Partout à travers le monde, au long de ces derniers mois et semaines, le nationalisme le plus intense revient au grand galop. Après la vague de la mondialisation qui a marqué la fin du XXe siècle et le début du XXIe c’est le repli sur le pré-carré national et le discours identitaire qui semblent l’emporter partout. On est passé du rétrécissement du monde et du village global au renouveau des logiques de territoire et de division. La seule réponse à toutes les questions qui se posent semble être le retour à la « souveraineté nationale ». La nation est-elle donc le seul outil possible pour répondre aux besoins des populations et assurer le traitement des problèmes du monde ? La nation est-elle la solution ou est-elle le problème ?
Tout dans l’actualité porte la marque de la prépondérance du discours nationaliste. Mais il prend place dans un contexte de superposition, d’entrecroisement, de différentes logiques d’affrontements qui rend le paysage mondial particulièrement opaque. On se trouve face à « Une mondialisation désorganisée plutôt qu’une démondialisation organisée.» (Grand Continent 28 Mai 2023 ).
La victoire de Recep Tayyp Erdogan en Turquie comme la poursuite de la guerre tragique menée, depuis plus d’un an, par la Russie contre l’Ukraine, les discours tenus par la plupart des gouvernements à travers le monde, y compris dans l’Union européenne, mais surtout la violence de l’affrontement de puissance entre la Chine et les Etats-Unis, tout porte témoignage de cette vague nationaliste qui semble tout emporter.
Après l’apologie de l’ouverture mondiale et de la libre circulation on ne parle plus que des vertus de la souveraineté nationale en tous domaines et notamment économique.
La remontée accélérée des dépenses militaires, le réarmement et la course aux innovations technologiques en la matière sont l’une des manifestations les plus inquiétantes de ce repli national et de la dimension belliciste qu’il comporte inéluctablement. Ainsi est-il frappant de constater les décisions en matière de budget militaire des deux grands pays vaincus de la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne et le Japon avaient été contraints à un désarmement quasi complet en 1945. Les deux pays ont profité de cette situation pour développer à plein leur économie civile pendant des décennies et pour redevenir des puissances économiques majeures.
Le contexte d’aujourd’hui les amène à revenir, de manière accélérée et avec la bénédiction de leurs anciens vainqueurs, à une politique d’armement.
Ce phénomène est tout à fait révélateur de la brutalité d’un changement d’époque où les affrontements se multiplient. Affrontements indirects et clandestins de la cyberguerre comme affrontements militaires désormais ouverts. Affrontements sans merci qui se manifestent tout particulièrement par un techno-nationalisme, une guerre des intelligences qui se concentre notamment sur les semiconducteurs.
Cette course vitale à la domination dans les technosciences est aujourd’hui le cœur de la confrontation.
On le voit dans les batailles autour d’une poignée d’entreprises en pointe dans ces domaines ( TSMC à Taïwan, ASML aux Pays-Bas ) et dans les politiques très restrictives adoptées par les Etats-Unis et imposées à leurs alliés en matière de technologies de pointe.
Ce discours nationaliste glisse très vite vers un identitarisme extrême qui conduit à l’exclusion de tous les autres et à l’affichage d’une dimension communautaire intégrale. Il fait appel à un passé glorieux souvent mythifié qui n’hésite pas à toutes les falsifications de l’histoire et s’affirme dans l’opposition à l’autre, aux autres. Il comporte très souvent une dimension religieuse affirmée. On ne peut pas être turc si l’on n’est pas musulman sunnite, on ne peut pas être russe si l’on n’est pas chrétien orthodoxe, on ne peut pas être israélien si l’on n’est pas juif, on ne peut pas être indien si l’on n’est pas hindou….Il développe un rêve de puissance et de projection impériale qui conduit directement à une logique d’affrontement. Rêve d’empire russe, d’empire ottoman, d’empire perse, de grand Israël, d’empire du Milieu….. Et tant pis pour tous ceux qui ont vocation à être dominés ou éliminés. Même en Europe, on retrouve, par exemple, l’évocation de l’empire britannique derrière le vote pour le Brexit et derrière les fastes du couronnement royal de Charles III, à la fois folklorique, anachronique et fortement symbolique.
Le discours souvent qualifié de « populiste » exploite tous ces éléments pour mobiliser les citoyens dans un grand mouvement qui se veut de communion nationale, bien symbolisé par le slogan « America First » de Donald Trump.
Que la nation reste le cadre de référence principal des humains à travers le monde est évident. Elle est le lieu dans lequel s’inscrivent presque tous les éléments de l’existence d’un individu : cadre linguistique, juridique, politique, économique, social, intellectuel, culturel.
C’est à elle que pensent immédiatement les individus quand ils ont besoin d’identification et de protection.
Les populations qui votent pour Erdogan en Turquie ( même si le scrutin, notamment en matière d’égalité d’accès à l’information, n’apporte pas toutes les garanties de démocratie ) comme celles qui soutiennent les discours de tous les nationaux-populistes partout ailleurs, recherchent la stabilité, l’ordre, la défense des références traditionnelles, la protection d’une identité clairement définie et le sentiment d’appartenir à une communauté assurant une solidarité et une « fierté nationale » face à un monde extérieur perçu comme inquiétant, déstabilisateur et hostile.
Le dirigeant doit assurer la protection d’une société unie, organisée par un système politique fort, défenseur des valeurs traditionnelles permettant de définir une identité à laquelle les individus peuvent se rattacher et comportant souvent une dimension religieuse et morale.
On l’a très bien vu dans les élections turques, c’est le discours de la stabilité, de l’ordre établi, de la défense d’une identité rassurante, fière d’elle-même et conquérante. On passe très vite, en effet, à une agressivité externe dont témoignent tant les « loups gris » turcs que les « loups combattants » chinois !
Dans un tel cadre, la liberté individuelle doit laisser le pas à la force collective. L’unité doit l’emporter sur les différences.
Les discours critiques sont de moins en moins tolérés et très vite présentés comme des trahisons, dans une logique de forteresse assiégée qui doit se défendre contre les ennemis extérieurs.
On retrouve ce cheminement vers l’identitarisme, opposé à un monde extérieur déstabilisant, dans tous les discours des autocrates totalitaires.
L’ennemi c’est évidemment la liberté, la liberté des individus, la liberté de pensée, la liberté d’expression, le droit à la différence. Est ainsi affichée la défense et illustration de la conservation, du maintien de l’ordre établi.
Le parti de l’ordre s’affirme contre le parti du mouvement. C’est le grand rêve conservateur de la stabilité face au changement et au mouvement permanent de l’innovation et de la liberté, le grand rêve d’une société passée mythifiée et immuable. « L’intérêt supérieur de la nation » doit l’emporter sur tout.
Cette réaffirmation brutale des intérêts nationaux exclusifs entraîne des bouleversements dans la carte diplomatique du monde.
Les institutions internationales sont très affaiblies et remises en cause par beaucoup. Il en est ainsi pour l’Organisation mondiale du commerce réduite au silence par la conjonction des politiques de sanctions et de défense des secteurs « stratégiques » de l’économie, vitaux pour la souveraineté de chaque nation.
Il en est plus globalement ainsi pour les instances dirigeantes de l’Organisation des Nations Unies et tout particulièrement pour le Conseil de sécurité, bloqué par le droit de veto de ses membres permanents, ou pour l’Assemblée générale animée par des logiques de pure défense d’intérêts de différents pays ou groupes de pays.
Cette situation entraîne un jeu où seul existe l’intérêt particulier de chaque État-Nation qui reconstitue des alliances au seul gré de ses besoins particuliers.
Ces alliances sont variables en fonction des géographies, des histoires locales et des régimes politiques mais elles ont tendance à s’organiser entre un bloc anti-occidental voulant s’affranchir de la domination historique de l’Europe et des Etats-Unis et un bloc occidental qui se présente comme défenseur de la démocratie libérale contre les totalitarismes même si l’évolution des BRICS montre que les deux logiques ne se superposent pas totalement.
L’opposition de système et de valeurs et la mobilisation contre l’Occident historiquement dominateur viennent se superposer aux affrontements nationaux traditionnels.
Tous les régimes autocratiques mondiaux se retrouvent dans cette opposition à la logique libérale. Et cette alliance des autocraties ne cesse de monter en puissance comme le montre clairement l’évolution de la Ligue arabe réintégrant Bachar El Hassad et voulant établir au Moyen-Orient la paix des autocrates. Les déplacements diplomatiques du ministre russe des affaires étrangères comme du président iranien, à Cuba, au Venezuela et au Nicaragua sont particulièrement éclairants à cet égard.
Il est normal que ces pays veuillent se libérer de la tutelle historique des occidentaux et notamment de la domination des Etats-Unis d’Amérique et de son bras armé le dollar mais faut-il pour cela entrer dans une alliance des autoritarismes dirigée par le couple sino-russe ?
Ce grand retour de l’idéologie nationaliste est-il en mesure d’apporter réponse aux problèmes du monde ? Le nationalisme est une réponse qui vient, évidemment, immédiatement à l’esprit face aux risques et aux menaces du monde. Mais cette réponse est-elle appropriée, est-elle efficace ?
Le discours de l’économie de proximité, des circuits courts qui est développé tant par les écologistes que par les nationalistes, est-il en mesure de répondre aux problèmes ? Cette question revient à se demander quelle est la bonne échelle pour l’activité économique, est-elle locale, nationale, continentale (européenne pour ce qui nous concerne ), mondiale ?
On voit bien que la réponse est très variable selon les pays, leur taille, leur localisation géographique, leurs capacités économiques. L’autarcie économique est une illusion sauf peut-être pour les quelques pays-continents qui, forts de leur puissance, raisonnent alors immédiatement en termes de domination impériale.
La réponse nationale paraît bien illusoire alors que l’interdépendance internationale reste très forte en matière énergétique, alimentaire, financière, monétaire, technologique, cognitive. On constate d’ailleurs que malgré les tensions, les échanges ne diminuent pas.
Les transactions entre les grandes zones économiques mondiales, y compris entre l’Amérique du Nord et la Chine, continuent à se chiffrer en centaines de milliards ! Le découplage parait peu vraisemblable, même si la guerre est ouverte, notamment en matière informationnelle. Ainsi, en dépit de toutes les tensions entre les Etats-Unis et la Chine, on voit le plus important chef d’entreprise américain, Elon Musk, reçu en Chine comme un quasi chef d’État alors qu’il va visiter sa plus grande usine Tesla, à Shangaï…
La réponse nationale paraît bien illusoire alors que les problèmes à traiter sont pour la plupart des problèmes de dimension globale. Il s’agit de la gouvernance du « système Terre ». On ne peut lutter contre le changement climatique ou la destruction de la biodiversité à l’échelle nationale. A quoi sert une politique française ou européenne de lutte contre les GES si des milliards de tonnes de charbon continuent à être brûlés partout ailleurs dans le monde ? Les politiques nationales de protection de l’environnement n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans un ensemble mondial. Les pollutions de tous types ne s’arrêtent pas aux frontières ! On ne peut penser l’activité économique que dans une perspective de développement durable à l’échelle de l’ensemble de l’humanité.
Est-il cohérent de dépenser des sommes vertigineuses en armements de plus en plus sophistiqués, y compris dans les plus petits États, alors que tant d’investissements sont nécessaires en matière de développement responsable et de protection de l’environnement ?
La nation a évidemment démontré qu’elle est un outil efficace pour assurer un développement et une protection notamment sociale à ses citoyens. Mais elle a aussi montré qu’elle était source de conflit et d’affrontements les plus terribles dont tous nos monuments aux morts portent le triste témoignage et que l’on retrouve aujourd’hui dans toutes les agressivités et dans toutes les guerres ouvertes ou larvées aux quatre coins de la planète.
Il serait absurde de nier la réalité et l’importance du fait national, à travers l’histoire et dans le monde d’aujourd’hui. Et pourtant, il faut le dépasser. Comme le disait Renan il y a près de 150 ans « les nations ne sont pas quelque chose d’éternel. Elles ont commencé, elles finiront. »
On mesure bien qu’il faut concilier le cadre national traditionnel, toujours indispensable, avec le besoin de responsabilité globale, à l’échelle planétaire, dans un paysage mondial hétérogène, faisant cohabiter des lilliputiens et des géants.
Face à cette situation de tensions géopolitiques multipliées, il faut être en mesure de développer à la fois un multilatéralisme capable de mobiliser le plus possible des 193 nations du monde en empêchant les volontés impérialistes des plus puissants et supranationalisme indispensable à la prise en charge de l’intérêt général planétaire.
Le néo-idéalisme, défini par Benjamin Tallis ( dans Grand Continent, Fractures de la guerre étendue. Gallimard Mai 2023 ) est sans doute la seule solution raisonnable. Il est fondé sur le pouvoir des valeurs conçues comme des idéaux à atteindre. S’opposant au traditionnel discours froid des « réalistes », il veut aussi dépasser l’internationalisme libéral au service de valeurs collectives pour l’ensemble de l’humanité, dans une logique universaliste.
L’Union européenne est porteuse de ces valeurs. Elle doit les mettre en œuvre en alliance avec les autres grandes démocraties mondiales et notamment avec les Etats-Unis d’Amérique dans la mesure où ceux-ci veulent bien ne pas se placer dans la seule logique de la puissance impériale mais dans la logique d’une participation raisonnée à la gouvernance du monde.
Pour l’instant il n’est pas possible de faire confiance aux grandes puissances pour entrer de bonne foi dans cette logique de gouvernance commune du monde.
Dans ce contexte seule l’Europe peut se targuer de bonne foi de poursuivre cet objectif et d’avoir une assiette suffisante pour le défendre à l’échelle globale. L’enjeu est donc de la faire monter en puissance pour qu’elle pèse d’une voix forte sur la marche globale du monde et qu’elle rallie le maximum de peuples et de pays au service de cet objectif. Une certaine souveraineté européenne est nécessaire pour conduire cette action. Le territoire européen est en effet la bonne échelle pour assurer une autonomie économique, dans de bonnes conditions de protection de l’environnement, avec un marché unique régie par des règles économiques, sociales et environnementales communes. Cela doit lui permettre d’être une puissance capable de tenir tête aux systèmes totalitaires qui veulent faire disparaître le système libéral et dominer le monde.
La priorité absolue est donc de faire monter en puissance l’union européenne afin qu’elle pèse de tout son poids dans l’indispensable gouvernance du monde.
Il nous faut la République-Europe pour participer à la bonne gestion de la République-Monde capable de gérer le développement harmonieux et durable de l’humanité.
Jean-François Cervel