La violence est sans doute de retour et nul ne peut s’en satisfaire. Qu’un maire soit contraint de démissionner parce que dans l’exercice de sa mission sa sécurité n’est plus garantie, qu’un membre de la famille du Président de la République soit agressé ou que des élus locaux fassent l’objet de multiples incivilités en raison de décisions déplaisant à leurs administrés, c’est évidemment la cité dans le cœur de son fonctionnement démocratique qui est prise à partie. La condamnation de tels agissements s’impose comme un impératif catégorique et ne peut être assortie d’une quelconque excuse.
Il faut néanmoins observer de près ce qui opère et éviter d’instrumentaliser des actes inadmissibles en contre-offensive visant à disqualifier les oppositions, faisant porter notamment à certaines d’entre elles la responsabilité de la dégradation de l’atmosphère civique du pays.
La réalité c’est que si glissement il y a, ce glissement est d’abord le fruit d’une responsabilité collective.
Il n’est pas non plus exceptionnel dans notre très longue histoire qui a été le théâtre, faut-il le rappeler, de nombreux moments de tensions où la politique a convulsé plus d’une fois violemment, y compris dans la seconde moitié du XXè siècle. Mais si le sismographe parait s’emballer à nouveau, sans doute est-ce parce qu’en viennent à se combiner plusieurs facteurs qui, entrecroisés, créent les conditions d’une résurgence préoccupante. Des ingrédients macro-politiques y côtoient des variables sociétales ou culturelles pour y expliquer une situation aussi inquiétante que déclinante ; et le déclin est d’abord à rechercher du côté de l’affaiblissement du politique dans une société qui comme la société française doit tant et peut-être tout au politique.
Le spectre abandonné d’une puissance publique malmenée tout à la fois dans ses fonctions régaliennes, protectrices et stratégiques contribue à cette décomposition sociale qui mécaniquement génère et entretient des processus de désagrégation civique propices au reflux de l’autorité, à sa contestation, aux replis communautaires, à la mise sous tensions du collectif.
Bien plus que les réseaux sociaux, suspects faciles de tous nos maux et alibis paresseux de notre incapacité ou volonté à penser ce que nous traversons, il faut voir dans ce recul de l’efficience de l’Etat et paradoxalement parfois dans sa présence intrusive dans nos vies quotidiennes l’une des matrices à l’hystérisation de notre société et du débat public.
Là où l’Etat ne joue plus son rôle, il crée de l’anomie, là où il devrait se tenir à distance il suscite de l’exaspération.
De ce point de vue, le macronisme, pas plus que ses prédécesseurs, n’aura été en mesure de remettre sur ses pieds la puissance publique. Les défiances institutionnelles qui année après année gagnent du terrain dans la formation des opinions résultent de ce phénomène. Quant l’Etat n’est plus au milieu du village, le village se désagrège et dans les interstices grandissants de cette désagrégation la violence fait son nid, prospère et prolifère. Encore faut-il saisir celle-ci dans sa globalité et non pas comme l’expression d’un seul segment qui serait l’apanage de quelques minorités en sécession. Tout d’abord parce qu’il s’agit là d’un « fait social total » pour reprendre l’expression de l’anthropologue Marcel Mauss en ce sens qu’il n’épargne aucun secteur social, ni aucune catégorie.
Les violences groupusculaires, communautaires, voire nihilistes constituent une réalité, la violence sociale l’est tout autant lorsque le haut n’entend plus le bas, ni les classes intermédiaires et l’exercice du pouvoir n’exclut pas une forme rampante mais néanmoins visible d’autocratisation, quand bien même la démocratie demeure encore par-delà son seul caractère procédural.
La menace d’une violence systémique n’est plus à écarter ; elle n’est pas le fait d’un groupe, voire de plusieurs groupes mais elle est hélas co-produite ; elle tend à proportion que la République ne fait plus le « job » et n’assume plus aussi ses récits fondateurs à s’installer, comme si malgré nous mais aussi parce que nous en serions comptables collectivement, se substituait au plébiscite du « vivre-ensemble » le retour à une forme larvée de « guerre de tous contre tous ». Le monde d’avant Hobbes en quelque sorte…
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne