François-Xavier Roucaut nous livre une analyse d’une lecture croisée entre Tocqueville et Nietzsche afin de développer l’idée que l’égalitarisme rageur qui sévit de nos jours est une scorie du libéralisme.
On pourrait faire plusieurs remarques importantes sur l’état social des Anglo-Américains, mais il y en a une qui domine toutes les autres. L’état social des Américains est éminemment démocratique. Il a eu ce caractère dès la naissance des colonies ; il l’a encore plus de nos jours. J’ai dit dans le chapitre précédent qu’il régnait une très grande égalité parmi les émigrants qui vinrent s’établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre. Le germe même de l’aristocratie ne fut jamais déposé dans cette partie de l’Union […]. Ce n’est pas que les peuples dont l’état social est démocratique méprisent naturellement la liberté ; ils ont au contraire un goût instinctif pour elle. Mais la liberté n’est pas l’objet principal et continu de leur désir ; ce qu’ils aiment d’un amour éternel, c’est l’égalité.
A.de Tocqueville. De la démocratie en Amérique. État social des Anglo-Américains, 1835.
Les deux traits qui caractérisent les Européens modernes semblent contradictoires : l’individualisme et l’égalitarisme. J’ai fini par comprendre. En effet, l’individu est une vanité infiniment vulnérable ; connaissant combien elle est prompte à souffrir, cette vanité le porte à exiger que tous les autres hommes lui soient reconnus égaux, qu’il se trouve toujours inter-pares.
F.Nietzsche. La volonté de puissance, 1885 (xvi, § 783).
Ceux qui ont la chance d’être des « bicontinentaux », font l’expérience, que fut celle de Tocqueville, de côtoyer deux modèles de société : celui, aristocratique d’héritage, de l’ancien monde Européen, et celui, démocratique de naissance, du nouveau monde Américain.
Cette dualité est la plus prégnante entre ces deux cultures archétypiques, à la fois alliées et rivales depuis toujours, que sont les sociétés françaises et américaines.
Les Américains goûtent en France aux atavismes culturels de l’aristocratisme : la galanterie, le culte du beau et du superflu, la prestance et l’élégance (le « chic » français) ; globalement le savoir-vivre qu’aiment cultiver en général les Européens, en particulier les Français. Les Français s’enthousiasment de leur côté pour les qualités démocratiques américaines : la passion pour la liberté et la réussite individuelle, la facilité et la chaleur des rapports interpersonnels égalitaires, l’obsession pour le pragmatisme et l’efficacité. Chacun s’agace en revanche des revers inhérents à chaque mentalité.
Les Américains sont horripilés par la pesanteur de la hiérarchie (et horrifiés par les abus de pouvoirs qui la constellent), autant qu’ils peuvent être irrités par l’égotisme et la tendance à l’arrogance des Français, ou perplexes devant la vacuité pratique d’une culture qui favorise souvent plus les postures que l’efficacité.
Les Français s’amusent pour leur part de la vulgarité du goût des américains, ne comprennent pas leur individualisme souvent obtus, s’effarent de leurs excès et de leur gloutonnerie, et tiennent parfois en peu d’estime une culture qui ne voit en toute chose que le désirable et le pratique.
Cette dualité aristocratique/démocratique, hiérarchique/égalitaire, verticale/horizontale, est consubstantielle aux psychés françaises et américaines, et résulte des fondements mêmes de leur structuration sociétale.
La société française est depuis ses origines éminemment verticale. Verticalité du catholicisme, et de sa caste sacerdotale, qui régente le salut de ses ouailles. Verticalité de la société même, avec son culte des statuts, ses guerres d’égo, ses patronages et son clientélisme latin. Verticalité de la vie de la cité, avec un État français conçu comme étant le soubassement même de la Nation, tout autant que son faîte, l’alpha et l’omega de la vie citoyenne. A contrario, la société américaine a fait croître sur ses terres la graine libérale de la société civile britannique, qu’elle a libéré en plein du tuteur de la verticalité monarchique, créant une société pleinement horizontale. Horizontalité du protestantisme, christianisme communautariste affranchi de la caste sacerdotale, qui place le salut dans les mains mêmes du fidèle, tout autant que dans le cœur de sa communauté. Horizontalité de la société américaine, qui a aboli toute hiérarchie naturelle et implicite sur son sol, où «le germe même de l’aristocratie ne fut jamais déposé».
Horizontalité enfin de la vie de la cité, organisée par le bas grâce à l’esprit d’association, qui sacralise par ailleurs l’autonomie des citoyens et l’importance de la communauté ; avec la verticalité, lointaine et parfois honnie, d’un État fédéral camisolé à escient par le système des checks and balances.
« L’état social » français, selon les mots de Tocqueville, est en somme grégaire et hiérarchique, tout autant que l’américain est individualiste et égalitaire. Ces structurations doivent bien évidement affronter leurs propres contradictions et dialectiques. Le hiérarchisme français doit composer avec l’égalitarisme révolutionnaire qu’il a généré. Cet égalitarisme français n’est en revanche pas du tout celui des Américains ; il ne vise aucunement à l’autonomie de l’individu, bien au contraire : il est profondément grégariste et enchâsse avec force l’individu dans le groupe. Il existe aussi un fort individualisme français, mais celui-ci consiste également plus à se singulariser vis-à-vis du groupe, qu’à s’en extraire. Toutefois, nonobstant cette dialectique incessante, qui est à la source de nombre de soubresauts de la vie politique française, la psyché française reste globalement grégaire et hiérarchique.
C’est en cela que la France est dans son essence un pays assez peu libéral, à bien des égards plus proche de l’ultra-verticalité russe que de l’ultra-horizontalité américaine ; expliquant ainsi, au sein du camp occidental, le tropisme russe des français, et cette propension partagée par ces deux cultures à embrasser les systèmes totalitaires collectivistes (que ce soit celui de la Terreur ou celui du marxisme-léninisme), si contraires à l’esprit du libéralisme anglo-saxon.
L’état social américain n’est pas non plus exempt de dialectiques et de contradictions. Il a lui aussi établi des hiérarchies, dont celle ignoble de l’esclavagisme, et il a été habité par la volonté de puissance des « Anglo-Américains », dont la culture a forgé la nation américaine, imposant sa prééminence à tous les autres groupes culturels qui ont peuplé ce continent.
Il n’est pas toujours non plus si libéral pour l’individu, cette nation ayant pour matrices fondatrices les sectes puritaines protestantes, elles-mêmes profondément illibérales.
Ainsi, l’Américain, qui chérit tant son individualisme et son autonomie, allant jusqu’à vouloir porter les armes et assurer sa propre sécurité (comme l’atteste cet attachement viscéral au second amendment, si abscons pour un Français), assume par ailleurs un profond conformisme, un grégarisme instinctif, qui découle en plein de la mentalité illibérale du communautarisme protestant. Ainsi, comme l’affirmait Tocqueville : « Je ne connais pas de pays où il règne, en général, moins d’indépendance d’esprit et de véritable liberté de discussion qu’en Amérique ».
Pour en revenir à la citation de Nietzsche en introduction, l’idéologie libérale américaine, qui associe « l’individualisme et l’égalitarisme », a triomphé sous sa forme pure (puisque délivrée de la nécessaire verticalité que lui imposait la lutte contre l’adversité communiste) en Amérique du Nord, et s’est imposée aux « Européens modernes » sous l’effet de la globalisation marchande (qui en est le grand vecteur), venant donner le coup de grâce à un aristocratisme français, désormais définitivement anachronique et vidé de toute substance. Nietzsche, l’«aristocrate radical », selon les mots de son premier exégète, Georg Brandes, était un féroce contempteur, et le dissecteur, d’une idéologie libérale et d’une démocratisation des mœurs déjà vivaces en son temps. Après avoir donc « fini par comprendre », le lien entre « ces deux traits » à première vue « contradictoires », « l’individualisme et l’égalitarisme » (ce lien entre liberté et égalité, que Tocqueville avait théorisé dans son analyse de la démocratie américaine), il poursuit :
« L’orgueil qui veut la solitude et l’estime du petit nombre n’est plus compris de personne ; les seuls « grands » succès sont des succès de masse, et l’on ne comprend même plus que tout succès de masse ne peut être qu’un petitsuccès : car pulchrum est paucorum hominum […]. Le principe individualiste élimine les très grands hommes et exige, parmi des hommes à peu près égaux, qu’on sache, grâce au regard le plus subtil, à la plus vive lucidité, déceler les talents ; et comme, dans ces civilisations tardives et raffinées, tout homme a un peu de talent et peut s’attendre à recevoir la part d’honneur qui lui est due, on exalte plus qu’on ne l’a jamais fait les moindres mérites ; cela donne à notre temps un vernis d’extrême équité […]. La revendication de droits égaux (par exemple le droit de pouvoir juger n’importe qui) est anti-aristocratique. Ce temps ignore l’effacement volontaire de l’individu, la volonté de se perdre à l’intérieur d’un type collectif, de n’être plus une personne ; c’est en cela que consistait autrefois la valeur rare et l’effort de beaucoup de grands esprits (et parmi eux les grands-poètes) ; la volonté de n’être que la cité, comme en Grèce ; le jésuitisme, l’esprit de corps des officiers et des fonctionnaires prussiens ; ou le besoin d’être le disciple ou le continuateur des grands-maîtres ; toutes choses qui nécessitent qu’on vive en dehors de la société, et qu’on reste pur de vanité mesquine ».
Le XXème siècle a connu le règne de l’égalitarisme collectiviste du travail et des ressources (autrement dit l’économique) : l’égalitarisme socialiste. Le XXIème verra l’avènement de l’égalitarisme individualiste des statuts et des droits individuels (autrement dit le sociétal) : l’égalitarisme libéral.
François-Xavier Roucaut
Psychiatre
Professeur adjoint de clinique à l’université de Montréal