La France a connu, depuis l’instauration de la Ve République en 1958, de nombreuses crises marquées par des grèves, des manifestations, des violences et des blocages. Toutefois, jamais en soixante ans, elle n’avait connu un tel rejet viscéral de sa classe dirigeante. L’impopularité présidentielle, avec un niveau de 26% de confiance, n’est certes pas nouvelle, et d’autres chefs de l’Etat avaient connu de tels déboires sondagiers. Mais aujourd’hui, ce qui est nouveau, c’est l’intensité de la haine que suscite le pouvoir en place dans l’opinion. Ni le président, ni aucun de ses ministres ne peuvent sortir de leurs Palais ou ministère sans être conspués, poursuivis, et protégés du lynchage par les forces de l’ordre. 56% des Français selon un sondage ne sont pas choqués par les insultes envers le président. Et les mesures réglementaires, destinées à empêcher les concerts de casseroles, avec des termes ridicules (« dispositif sonore portatif »), n’y changeront rien. Le niveau de violence de la colère populaire envers les dirigeants politiques du pays semble être sans aucun précédent.
Les aspects techniques de la réforme des retraites, leurs conséquences concrètes dans la vie des Français, ne suffisent pas à expliquer cette vague de fond. En vérité, la réforme Touraine de 2013 portant la durée de cotisation minimale à 43 annuités avait un impact concret au moins aussi important que les 64 ans de M. Macron – et sans doute bien plus. Pourtant elle n’a pas déclenché une telle tempête.
Le mouvement social actuel ne concerne pas seulement la petite minorité des manifestants et des syndicalistes. Profondément populaire, il est soutenu par les quatre cinquièmes du pays, selon de multiples enquêtes qui convergent dans le même sens.
Il exprime une révolte de la France profonde contre le sentiment de l’arrogance et du mépris des élites dirigeantes envers le peuple et contre « l’entre-soi ».
Il est la réponse du pays à la posture jupitérienne d’un chef de l’Etat et d’un entourage de courtisans déconnectés, qui prétendent mener la France à la baguette.
Les événements en cours expriment le rejet d’une classe dirigeante hors sol, persuadée de détenir les lumières du bien face à un peuple de « fainéants » et « d’illettrés » (pour reprendre des termes qui furent jadis utilisés par le président). Ainsi, le débat parlementaire escamoté par le recours aux articles 47-1, 44 et 49-3 a fortement attisé la colère du pays en lui donnant le sentiment d’un déni supplémentaire de démocratie.
Alors, face à cette crise extrêmement profonde, une sorte de Mai 1968 larvé – moins spectaculaire, car notre époque individualiste se prête peu aux émeutes massives, mais plus durable – le pouvoir politique, conformément à son habitude désormais familière aux Français, cherche le salut dans la communication à outrance, la grandiloquence, la gesticulation, l’autosatisfaction, les postures et les slogans vides. Nous avons eu le grand débat pour sortir des Gilets Jaunes, puis le monde d’après à la suite du confinement et désormais nous avons les cent jours lancés par le président Macron comme tentative d’issue à la crise sociale. Les formules servent à couvrir les catastrophes. Les communicants se démènent mais plus personne n’y croit et ces formules paraissent de plus en plus creuses et absurdes (au sens philosophique).
Ainsi, le chef de l’Etat décrète « cent jours d’apaisement » et annonce des « chantiers prioritaires » (travail, « justice et ordre républicain et démocratique », « services publics » incluant école et santé). La Première ministre présente sa feuille de route : « Ce que nous disons, nous le faisons. (…) Cette feuille de route répond directement aux attentes et aux inquiétudes des Français. Notre feuille de route est particulièrement dense. Une chose est certaine : nous entrons dans une nouvelle phase d’action ». Suit un catalogue de vœux pieux. Par exemple : « Nous devons continuer nos efforts pour atteindre le plein-emploi. Nous voulons lever les freins à l’emploi, simplifier les démarches ». Mais cette communication est ressentie comme particulièrement insignifiante, technocratique, inadaptée à la gravité du moment, destinée à détourner l’attention du pays.
S’y ajoutent diverses déclarations ministérielles, grotesques à force d’obséquiosité, qui rajoutent encore de l’huile sur le feu, telle que : « C’est un engagement que nous prenons devant les Français, de faire en sorte que leur vie à l’issue de ces 100 jours soit meilleure qu’aujourd’hui. » Et d’autres paraissent refléter un malin plaisir à jouer sur la provocation et attiser l’incendie : « ceux qui manifestent ne sont pas au travail ».
Paradoxalement, un chef de l’Etat qui se présente en Jupiter et transformateur de la France – même contre son gré – répugne à décider, arbitrer ou choisir et prendre des risques. Alors que l’extrême confusion politique se prête de toute évidence à une dissolution de l’Assemblée nationale ou à un référendum, il recule devant toute perspective de rendre la parole au peuple. Même changer un Premier ministre ou des ministres qui de toute évidence, ne sont pas à la hauteur, cumulent les impairs et les échecs, semble le rebuter. Ainsi, la logique de la communication finit toujours par prévaloir sur celle de l’action.
Mais après six années, le subterfuge semble presque entièrement éventé.
La France donne tous les signes d’un effondrement brutal à travers le niveau de la dette publique et du déficit commercial, celui de la violence et de l’insécurité, de l’inflation, du chômage et de la pauvreté, la perte de la maîtrise de l’immigration, la catastrophe scolaire, sanitaire, énergétique.
Dans ce contexte, la parole politique, n’est pas seulement galvaudée, elle est discréditée.
Toutefois, le naufrage ne se limite pas à la sphère gouvernementale mais frappe l’ensemble de la classe politique. Rarement, la France n’aura connu un tel marasme démocratique. Le pouvoir s’effondre mais à ce stade, sans la moindre perspective d’alternance crédible.
La droite classique ou modérée se trouve écartelée en quatre factions : les ralliés au macronisme de 2017 et 2022 (Philippe, le Maire, Darmanin, Woerth), les partisans d’un « accord de gouvernement » avec la majorité présidentielle (Sarkozy, Copé, Dati, Raffarin), les demi-opposants qui ont soutenu le pouvoir macronien dans les moments clés comme la crise sanitaire ou la réforme des retraites (M. Ciotti, M. Retailleau), enfin les opposants irréductibles à (l’image de M. Pradié). Par le plus étrange des paradoxes, c’est au pire moment du naufrage de la majorité macroniste que « la droite » donne l’impression de pencher globalement vers une solution de ralliement, au prix de manœuvres politiciennes exprimant, aux yeux du pays, la quintessence de la médiocrité.
Le parti socialiste, l’autre grand parti de gouvernement des quatre dernières décennies, est tout aussi déchiqueté entre une majorité qui s’est fondue (sans difficulté) dans le macronisme, et le reste, déchiré entre l’alliance avec les mélenchonistes au sein de la Nupes et quelques figures du parti, fidèles à une ligne dite « républicaine ».
Les Insoumis et les Ecologistes, autres piliers de la gauche Nupes, semblent discrédités par leur excès, leurs violences et leur extrémisme.
Le RN bénéficie dans les sondages d’un atout en période dramatique : celui de n’avoir jamais participé au pouvoir dans une période de faillite globale qui remonte à plusieurs décennies. Mais tout laisse penser que cet avantage est illusoire pour un parti qui n’échappe pas aux démons de la politique française : narcissisme, idolâtrie, goût des postures et de la courtisanerie – au détriment des idées et du projet. Mme le Pen vient d’annoncer sa candidature pour 2027 : (je suis la candidate naturelle de mon camp). Son personnage, issu de l’histoire sulfureuse du Front National, engagé dans une course largement illusoire à la dédiabolisation est aux antipodes de l’apaisement dont la France a besoin. Et d’ailleurs, ce mouvement relativement discret lors de la crise des retraites ne donne pas le moindre signe de sa capacité à définir une ligne cohérente, à constituer une équipe et obtenir une majorité parlementaire, diriger la France.
Dans ce contexte de fin de règne, les quatre années qui nous séparent des prochaines élections nationales se présentent comme une éternité… Elles ouvrent aussi la perspective, sur le temps long, d’un bouleversement du paysage politique et de l’émergence de visages neufs, d’idées et de projets et de nouvelles formations politiques pour les porter. Encore faut-il qu’une volonté émerge du chaos actuel.
Maxime Tandonnet
Chargé d’enseignements à Paris XII
Essayiste et biographe
Dernier ouvrage paru Georges Bidault, de la Résistance à l’Algérie française, Perrin, 2022