateurs et finir volens nolens par imposer une conception de la marche du monde. Fait nouveau le potentiel « révolutionnaire », au sens étymologique du terme, est aujourd’hui, en grande partie, entre les mains de la puissance dominante, insatisfaite des retours sur investissements de l’ordre qu’elle avait institué en 1945, plus qu’entre celles d’États contestataires en révolte contre l’ordre occidental. Apparaît depuis quelques années un paysage international en mutation rapide, moins lisible, plus éloigné que jamais d’une vision européenne apaisée – et sans doute naïve – qui semblait avoir gagné du terrain depuis la chute du soviétisme. Mais ces explications n’épuisent pas le sujet ; un invité qu’on n’attendait plus s’est introduit dans le scénario.
LE RETOUR DES EMPIRES
On prête à Zbigniew Brzezinski d’avoir affirmé, après la chute du mur de Berlin, que la Russie ne peut être à la fois impériale et démocratique ce qui aurait conduit les puissances occidentales à l’entraver dans ses tentatives de reconstitution de son aire traditionnelle d’influence menant entre autres à la guerre en Ukraine. Si l’on ajoute que les empires ont habituellement une propension à exporter leurs problèmes, le constat n’augure rien de bon.
Être sous l’empire de… peut recouvrir des modalités diverses mais signifie toujours la même chose. Un groupe, un dirigeant ou un mécanisme impose si ce n’est sa loi du moins sa « weltanschauung ». Plus géostratégique, Ronald Reagan avait dénoncé l’URSS comme étant l’Empire du mal. Dans les années 70, à une époque où Washington cherchait à se démarquer du passé colonial des vieilles puissances européennes, le journaliste Claude Julien avait publié L’Empire américain, rejoignant, au moins sémantiquement, Raymond Aron qui avait qualifié le pays du Pygargue à tête blanche de République impériale. Feu l’essayiste Gérard Chaliand a écrit autrefois un livre intéressant sur les Empires nomades ayant affronté, du Ve siècle avant J.-C. au XVIe siècle de notre ère, les puissances sédentaires des mondes antiques et médiévaux. Autant de façons de suggérer que la logique d’Empire peut s’affranchir, et se prolonger largement au-delà, d’un support territorial définitivement identifié.
Actualisée, l’abstraction s’applique évidemment à la galaxie numérique tant le « net » encadre et rythme aujourd’hui nos vies. A minima, les « magnificent seven » (Tesla, Apple, Amazon, Alphabet, Microsoft, Meta et Nvidia), dont certains dirigeants sont devenus de fervents soutiens voire des collaborateurs politiques du président états-unien, sont, mieux que le Canada, le Groenland ou Panama, le cinquante-et-unième État de l’Union. Plus certainement, ils constituent, bien que se situant dans le monde virtuel et sans doute pour cette raison, le véritable empire américain. En attendant un débarquement sur Mars… Exceptionnalisme, destinée manifeste et nouvelle frontière sont immarcescibles. Ils constituent le socle théologique de l’aventure états-unienne. Tout Empire a besoin d’un imaginaire fantasmé, d’essence religieuse ou pas. Les Européens n’ont plus de projet et se mirent dans leur passé ; les États-Unis réinventent perpétuellement leur avenir. L’Amérique imagine, risque, crée ; l’Union européenne admoneste, sermonne, interdit, édicte des normes que d’autres n’ont nulle intention de respecter.
L’EUROPE AU SEUIL DE LA MARGINALISATION
La puissance du déni n’en est que plus impressionnante. La prégnance de l’héritage de la Révolution française et d’un XIXe siècle obsédé par le principe des nationalités, la culpabilisation et les repentances diverses au sortir des décolonisations ont fait que nous avons perdu, voire refoulé, la capacité de concevoir la survie de ces logiques dans nos imaginaires politiques. Tout impérialisme n’est pas un colonialisme mais l’inverse s’avère difficile à contester. L’État-Nation, généralement lié à l’État de droit interne, est une construction juridique qui peut donner prise à des critiques à l’international. Un Empire ne s’embarrasse pas de ces nuances. Il peut être aussi coercitif à l’intérieur que brutal à l’extérieur. Comment pourrait-il en être autrement ? Poutine a théorisé le fait à de multiples reprises : « la Russie n’a pas de frontières ». Et d’ailleurs, ajoute-t-il, « elle ne pourra survivre que si elle redevient un Empire ». Vision très « mackindérienne », Moscou n’a que des glacis protecteurs, donc des vassaux, plus ou moins consentants mais on se passe de leur avis. Naissent ainsi des zones de confins que l’État-Nation peine à comprendre. Dans leur cynisme, les concepteurs du rideau de fer avaient fait preuve de réalisme. Du nord au sud, la Finlande et son célèbre statut, la neutralité autrichienne de 1955 et la Yougoslavie titiste ménageaient des transitions. Dès le 8 décembre 1991, avec la signature des accords de Belovej, les esprits avertis ont compris que des difficultés surgiraient avec l’Ukraine, pays à double ascendance civilisationnelle. L’Ouest – Galicie, Ruthénie subcarpathique qui n’ont jamais été russes – est imprégné depuis le XVIe siècle de la Renaissance occidentale, via la Pologne et l’Empire austro-hongrois ; l’Est est resté ancré dans une conception orientale autocratique du pouvoir. Il y a mal-donne mais avoir raison trop tôt c’est avoir tort. Le principe vital d’un Empire est qu’à l’instar d’une galaxie, il ne se connaît pas de limites ; du moins jusqu’à son implosion, fin probable qui guette toute construction gazeuse.
Entre les appétits territoriaux des uns et l’hégémonie technico-financière de l’autre, il ne suffit pas de se prévaloir du monopole de l’humanisme, de cette « métanoïa », capacité de penser contre soi-même, héritée de la Grèce antique. S’imaginer en Empire bienveillant 8, oxymore s’il en est, ne donne que peu de prise sur le réel. La brutalité triomphe et l’Europe, trop lente et trop prévisible dans ses réactions, ou ses absences de réaction, à force d’erreurs stratégiques et de démissions, n’y est d’aucune façon préparée. Au début du XXe siècle, Theodore Roosevelt parlait au monde avec douceur mais il tenait un gourdin derrière son dos.
In fine, l’unicité occidentale ne risque-t-elle pas d’être brisée en son centre par une ligne de démarcation croissante, « une réelle asymétrie entre une Europe en quête d’identité et une Amérique en quête de mission » 9? L’une hantée par l’impératif moral d’édiction de la norme, l’autre obsédée par l’agir, persuadée que son droit, indépassable, s’applique au monde entier. Ne risque-t-on pas, avec le trumpisme, d’aller vers la rupture de ce « fil d’or » qui, en dépit de vicissitudes, unit les deux rives de l’Atlantique depuis deux siècles et demi ? Le décrochage militaire a entraîné un dé- couplage politique. Contraintes, moyens et responsabilités ne sont plus de même nature des deux côtés. La présence au monde de ces deux piliers originels de l’Occident ne cesse de diverger. Plus qu’entre l’Occident et le reste, comme semble le penser Huntington, c’est probablement entre les respectueux du droit et les adeptes de la force pure 10 que se situe la summa divisio de l’avenir proche.
Alain MEININGER
Administrateur hors classe de l’État Directeur de projet (er) Ministère de la Défense
- Rapporteuse spéciale des Nations unies sur les territoires palestiniens occupés. ↩
- Interdiction de se rendre aux États-Unis, gel des avoirs personnels, etc. ↩
- Prison utilisée par la Cour pénale internationale. L’American Service Members Protection Act de 2002, dite loi d’invasion de La Haye, pourrait en dernière extrémité mener à une attaque militaire américaine sur les Pays-Bas pour libérer des citoyens américains ou alliés emprisonnés sur inculpation de la CPI au statut de laquelle les Etats-Unis ne sont pas partie. Cette loi aboutit clairement à affaiblir la position de la Cour et d’une partie de la justice pénale internationale. ↩
- Voir l’affaire dite du « Caroline » de 1837opposant le Royaume Uni aux États-Unis. La légitime défense préventive y est admise mais strictement encadrée aux cas de menace instantanée, écrasante, ne laissant aucun autre choix de moyens ni aucun moment de délibération. ↩
- Emules de César Borgia dit le Valentinois, prince italien de la Renaissance qui a servi de modèle pour Le Prince de Machiavel. ↩
- Plusieurs milliers de Cherokees périrent du fait de la brutalité du voyage. ↩
- elon le titre emprunté à un précédent ouvrage de Giuliano da Empoli ↩
- Selon l’expression de Pierre Manent. ↩
- Ghassan Salamé, Quand l’Amérique refait le monde, Fayard, Paris, 2005. ↩
- « Avocats » contre « Borgiens » selon la classification de L’Heure des Prédateurs, dernier livre de Giuliano da Empoli. ↩


















