Le 24 août dernier, le président de la République, au grand dam des Gilets jaunes encore terrés par le voile covidien, annonçait aux Français que le temps de l’abondance, de l’insouciance et de l’évidence était fini. La morosité s’est emparée des vacanciers aoutiens. Le doute s’est intensifié chez les spéculateurs. La peur d’un hiver sans électricité a pénétré les foyers, mitaines aux mains et Moon Boots aux pieds. L’hiver, « saison d’alarmes », comme écrivait Hugo, is coming… Attention, ça va piquer.
« En même temps » (ou tout comme, puisque ce fut le lendemain), comme un tour de passe-passe en une synthèse hégélienne, le même président reprenait l’annonce de juin de son ministre de l’Éducation nationale en promettant que les enseignants dépendant de ce ministère ne commenceraient pas leur carrière à moins de 2.000€ nets par mois. Joie dans les cœurs et dans les portefeuilles de tous ces instituteurs (mal-nommés « professeurs des écoles ») et ces enseignants de collèges et de lycées ! Le secrétaire de l’UNSA souhaitait même une revalorisation à 2.200 € compte tenu de l’inflation ; la dialectique marxiste en œuvre : on expose l’extrême et non le juste pour obtenir une médiane. Bien tenté. Mais, si ces 2.000€ nets mensuels ne suffiront pas pour réussir sa vie avec une Rolex à 50 ans, ils suffiront sans doute à mieux finir les mois.
Si nous ne pouvons que nous réjouir du fait que notre prochain voit son salaire augmenter, reste que la société, le corps politique que nous formons, nécessite de l’équité et de la justice pour tendre au bien de tous.
Sans justice, point de paix. Sans paix, point de société. On s’arrêtera là… Pour souligner que nous sommes loin de cette nécessaire justice sociale, et que nous nous en éloignons par cette mesure finalement politicienne qui n’a d’autre finalité que de faire passer une agréable rentrée au sémillant « ministre des profs », nous souhaiterions attirer l’attention du lecteur sur la situation de l’université, éternelle oubliée des grenelles, états-généraux et autres conventions citoyennes de la justice, de la santé ou encore de l’éducation.
Si 2.000€ nets sont promis aux enseignants débutants dans le secondaire, c’est-à-dire titulaires d’un niveau master 1 (bac+4), on notera que rien n’est promis aux enseignants-chercheurs du supérieur débutants, titulaires à minima d’un doctorat (bac+8) dont le salaire net est de 1.741,98€.
Double injustice, de fait : 250€ de moins, d’une part, pour un niveau académique double, d’autre part. Quelle logique vient justifier une telle inégalité ?
A cela s’ajoute la rémunération des heures de cours supplémentaires ou des heures d’examens qui est profondément inique, comme le lecteur de ces quelques lignes pourra le constater. Le maître de conférences ou le professeur des universités n’est pas rémunéré pour ses heures d’examen, ou de surveillance, ou de correction de copies (qui peuvent monter à plusieurs milliers de copies pour les filières dites « sous tension » comme le droit, les STAPS ou la psychologie). Son heure supplémentaire de cours est rémunérée 41,41€ bruts, soit environ 32€ de revenu net à l’heure. Il faut bien avoir conscience qu’une heure de cours magistral à l’université nécessite, à minima, 6 heures de préparation (lectures d’ouvrages, d’articles, de travaux de recherche, construction d’un savoir propre par l’enseignant, etc.). Donc, pour 6h de préparation et 1h de cours dispensée, l’enseignant-chercheur touche 32€, soit 4,5€ de l’heure réelle de travail. Pour les écoliers du ministère de l’Éducation nationale : 4,5€, ça fait 45 malabars.
L’enseignant de classe préparatoire, quant à lui, est rémunéré pour ses heures de surveillance d’examen, à hauteur de 52,57€ de l’heure, et 78,85€ pour ses heures d’examens (dits « colles » ou « khôlles » pour les initiés). L’heure d’enseignement complémentaire, quant à elle, atteint les 131,42€. De la même manière, un professeur agrégé du secondaire (bac+4, enseignant de collège ou de lycée, pour rappel), pourra toucher 65,66€ pour une heure d’enseignement supplémentaire, soit environ 25€ de plus à l’heure que l’universitaire. Il n’est dès lors pas étonnant que, quand les universités font parfois appel à des enseignants du secondaire pour des enseignements, ces derniers refusent, préférant réaliser des heures supplémentaires dans l’Éducation nationale que dans l’Enseignement supérieur. Triple injustice, donc, car s’ajoute aux deux précédentes cette avilissante iniquité de traitement des heures supplémentaires.
Quadruple injustice aussi quand l’on sait que le maître de conférences débutant d’un Centre universitaire hospitalier (dit « MCU-PH » dans le jargon du supérieur) voit son salaire d’enseignant-chercheur plus que doubler, puisque s’ajoute au traitement similaire à celui de ses collègues des autres disciplines une prime mensuelle de plus de 2.200€ (au premier échelon, ce qui signifie que cette prime augmente elle aussi annuellement, allant jusqu’à plus de 4.600€/mois). Et nous n’évoquerons pas ici le fait que ces enseignants-chercheurs en médecine peuvent aussi développer, à côté de leur activité en CHU, une activité privée en cabinet libéral ou en clinique… Ca fait un paquet de malabars.
Énième iniquité – nous n’irons pas plus loin pour ne pas démoraliser ceux qui s’orientent vers le sacerdoce d’enseignant-chercheur – : les écarts de salaire à l’international, cette fois-ci. Les pays francophones rémunèrent jusqu’à 5 fois plus leurs universitaires : quand le jeune maître de conférences touche 27.586€ par an au sein de la start-up-nation, le professeur d’université débutant touche en Belgique 36.000€ annuels, au Québec 80.000$, en Suisse 155.000€ (université de Zurich), etc. Hors francophonie, pour l’exemple, le débutant allemand atteint plus de 42.000€ par an.
Le « Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation » s’est apparenté pendant cinq ans au hollandais volant. Gageons que le capitaine Retailleau prenne la barre – et la mesure – du chantier qui l’attend. Sans « désadministrativisation » de leurs tâches, et sans réévaluation plus que significative de leur salaire, les universitaires continueront de quitter le navire, et les Hugo Duminil-Copin, Emmanuelle Charpentier et Esther Duflo resteront en Suisse, en Allemagne et au MIT.
L’OCDE ne parle pas de « fuite des cerveaux » mais de « circulation des cerveaux ». Ils circulent, certes, et vite. Mais pas en France.
Le professeur Olivier Beaud alerte régulièrement médias et politiques sur la situation de l’université, rappelant qu’elle est à l’agonie. En effet, elle est blessée, d’une plaie ouverte et sanguinolente, blessée ontologiquement dans ses libertés et matériellement dans son exercice. Qui pensera à panser ? En attendant, chantons ! J’aimerai toujours le temps des cerises : C’est de ce temps-là que je garde au cœur… une plaie ouverte.
Pierre-Louis Boyer
Doyen de la Faculté de Droit, des Sciences économiques et de gestion du Mans