En sursis, la Première ministre expérimente après tant d’autres de ses prédécesseurs la fonction ingrate de fusible le plus prestigieux de la République. La voilà confrontée à une épreuve dont elle n’est pourtant pas la principale responsable mais la loi implacable des institutions l’érige mécaniquement en variable d’ajustement des insuffisances présidentielles.
Ce sont bien ces dernières qui à ce stade expliquent l’étrange période que nous traversons qui oscille entre retour de la IVe République sous les oripeaux de la monarchie de la Ve République, climat pré-insurrectionnel mais sans néanmoins blocage de la société, et grande peur des élites bien-pensantes sans pour autant que ces dernières ne modifient d’un « iota » l’alignement de leurs certitudes. La France du pouvoir spécule sur des combinaisons politiciennes en forme de rafistolage, la France des oppositions se mobilise pour les unes, observe pour les autres figée dans une attente intéressée, la France de la société quant à elle bouillonne, à mi-chemin de renverser la table ou de passer son chemin encore une fois, résignée et renvoyant à d’autres horizons sa sortie de crise.
La situation est d’évidence au blocage pour le gouvernement.
Madame Borne en annonçant mercredi que le projet de loi immigration ne serait pas l’objet d’une discussion prochaine à l’Assemblée reconnaît implicitement qu’elle a échoué non seulement à élargir sa base majoritaire, mais qu’elle ne dispose même plus de marges de manœuvre pour s’essayer à faire adopter un texte y compris en usant de l’aiguillon du 49-3 comme le suggérait son ministre de l’Intérieur, par ailleurs potentiel successeur de l’actuelle Première ministre à Matignon. Alors que faire dans ces conditions « émollientes » si ce n’est jouer le temps, mimer l’action, et user jusqu’à la corde du registre de la fatigue citoyenne dont on espère qu’elle viendra clore les concerts de casseroles ? Madame Borne pratique la politique des petites compresses réparatrices pour renouer avec le corps social (mesures en faveur du tourisme social, suppression des retraits de points sur le permis de conduire pour petits excès de vitesse, prolongement en matière d’électricité du bouclier tarifaire pour les ménages et les TPE, etc), tout en escomptant poursuivre son cheminement parlementaire en bâtissant des majorités d’opportunités en fonction des textes.
L’esquif gouvernemental apparaît bien fragile à la veille d’un 1er mai dont on nous annonce qu’il pourrait être le théâtre d’une mobilisation d’ampleur et dont le déroulement donnera des indications quant à la suite de la contestation sociale.
Les Français, surprise de cette mobilisation, paraissent aspirer à exercer une sorte de droit de suite socio-politique quand bien même la réforme des retraites eut été adoptée et promulguée. En témoignent les sondages qui objectivent le maintien d’un soutien massif à la fermeté syndicale, voire à des expressions très dures d’opposition au Président de la République. Une des réalités du moment que ne veulent pas entendre ou feignent de ne pas entendre responsables de la majorité et parfois « intellectuels organiques » du bloc macroniste, ce n’est pas la rage, ni le prétendu populisme, invocation aussi vaine que paresseuse intellectuellement, mais le sentiment grandissant qui s’installe toutes couches sociales confondues d’une forme lancinante d’illégitimité de dirigeants qui ont usé jusqu’à la corde leur crédit de confiance. Tout se passe comme si devenu insolvable politiquement, le macronisme avait fini par révéler sa vraie nature idéologique de liquidateur du consentement populaire et qu’il en apparaissait dès lors d’autant plus indisposant aux yeux d’une majorité de Français. Une Première ministre a beau avoir les épaules constitutionnellement larges, elle ne peut en aucune manière être celle dont le sacrifice éventuel permettra de surmonter l’épreuve. En d’autres termes la Reine peut tomber, le Roi n’en verra pas, loin s’en faut, se disloquer les masses nuageuses qu’il a accumulées au-dessus de sa tête depuis trop longtemps…
Arnaud Benedetti Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne