S’il est un terme dont le mouvement woke fait grand usage, c’est bien celui de « violence ». Ces « éveillés » (woke en anglo-américain familier) aux discriminations qui structureraient nos sociétés par leur multiplicité et leur recoupement (c’est le sens de la fameuse « intersectionnalité ») dénoncent en effet toutes sortes de violences : de la brutalité meurtrière contre George Floyd à la marginalisation des minorités, en passant par les « microagressions » subies, au détour d’un mot ou d’un geste « inapproprié ». À quoi s’ajoute la « violence symbolique », héritage de Bourdieu au cœur de la rhétorique woke, qui désigne l’intériorisation du « discours dominant » par les dominés eux-mêmes, à travers les valeurs, normes et préférences collectives répandues notamment par l’appareil éducatif et médiatique.
Mais le succès même de la notion en marque la première limite : on sait que tout concept perd en compréhension ce qu’il gagne en extension. De fait, véritable prêt-à-porter de la pensée woke, la violence symbolique se confond souvent avec les violences psychologiques, telles qu’insultes, menaces, et autres humiliations, au rebours même de sa définition originelle qui exclut toute souffrance ressentie. Et dénoncer la violence à tout propos banalise son expression la plus indiscutable et la plus redoutable : la violence physique. Or, véritable paradoxe tocquevillien, alors même qu’elle est sans cesse dénoncée dans le discours, jamais la violence du groupe majoritaire contre les minorités n’a été aussi faible dans l’histoire des sociétés occidentales.
Sur le plan de la pensée woke rime avec joke
Autres paradoxes : d’abord, n’en déplaise à ceux qui condamnent un supposé « privilège blanc » et un « racisme systémique » contre les personnes de couleur en Europe et aux États-Unis, c’est bien dans cette partie du monde que s’est épanouie et s’est traduite politiquement la notion d’universalité de l’homme, dont une des formes les plus abouties est le républicanisme français. Celui-ci donne les mêmes droits et la dignité à chacun à la naissance indépendamment de toute origine ou couleur de peau, jusqu’à la suppression de la notion de race, notion que les « woke » essaient en revanche d’imposer au nom de l’antiracisme. Forcément imparfait, comme tout idéal, dans sa concrétisation et nécessitant une action permanente pour l’égalité des chances, cette visée universaliste est toujours meilleure et bien plus moderne que l’idéologie racialiste fondée sur la victimisation systématique des personnes « non blanches » et l’autoflagellation à laquelle devraient s’astreindre les centaines de millions d’Occidentaux nés blancs. Désigner un coupable au nom de sa couleur de peau, en l’occurrence dite blanche, en le rattachant à un prétendu système raciste plus ou moins conscient, revient à promouvoir l’arbitraire de la punition collective, la coercition de la confession publique des « péchés et à développer une propagande sentencieuse irréfutable – donc non scientifique selon les principes de Karl Popper – ; enfin, et tout simplement, à réintroduire dans le champ politique une idéologie raciste.
Ensuite, si la violence de l’esclavage a accompagné l’Occident jusqu’à la fin du XVIIIe siècle pour certains pays et le XIXe siècle pour d’autres, d’une part c’est ce même Occident, imprégné des valeurs chrétiennes et humanistes, qui l’a aboli, d’autre part, l’esclavage a concerné toutes les époques, voire toutes les civilisations sous toutes les latitudes. Il n’est pas limité au commerce triangulaire. Faire donc de l’esclavage une spécificité blanche et occidentale, honteuse, qui devrait conduire à une remise en cause totale de la façon de vivre en Europe et en Amérique du Nord, et au renoncement d’une culture enracinée, constitue bel et bien une forme de violence très agressive.
Davantage, si l’Occident connaît bien en ce début du XXIe une résurgence des crimes racistes, force est de constater que des minorités « non blanches » sont désormais surreprésentées parmi leurs auteurs, comme le montre le nouvel antisémitisme meurtrier de ces dernières années. Fait qui n’est jamais rappelé : aucun « blanc » n’a été impliqué en France dans les crimes de sang antisémites des vingt dernières années. Et que dire du reste du monde, de la persécution des Ouighours en Chine au nouvel esclavage pratiqué en Libye sur les migrants ? Que dire de la condition féminine en Iran ou en Arabie saoudite ? Sur ces sujets nos « éveillés » semblent bien endormis, et nos néo-féministes, prêtes à voir de la « violence sexiste » dans la moindre galanterie, ne trouvent rien à redire aux mariages forcés, au voile imposé, voire à l’excision. Et quid donc, en Occident même, des discriminations massives dans et entre les minorités ?
Cet « aveuglement » (blindness) bel et bien « systémique » de la mouvance woke – pour reprendre deux de ses termes favoris – la discrédite à l’évidence. Et, à vrai dire, son procès intellectuel est déjà bien instruit. Grâce à Douglas Murray, Jonathan Haidt ou Helen Pluckrose, Pierre André Taguieff, Nathalie Heinich ou Mathieu Bock-Côté, le diagnostic est désormais clair : nous n’avons pas affaire, comme on l’entend trop souvent, aux « idées neuves » d’une « nouvelle génération », même si une partie d’entre elle y est sensible : ses maîtres à penser – souvent mal compris, mais là n’est pas la question – sont soit morts (Bourdieu, Foucault, Derrida), soit de parfaits « boomers » aujourd’hui sexagénaires (Judith Butler, Robin DiAngelo, Kimberlé Crenshaw). Et la jeunesse même de son audience n’est pas plus un gage de vérité qu’elle ne l’était pour le maoïsme des années 1960/70. Il s’agit encore moins d’un paradigme scientifique, dont cette « théorie » ne remplit aucun des critères que sont le respect des faits, la cohérence du raisonnement et la productivité de l’interprétation. Non que les thèmes chers aux « intersectionnels » soient à rejeter : la question du genre, l’histoire de l’esclavage, les reliquats mentaux de la colonisation, la persistance du racisme sont d’importants et légitimes objets d’études ; mais c’est une autre chose d’en faire le prisme de lecture exclusif de nos sociétés. Et c’en est encore une autre de décréter la victimisation universelle des minorités par la « domination » du mâle blanc occidental. Le tout dans un méli-mélo conceptuel où l’on glisse, sans crier gare, des différences aux inégalités, et des inégalités aux discriminations. Bref, sur le plan de la pensée, woke rime avec joke.
Nommons donc la chose pour ce qu’elle est : une dérive sectaire fondée sur un système de croyances, où la désignation magique du bouc émissaire (« le mâle blanc occidental ») a remplacé la rationalité de l’imputation causale.
Bref, une nouvelle « religion séculière », comme disait Raymond Aron, aux claires potentialités totalitaires : car, s’y trouve bel et bien en germe, du moins chez les plus activistes, les deux composantes si bien repérées par Hannah Arendt dans le nazisme et le communisme : l’idéologie et la terreur.
La mouvance woke recourt à la violence sous toutes ses formes
Car c’est la mouvance woke elle-même qui recourt à la violence sous toutes ses formes. Violence physique : on l’a vu à Portland où le mouvement Black Lives Matter a fait régner la terreur des semaines durant ; violence sociale, par l’exclusion du débat, les pressions, voire l’interdiction professionnelle des voix dissidentes qui se répand sur les campus et dans les médias ; violence psychologique par l’insulte sur les réseaux sociaux où sexisme et racisme se déversent sans scrupules, et par la menace de mort qui pèse sur l’adversaire réel ou supposé.
Mais le redoutable paradoxe et la vraie menace du mouvement woke pour notre cohésion sociale se trouvent dans sa propre utilisation de la violence symbolique. Et avec un magistral succès. Ce sont en effet les sociétés occidentales qui ont intériorisé les consignes woke, devenues le véritable « discours dominant » de notre époque, notamment à travers le système éducatif et médiatique, lieux clefs de la domination symbolique, comme l’avait en effet bien vu Bourdieu. On le mesure au refus de désigner violeurs et assassins, dès lors qu’il ne s’agit pas de blancs ; on le mesure à la psychiatrisation des terroristes islamistes, commodément rangés dans la catégorie des « déséquilibrés » ; on le voit encore au woke washing de grandes entreprises, multipliant les gages au nouveau politiquement correct : code des « conduites appropriées » et autres formations sur le « genre » ; marketing et iconographie « diversitaires » à grand renfort de couples de couleur ou mixtes – mais où il est rare que l’homme soit blanc – très surreprésentés par rapport à leur poids dans la population générale. Il ne s’agit donc pas ici d’une reconnaissance légitime et souhaitable de la diversité de nos sociétés, mais de l’acceptation voire de la prescription de nouvelles normes, allant jusqu’à l’image « innocente » de fillettes voilées dans des messages publicitaires. Et que dire de ces questionnaires où « le blanc » ne peut échapper à un double bind orwellien ? Soit il avoue son « privilège » ou sa « fragilité » et le voilà coupable ; soit il les nie et le voilà irrécupérable. À quoi s’ajoute la réécriture, la « contextualisation », voire la mise à l’index des livres et films les plus emblématiques de notre culture, ou encore le déboulonnage des statues au nom de la Cancel culture, oxymore s’il en est : depuis quand une entreprise d’annulation (« cancel ») peut-elle être appelée « culture » ?
Ne nous y trompons pas : les racines même de la culture occidentale sont visées à travers la dénonciation des « classiques » comme « toxiques » (sic), car nous explique un spécialiste : « l’Antiquité classique est un mythe de fondation euro-américain. Est-ce qu’on souhaite vraiment ce genre de choses ? ».
On le mesure enfin à la dissymétrie des situations, là encore parfaitement intériorisée dans le débat public, entre tenants de la nouvelle idéologie et rares résistants au mouvement : humanistes, laïcs et universalistes, dont beaucoup expriment leur opinion au péril de leurs intérêts, et certains de leur vie, au point d’être placés sous protection policière. Or, le fait même que la mise à l’abri des agressés, et non la mise en cause des agresseurs soit notre réaction privilégiée, ne constitue pas en soi un scandale permanent, dit la défaite symbolique d’une société intimidée et « sous emprise ».
Les réseaux sociaux et leur étrange conception de la « modération » y contribuent de façon décisive, en acceptant explicitement, comme Facebook, la dissymétrie de traitement en faveur des groupes considérés comme « vulnérables ».
Et quels meilleurs outils de violence symbolique que des algorithmes bien pensés qui nous renvoient vers les sites les plus fréquentés, donc vers l’opinion dominante, ou qui valorisent une réponse politiquement correcte quelle que soit la recherche effectuée ?
Cette emprise du mantra woke semble toucher aussi les pouvoirs publics, à tous les niveaux, qui, soit minimisent, soit favorisent, soit laissent faire les inquiétants développements actuels. C’est ainsi que l’on attend toujours le rapport annoncé par la ministre Frédérique Vidal sur l’islamogauchisme à l’université promis en février dernier. C’est ainsi que, parmi tant d’autres incidents, deux professeurs de l’IEP de Grenoble accusés d’une « islamophobie » imaginaire ont été lâchés par leur direction, tandis qu’un étudiant ayant eu le malheur de les soutenir s’est vu convoquer pour « harcèlement ». Et quelle est au fond la vraie position sur ces sujets du Président de la République, un jour promoteur du « récit national » et, le lendemain, partisan de sa « déconstruction » ?
À lire l’extrait suivant d’un article « scientifique », exemplaire de cette mouvance que trop de Français croient réservée à l’Amérique, il est grand temps de s’interroger sur son vrai but, clairement politique : « La France, en effet, est étatiquement despotique. Elle n’est pas un pays libéral […] Ce despotisme bien-pensant, appelé « République » ou « laïcité », corrélatif de pratiques diffuses de relégation et de discrimination, ne peut exister qu’à la condition que soient éloignés des centres de décision tous ceux qui pourraient s’écarter de ce qui, depuis le début des années 1980, est devenu une norme politique et sociale ».
On ne peut donc que se féliciter de l’initiative récente du Sénat de constituer une mission d’information sur « les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences ». Encore faudra-t-il qu’elle élargisse son périmètre d’investigation, tant l’expansion de l’idéologie woke est d’abord favorisée par des institutions privées (fondations et réseaux professionnels) mais aussi nationales et européennes, par le biais des « appels à projets » et autres « politiques de la diversité ». Politiques publiques où une diversité essentielle reste, elle, en souffrance : celle des opinions.
Le devoir des démocrates, a fortiori républicains, est donc d’affronter le wokisme, non par l’anathème dont ses adeptes sont de leur côté coutumiers, mais en introduisant la pensée woke dans le champ de la critique et en argumentant contre sa violence sectaire.
David Lisnard
Maire de Cannes, Président de Nouvelle Energie pour la France
Christophe de Voogd
Historien, Professeur affilié à Sciences Po