Les colères sociales les plus légitimes sont dans ce pays l’objet d’un détournement politique qui indéniablement les affaiblit, voire les précipite potentiellement dans une voie sans issue.
Depuis le début de la mobilisation contre la loi retraite, les syndicats qui ont fait preuve d’esprit de méthode dans leur action sont confrontés à une forme de « hacking » dont ils se seraient sans doute bien passés. L’ultra-gauchisation des marges de la contestation opère ainsi comme un éteignoir, et probablement le risque est non négligeable qu’elle agisse également comme un repoussoir. C’est peu de dire que le gauchisme est plus que jamais « une maladie infantile » pour reprendre le mot fameux de Lénine. Il est même la caution la plus confortable du parti de l’ordre qui en France ne manque jamais de remettre le couvercle sur la marmite bouillonnante des émulsions populaires lorsque celles-ci ne se reconnaissent plus dans le pouvoir du moment.
Le gauchisme de ce point de vue est le plus formidable stabilisateur non pas tant des conservatismes mais des immobilismes élitaires à vocation oligarchique.
Du haut des incompréhensions qu’il parait souvent manifester à l’adresse des profondeurs de la société française, Emmanuel Macron a néanmoins compris une chose avec une malice à peine dissimulée : le puissant moteur des radicalités de l’extrême-gauche, qui des blacks bloks aux « antifas » déversent son poison de détestation de la liberté, est susceptible de retourner les vents contraires en sa faveur. Ce sont sans doute les images des exactions brutales des hordes absurdes de Sainte-Soline qui expliquent en province le tassement des manifestations de la dixième journée d’action. Les idiots utiles du gauchisme ont cette bêtise chevillée au corps qu’ils ne comprennent même pas qu’ils ne représentent rien d’autre que leurs violences anti-démocratiques, fort heureusement largement minoritaire, mais dont la fonction consiste à servir de variable d’ajustement à un exécutif en proie pourtant à l’une des crises les plus approfondies de ces dernières années.
Cependant rien ne serait pire que de laisser le pays croupir dans un face-à-face mortifère entre un exécutif sourd et crispé d’un côté et de l’autre des agrégats radicaux qui n’ont rien de républicains, ni de démocratiques mais dont le visage est celui du sectarisme et de la haine entremêlés.
Pour autant, le Chef de l’Etat aurait tort d’imaginer que l’histoire se répète comme aux temps pas si lointains des Gilets jaunes, où les débordements dans la rue en vinrent à disloquer un mouvement sans tête, ni direction. La différence c’est que dans l’intervalle Emmanuel Macron a apporté la démonstration qu’il n’était pas en mesure de changer sa pratique du pouvoir, nonobstant ses dénégations affichées la main sur le cœur… Mais plus encore, la durabilité de la crise est cette fois-ci indexée sur une unité syndicale confortée, sur le soutien massif d’une opinion au mouvement social, laquelle fait porter la responsabilité de la tension au gouvernement et last but least, sur un exécutif à la recherche de plus en plus désespérée de sa majorité parlementaire. Autant d’ingrédients qui installent la nation dans une configuration de pré-crise de régime, dont on ne pourra sortir non pas par des combinaisons politiciennes dignes de la IVe mais indignes de la Ve République, encore moins par de vains artefacts de communication, mais par un acte politique fort qui ramène le peuple d’une manière ou d’une autre au centre du jeu.
Arnaud Benedetti Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne