Derrière ce titre en apparence désuet pour une Nation moderne, provocateur dans le mouvement disruptif du monde, se pose la question du maintien de l’institution préfectorale. La réponse, sous forme de paradoxe, est la nécessité du métier de préfet pour la France qui dure, endure et avance, sous la stricte condition que les préfets sachent évoluer. Évoluer sans renier leurs racines, évoluer sans se replier dans la grisaille.
Réaffirmer les paradigmes
Le chemin pour s’éloigner du déclassement ne peut s’affranchir de la fidélité exigeante aux bases de l’engagement public que devrait porter le préfet.
Servir l’État
Le préfet, dans sa vocation, est d’abord la quintessence du service de l’État : avant celui du gouvernement, même s’il en est naturellement le représentant loyal et le vecteur ; par-delà celui d’une communauté, même nationale.
Il s’agit, fondamentalement, de servir l’État dans son altérité et sa totalité, celui qui fait la Nation.
Retrouvons avec vigueur ces notions sacrées, qu’on délaisse trop facilement, de sens de l’État, de commis de l’État.
C’est en les convoquant que je me suis engagé dans la fonction publique, que j’ai fait le choix de la préfectorale, à rebours de ma culture d’origine tournée vers le succès personnel. C’est en découvrant ce trésor français lors de mon stage de l’ENA en préfecture que j’ai décidé qu’il serait l’outil à la fois de mon épanouissement professionnel et du service que je voulais rendre au pays qui m’avait si généreusement accueilli dans ma fuite de la guerre civile. Je pensais, je pense toujours, que tant de pays, y compris le Liban où je suis né, auraient connu un destin différent de l’éclatement et du clientélisme avec une telle colonne dorsale.
Aujourd’hui, où le sens qu’on peut donner au travail qu’on accomplit compte davantage qu’il y a vingt ou trente ans, de même que l’équilibre avec lequel il s’accorde au reste de l’existence et aux nécessités de conduire une transformation pour l’environnement, servir l’État peut redevenir moderne : l’équation du sens peut lui redonner de l’attractivité, sous réserve que le sens de l’État apparaisse comme le ciment de notre culture administrative, et donc de l’engagement.
Développer une mystique de l’État
L’État a besoin d’une narration et d’une incarnation. Le préfet doit servir cette cause. Il a vocation à le faire depuis sa place pyramidale, dans l’esprit d’un moine-soldat, tel qu’on se plait à décrire parfois notre sacerdoce en petit cercle seulement, de crainte d’être mal compris dans la société du commentaire, du nombrilisme et du quart d’heure de gloire. Ces soldats de la République, qui doivent juguler égoïsme et égotisme, il y en a bien d’autres, mais il nous appartient de les exalter, de les mettre à l’honneur, comme au temps des hussards noirs de la République.
Pour ne pas glisser vers une stérile nostalgie, cette nouvelle mystique de l’État suppose un volontarisme d’État, adossé à une vision politique, une certaine idée de la France…
Or le risque qui nous guette depuis longtemps est celui de la confusion de la volonté, qui se traduit en décisions, et de l’exemplarité, qui repose sur des perceptions, de la puissance, qui assied une Nation, et de la vertu, qui l’expose au cynisme, du récit national et de la communication. Certes, ces notions ne peuvent aujourd’hui que se conjuguer, mais pour se transcender. L’État, dans ce processus, n’est pas un acteur parmi d’autres, c’est le Leviathan, pas un partenaire comme un autre, c’est le lieu de la synthèse et du dépassement.
Se nourrir de l’idéologie de l’intérêt général
Cette notion est empruntée au professeur Jacques Chevallier, et il appartient au pouvoir politique de l’interpréter, sur le socle de la Nation façonnée par son Histoire.
L’État est le bras armé de l’intérêt général, les préfets sont des généraux de l’armée citoyenne. L’un et les autres sont les garants de la continuité de cet idéal.
La position du préfet, la carrière reposent en principe sur cette logique. Mais le devoir d’efficacité, de compréhension de la société et du monde, impose que cette carrière ne soit plus valorisée parce qu’elle serait linéaire, mais au contraire traversée de prises d’initiatives et d’expériences hors de son administration. Et bien entendu, cette carrière doit s’attacher au fil conducteur du mérite, dans un monde trop tenté de faire primer le réseau sur le résultat, le casting sur la performance. Au nom de cette idéologie plus vivement revendiquée, l’État trouverait aujourd’hui un surcroît d’adhésion.
Rechercher l’unité dans la proximité
Nos concitoyens sont plutôt constants dans leurs attentes vis-à-vis des pouvoirs publics, et singulièrement l’État : un rôle de garant au plus près du peuple.
Soutenir ce qui unit
Le rôle primordial de l’État, à travers singulièrement ses préfets, est de renforcer ce qui rassemble, face au forces centrifuges et au risque croissant d’émiettement de la société. Son sujet est le citoyen plus que l’individu, la Nation plutôt que la communauté. De ce point de vue, notre modèle historique est un atout : c’est en s’appuyant sur lui dans une logique de rénovation que la France se donnera les meilleures chances d’avenir. Si le tronc est solide, il peut permettre une diversité aussi nécessaire qu’enrichissante.
À cette aune, l’État et ses serviteurs doivent être des ambassadeurs de fierté, face aux injonctions de culpabilité, incomprises par nos concitoyens. Ils doivent être des agents de clairvoyance, face aux pensées à la mode.
En somme, l’État a le devoir d’une certaine exigence vis-à-vis des citoyens, pour leur offrir les conditions d’une véritable liberté, au lieu d’un rapport perméable à la déresponsabilisation.
Assurer une proximité de la puissance publique
La protection de tous demeure la base du contrat social, en vue d’établir la paix et le bonheur. C’est la mission du préfet, mais aussi de son binôme, le maire, avec le concours de l’ensemble des élus et relais. L’État est conçu d’abord pour défendre les intérêts d’un pays et de sa population. C’est le principe spirituel de la République française, appuyé sur sa devise, dans une volonté de rayonnement qu’une République des territoires, une République contractuelle, aussi utiles soient-elles, ne suffiraient pas à prendre en compte.
Les missions essentielles de la République, qui devraient être portées au premier chef par le préfet selon une approche contemporaine, sont simples : la sécurité, l’égalité des chances, l’éducation, la santé, l’émancipation.
À cette fin, le préfet a pour fonction d’être une incarnation, une courroie et un garant.
C’est la racine du respect qu’il doit susciter. Il n’est en soi, ni suranné ni moderne, mais le fruit de notre construction.
Prendre soin de sa colonne vertébrale
Notre ADN administrative et politique n’est pas dans la multiplication excessive des agences, des autorités administratives indépendantes, et de structures équivalentes, mais dans l’identification de chefs ayant des leviers. Face au risque de dispersion, l’affirmation de la responsabilité du préfet est une condition du relèvement de l’action publique. Notre enjeu premier est de conjurer le sentiment d’une impuissance publique, qui peut détourner du vote ou conduire à des formes dangereuses de protestation.
D’autres modèles démocratiques peuvent légitimement exister, mais ils ne sont pas le nôtre, et il est intéressant d’observer qu’ils s’exposent aujourd’hui plus largement à l’effritement. Quels qu’ils soient, les modèles doivent se garder d’un éloignement du gouvernement par le peuple, en se coulant dans la seule dynamique des normes juridiques ou en se confondant avec l’opinion la plus vocale. Et l’enjeu pour notre part est de cultiver nos atouts, pas de récolter les inconvénients d’autres systèmes en croyant poursuivre leurs avantages. La colonne vertébrale préfectorale a fait ses preuves dans deux crises récentes aux formes et à la durée inédites, celle des Gilets jaunes et celle de la Covid 19. Il a fallu, dans l’incertitude et sur une longue période, préserver un minimum d’ordre public ainsi qu’articuler toutes les composantes de la vie économique et sociale.
S’appuyer sur les consensus profonds
Sur l’ensemble des points évoqués, il est frappant de constater qu’il existe en réalité un relatif consensus au sein de la population, par contraste parfois avec un bruit dominant. Ce consensus constitue une base pour la prise en main de notre destin, ce qui suppose de pouvoir, en permanence, convertir en puissance les ambitions des élites par le truchement d’une narration nationale. Cette puissance qui reste en effet la condition de toute ambition et de toute transformation positive.
Les préfets doivent être au cœur de ce combat pour le destin, à condition qu’ils parviennent à s’inscrire dans un renouveau qui en ferait des patrons de l’État local, sous l’autorité du gouvernement, sachant s’engager pour le situer à sa place, s’exposer pour contribuer à un élan collectif, incarner pour traduire le sens de son action, plutôt qu’une tentation encore trop répandue de prudence parfois circonspecte. Le moine-soldat doit moins devenir le super-manager que l’acteur fédérateur, mobilisé pour que chacun pense à la France. L’essence du préfet est l’action, au-delà de sa propre préservation, dans un effort de civilisation qui responsabilise.
Qui d’autre que l’État peut conduire le mouvement pour nourrir l’espoir et conjurer défiance et dépression ? Qui d’autre que le préfet peut être, avec d’autres, au cœur de ce défi ? Défi difficile car le rapport à la réalité est lui-même devenu problématique, et impose de pouvoir s’accorder d’abord sur les grands constats et les grands axes d’effort, en s’adossant sur une centralité renouvelée du suffrage universel.
Inscrit dans ce nouveau paysage en mutation accéléré, le préfet est dans l’obligation de se réinventer, dans la fidélité à son identité, pour ne pas sortir du jeu.
Que veut dire, par exemple, être préfet dans la révolution de l’intelligence artificielle, qui percute les modalités du service public ou de l’exercice démocratique ? Plus globalement, l’urgence est à une réhabilitation du rôle du pouvoir public, qui n’a jamais été autant concurrencé. En effet, le besoin d’État n’a pas disparu, mais retrouve au contraire de la vigueur. Dans ma jeunesse, j’entendais souvent : « Il faut que l’État soit fort ». Ce murmure qui n’a jamais cessé revient comme un cri sourd. Aux préfets de s’en saisir, sous la conduite du pouvoir politique, pour être les promoteurs d’une doxa républicaine si difficile à faire prospérer dans le monde tel qu’il vient, mais si nécessaire pour y faire tenir Nation et société. C’est la potion magique de l’action des serviteurs de l’État.
Ziad Khoury
Préfet