Contrairement aux propos tenus par le porte-parole du gouvernement sur les ondes d’une grande radio, le recours soutenu au cabinet Mac Kinsey par les services de l’Etat sur différents dossiers constitue non seulement un problème, mais probablement aussi une pathologie d’Etat tant par les volumes financiers qu’elle a générés au profit du prestataire, qu’en raison du fait que ce dernier manifestement n’a pas acquitté l’impôt sur les sociétés depuis de très nombreuses années, dix ans précisément.

Usant jusqu’à l’extrême des facilités octroyées par une pratique de l’optimisation fiscale dont il conviendrait d’interroger également les bases légales, le consultant américain a bénéficié d’une tolérance des pouvoirs publics d’autant plus choquante qu’elle a alimenté des marges de bénéfices assez peu proportionnées au regard, pour certaines des prestations, du service fourni. Quelques exemples suffisent à démontrer le caractère excessif d’une offre, véritable copié-collé de tout ce que certaines “consultances” externes peuvent comporter de réflexes quasi-prédateurs du bien public.
Le rapport sénatorial relatif à l’usage de cabinets extérieurs en vu de missions étatiques révèle l’ampleur d’un phénomène qui de facto s’apparente à une forme de spoliation de l’intérêt collectif d’une part et d’aliénation, d’autre part, de l’indépendance de la puissance publique. On s’étonnera ainsi que pour une réflexion sur l’évolution de l’enseignement une mission facturée près de 500 000 euros ait juste donné lieu à une production dont nombre des apports ne sont pas sans lien avec des analyses et des éléments contenus dans d’autres documents officiels, sans compter que le colloque prévu à cet effet n’ait jamais eu lieu… On s’étonnera tout autant de la porosité, à peine dissimulée, existant parfois entre certains cadres publics et le cabinet – conseil – ce que ne manque pas de souligner aussi la commission du Sénat. On s’étonnera aussi que les dirigeants politiques aient encore fait appel à un consultant américain durant la crise sanitaire alors que celui-ci ne payait pas ses impôts en France.
Au-delà des nombreuses questions soulevées par des commandes qui semblent s’être fortement développées sous ce quinquennat, ce sont d’autres interrogations que posent ce phénomène, à commencer par la conception notamment de l’Etat, de son rôle, de ses fonctions. Dans l’excellent ouvrage qu’il publie aux presses de Science Po, le chercheur Luc Rouban observe : ” La privatisation de l’action publique n’est pas nouvelle mais le macronisme lui a insufflé une nouvelle jeunesse en la légitimant dans un discours politique où les frontières public-privé devaient s’effacer au nom de l’efficacité, ce qui impliquait autant une réforme générale des régimes de retraite pour les faire converger qu’une transformation de la haute fonction publique vers davantage de contractualisation et un affaiblissement des grands corps “.
Un pays, qui a bâti son modèle d’organisation publique sur la puissance et l’excellence qui lui étaient associées de sa haute-fonction publique, a t-il nécessairement besoin de cet emploi massif et manifestement peu contrôlé de prestataires externes ? Si oui, cela signifie le déclassement de nos élites et la démonétisation de leur formation ; si non, cela souligne le ralliement des cadres de la Nation à une conception managériale de l’action publique, à l’uberisation de cette dernière, à la vente à la découpe de la capacité d’expertise de l’Etat… Comme souvent, le pire n’est pas dans l’alternative mais dans le cumul de tous les maux. Cette assomption de “la gouvernance par les chiffres” ou de “l’Etat-entreprise”, pour reprendre les formules respectives de deux de nos plus actuels et éminents penseurs de la “chose publique”, Alain Supiot d’un côté, Pierre Musso de l’autre, témoigne surtout de notre “étrange défaite”… que “l’invisibilisation” de la campagne présidentielle en cours ne fait, hélas, que renforcer.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne