Dès la rentrée universitaire, les étudiants opposés au projet de loi tentent de s’organiser. Le 17 novembre 1986, l’université de Villetaneuse débraye, le 21, c’est le tour de Caen et de l’ensemble des universités parisiennes.
Ce mouvement présente une spécificité : il échappe au contrôle de l’UNEF-ID, le syndicat majoritaire et les étudiants s’organisent en coordinations, conduites par des bureaux constitués de syndiqués et de non syndiqués. Le 22 novembre 1986, les États généraux des étudiants (prévus de longue date par l’UNEF-ID) se déroulent à la Sorbonne. Devant 2 000 étudiants, Philippe Darriulat, président de l’UNEF-ID, proclame la grève générale des étudiants en lutte. À l’issue des débats un appel est lancé pour une manifestation le 27 novembre prochain. Dès le lundi 24 novembre, la grève touche l’ensemble des universités de France. Le doute s’empare de certains membres du gouvernement. Pierre Méhaignerie, le premier, évoque l’opportunité de retirer le projet. Charles Pasqua, inquiet de la jeunesse des lycéens dans les rues, ne parvient à convaincre ni Jacques Chirac, ni René Monory.
Le 27 novembre, la manifestation rassemble 92 000 étudiants à Paris et près de 300 000 en province.
L’opposition reste en retrait jusque-là. Répondant à une étudiante, Lionel Jospin se dit enthousiaste, « mais réservé quant aux prises de position que peut adopter publiquement le parti »1, tant il est vrai que les socialistes ne sont pas hostiles à la réforme de l’université.
La première réaction du gouvernement est de gagner du temps. Il tente de minimiser l’importance du mouvement, et René Monory quelque peu méprisant annonce que les étudiants sont venus « prendre le soleil », mais pragmatique il se rend à la Commission des Affaires culturelles voir s’il est possible de réécrire les articles sujets qui font débat. Mais la situation se tend à l’Assemblée où l’opposition, ravivée par le succès de la manifestation, s’apprête à déposer près de 1 000 amendements.
Le 28 novembre, le Premier ministre réunit Charles Pasqua, Robert Pandraud, Édouard Balladur, René Monory et Alain Devaquet en conseil restreint. Plusieurs scenarii sont évoqués : soit le retrait du projet et la démission d’Alain Devaquet, soit le retrait des articles problématiques. Balladur et Monory s’y opposent formellement. Chirac aussi mais il propose qu’à la suite de l’intervention d’Alain Devaquet devant la Chambre prévue dans la soirée, Jacques Barrot, président de la Commission des Affaires culturelles, demande le renvoi du texte devant la Commission, ce qu’accepte René Monory. De son côté Jacques Chirac a la possibilité de dégainer le 49.3 lors du prochain Conseil des ministres ou d’aborder le sujet dans l’émission de TF1 « Questions à domicile ». Ce qu’il fait et devant les journalistes, il reconnait devoir prendre « les 8 ou 15 jours nécessaires pour s’expliquer »2, ce qui renvoie le retour du projet devant l’Assemblée pendant les fêtes de Noël.
Forts du succès du 27 novembre, les étudiants déterminés appellent à une nouvelle manifestation nationale et parisienne pour le 4 décembre. Mais pour Philippe Darriulat, il s’avère urgent d’arrêter le mouvement avant qu’il ne soit incontrôlable, et sans l’accord de la Coordination nationale à laquelle il n’est pas associé, il rencontre secrètement René Monory3. Il propose au ministre de retirer les points litigieux et de rencontrer une délégation d’étudiants à l’issue de la manifestation. Philippe Darriulat, quant à lui, s’engage à organiser un référendum afin d’entériner les propositions de Monory.
Le 4 décembre, près de 100 000 jeunes4 défilent de la Bastille à l’Esplanade des Invalides.
Des premiers incidents avec la police éclatent alors que la délégation est reçue par Monory et Devaquet. Mais rien ne se déroule comme l’avait envisagé le ministre. Ce n’est pas Philippe Darriulat mais David Assouline qui se présente et lui annonce que la délégation a pour mandat de la Coordination nationale d’exiger le retrait total du projet de loi. René Monory se braque et alors qu’Alain Devaquet tente de présenter une nouvelle mouture de son texte, il lui coupe la parole et annonce qu’il ne retirera pas le projet. À 20h00, la délégation sort du ministère alors que des affrontements très violents opposent étudiants et forces de l’ordre.
À la même heure, la police charge de façon très brutale, des grenades lacrymogènes sont tirées en tir tendu. Un étudiant perd un œil, un autre a une main arrachée et une troisième a une épaule démise. Le mouvement se transforme dès lors en crise politique.
Dès le lendemain, des tensions apparaissent dans le gouvernement. Si les gaullistes restent fermes, les avis divergent chez les centristes. François Léotard plaide pour le retrait, rejoint par Dominique Bussereau et Pierre Méhaignerie. René Monory se fait menaçant : « Si je démissionne, je ne me tairais pas. Comme je suis le plus gros fusible, tout craque »5. Monory sait qu’il a ici l’opportunité de reprendre la main sur ce dossier. C’est ce que la presse nomme le « putsch Monory ». Jacques Chirac lui demande d’intervenir à la Chambre puis à la télévision le lendemain. Le RPR a fort peu apprécié le camouflet infligé à Alain Devaquet lors de l’entrevue avec les étudiants, mais René Monory n’y tient pas. Il réunit ses amis politiques et explique sa stratégie : en prenant les cartes en main il ne contredit pas les choix du Gouvernement mais écarte le RPR et Alain Devaquet de son ministère. À 15h00, au lieu de se rendre dans l’Hémicycle, Monory préfère aller chez le coiffeur ! Toutefois il se rend plus tard à Matignon afin de lire à Édouard Balladur6 et aux membres de la majorité (mais en l’absence de Devaquet), le texte de son allocution télévisée.
« J’ai décidé de faire à ma manière » déclare-t-il et fait trois propositions : abandonner les articles relatifs aux droits d’inscription et aux diplômes nationaux et réécrire celui ayant trait à « l’orientation sélective ». Choqué par l’attitude du ministre, Alain Devaquet présente sa démission à Édouard Balladur qui la refuse : le geste serait mal interprété par l’UDF et par les étudiants, mais rentré chez lui, il rédige sa lettre de démission destinée à Jacques Chirac.
Dans les rues, les étudiants crient leur colère après les violences policières du 4.
Dès 20h00 des voitures sont incendiées dans le Quartier latin et la Sorbonne est occupée. Vers 1h30, le peloton de voltigeurs motorisés (PVM) entre en action afin « d’arrêter tout ce qui met le feu et de tout ce qui traine7 ». Rue Monsieur le Prince, le PVM poursuit Malik Oussekine qui se réfugie dans le hall d’un immeuble. Les policiers s’acharnent sur lui et le tuent.
Le 6 au matin les Français apprennent la mort du jeune étudiant. Entre le RPR et l’UDF les couteaux sont tirés, l’UDF considérant que la crise provoquée par les policiers de Charles Pasqua est une affaire de la famille RPR.
« Dès lors, ce fut le Gouvernement lui-même qui se mit à flotter dangereusement, les ministres se réunissant par petits groupes, se téléphonant les uns les autres. […] À partir de là, le Gouvernement ne pouvait plus rien maîtriser s’il ne faisait pas au mouvement de contestation une concession spectaculaire »8.
Dans l’avion, de retour à Paris, François Mitterrand s’entretient avec ses collaborateurs : souffler sur les braises n’est pas la solution. Le souvenir des législatives de 1968 le fait réfléchir.
De son côté, Jacques Chirac rencontre René Monory qui l’informe qu’un texte considérablement allégé est en mesure d’être présenté. Jacques Chirac ne cède pas. Il a trop besoin de sa base militante et un recul face à la rue favoriserait le Front national. L’autre stratégie consiste à mobiliser son électorat sur la théorisation du chaos. Une pratique qui avait été favorable aux gaullistes en 1968. D’autant que le danger existe. André Bergeron (FO) est reçu à 19h15 par Jacques Chirac. Il sait qu’un conflit à la SNCF menace ; les syndicats pourraient rejoindre les étudiants. À 21h30, François Mitterrand reçoit le Premier ministre et lui explique : « […] Vous avez retiré les trois principaux points du projet de loi, mais le reste. […] Vous devriez maintenant tout retirer. Chirac m’a répondu qu’il ne pouvait pas à cause des intégristes de sa majorité comme Jean Foyer ou Jean-Louis Debré qui n’accepteraient pas »9.
Ce à quoi François Mitterrand lui rappelle l’épisode de la loi Savary. À 23h00, le président reçoit Pierre Joxe.
Dans le même esprit, il explique au président du groupe socialiste que le combat à l’Assemblée doit se pacifier : « Il ne faut pas donner le sentiment de jouer la politique du pire »10.
Ironie du sort, le 7 décembre, le RPR fête ses 10 ans. Lors de son discours, Charles Pasqua réactive le message du 30 mai 1968 : « Il nous appartient de maintenir l’ordre. […] Oui, nous tiendrons, mais en ce qui vous concerne, militants du Rassemblement, tenez-vous prêts, si les événements le nécessitent, à appeler les Français à défendre la démocratie et la République »11.
Mais ces propos passent mal auprès de l’UDF. Pierre Méhaignerie téléphone à Jacques Chirac et lui dit qu’il les trouve « dangereux ». À 17h00 Alain Madelin et François Léotard pénètrent dans le bureau de Jacques Chirac et, très véhéments, déclarent qu’il faut absolument retirer le projet. Sûrs de leur position, ils appellent René Monory et le poussent à l’abandon, puis Alain Madelin annonce dans Le Matin : « Ce projet et le mouvement qui l’entoure ne valent pas la mort d’un homme12 ». Après une nuit de conciliabules, chacun de son côté essaye encore de convaincre l’autre. Dès 8 heures du matin, Alain Juppé se rend dans le bureau d’Édouard Balladur et le conjure de « retirer tout et tout de suite ». Ce dernier, embarrassé répond que Monory ne le veut pas. Alain Juppé suggère alors qu’Édouard Balladur rencontre René Monory afin de le convaincre définitivement13. À 9h30, lorsque le ministre de l’Éducation nationale franchit le seuil du bureau d’Édouard Balladur, sa religion est à moitié faite. L’appel de François Léotard a été efficace et ses rencontres avec ses administrés de Loudun l’ont conforté dans le sens du retrait. Ce lundi matin, Jacques Chirac consulte encore. Il reçoit Edmond Maire (CFDT) à Matignon à 9h30. Pour lui la mobilisation lors de la manifestation ouvrière du mercredi suivant sera forte et s’annonce mal pour le Premier ministre. À l’issue de ce rendez-vous, Jacques Chirac accueille René Monory, Édouard Balladur et Charles Pasqua. De guerre lasse René Monory accepte de retirer le projet. Le lundi 8 décembre 1986, à 13h00, Jacques Chirac annonce le retrait total du projet de loi.
Quelles ont été les raisons de ce retrait ?
La temporalité n’est pas absente du choix de Jacques Chirac. Il ne pouvait pas l’opérer avant la fête du RPR le dimanche et l’intervention du président de la République prévue le lundi à la radio. Laisser le président de la République s’immiscer dans le débat ne ferait qu’alimenter les arguments anti-cohabitationnistes ; le risque institutionnel est réel. Or les libéraux de « la Bande à Léo », qui réclament à cor et à cris le retrait du projet, ont aussi très mal vécu les choix de certains ministres RPR tels que les expulsions des 101 Maliens ou les nominations des chaines de télévision publique par la CNCL. Chirac sait ce qu’il doit aux libéraux, mais il considère leur attitude et l’article d’Alain Madelin comme un coup de canif dans le contrat gouvernemental.
Mais deux autres éléments vont précipiter la décision de Chirac : l’attaque que subit le franc depuis quelques semaines et la mort brutale d’un jeune Français d’origine algérienne quelques heures avant celle de Malik Oussekine dans un café de Pantin par un policier en civil hors de service et de plus ivre. Craignant une réaction de l’opinion, la police a reçu la consigne de ne pas ébruiter l’affaire, mais pour combien de temps ?
La réécriture d’un nouveau texte et le dépôt de celui-ci devant l’Assemblée serait une solution. Mais cela aurait impliqué un passage au Conseil d’État, puis un autre devant le Conseil des ministres, c’est-à-dire une procédure incompatible avec la date de la clôture de la session parlementaire du 20 décembre 1986. De plus, cette disposition aurait dû obtenir l’aval du président de la République qui le cas échéant peut s’opposer à l’inscription d’un texte à l’ordre du jour du Conseil des ministres.
Il y avait une autre solution : soit le dépôt d’une nouvelle proposition de loi au Parlement, soit la réécriture du texte par voie d’amendement, mais qui aurait supposé que le projet de loi Devaquet serve de base aux amendements, ce qui aurait été politiquement fort délicat.
Le Premier ministre voit les syndicats de salariés se mobiliser à leur tour à l’appel des étudiants. Une collusion active entre ces deux mondes revendicatifs est de mauvais augure pour Jacques Chirac qui a vécu mai et juin 1968 au cœur de la tourmente. Or, la CFDT et FO, préoccupées de sauvegarder leur représentativité14, alertent Jacques Chirac : s’il ne retire pas le projet, ces deux centrales ne pourront pas empêcher leurs bases de s’associer à l’appel de la CGT le mercredi suivant. Cette éventualité a très largement contribué à sa prise de décision.
L’émergence d’une crise dans le monde du travail et la rupture totale entre le pouvoir et la jeunesse ne peuvent être envisagées dans la perspective d’une élection majeure en mai 1988.
En choisissant le retrait, Jacques Chirac évite une crise sociale et sociétale en faisant le pari de la cohésion de la majorité au-delà des évènements. S’il y parvient en partie, la crise Devaquet pèsera lourd dans le vote de la jeunesse en mai 1988.
Olivier Crouillebois
Docteur en histoire contemporaine de Sorbonne université
- Julien Dray, SOS génération, Paris, Ramsay, 1987, p. 18. ↩
- Antenne 2, « Question à domicile », le 30 novembre 1986, avec Anne Sinclair et Jean-Luc Serillon. ↩
- Philippe Darriulat a toujours nié avoir rencontré le ministre. ↩
- Chiffres avancés par la police. Assemblée nationale, Rapport de la commission d’enquête n°850. p. 535. ↩
- Libération, numéro spécial : La nouvelle vague, p. 89. ↩
- À cette heure Chirac accompagne le Président de la République à Londres. ↩
- Sénat, Rapport de la Commission d’enquête, n° 270. p. 314. ↩
- Édouard Balladur, entretien du 9 février 1989, Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, tome II. Les épreuves, Paris, Seuil, 1991, p. 606. ↩
- Témoignage de Jean Glavany, Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La décennie Mitterrand, tome II. Les épreuves, Paris, Seuil, 1991, p. 607. ↩
- Jacques Attali, Verbatim II. 1986-1988, Paris, Ramsay, 1987, p. 219. ↩
- Antenne 2, journal télévisé de 20h00, le 7 décembre 1986. ina.fr. ↩
- Le Matin de Paris du 9 décembre 1986. ↩
- Franz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, Paris Seuil, 1987, p. 502. ↩
- Le Matin de Paris du 9 décembre 1986. ↩