Il faut prendre au sérieux le mouvement « Convoi pour la liberté ». Non pas en raison de son impact immédiat, traduction hexagonale d’un phénomène né au Canada, mais parce qu’il s’inscrit dans une tendance de fond.
Il y a depuis les Gilets jaunes une note continue qui plane sur la société politique. Le haut et le bas ne cessent l’un de l’autre de s’éloigner, de se désapparier, de se toiser, et de s’antagoniser, avec une montée aux extrêmes de chaque côté : un mépris décomplexé du côté élitaire, un recours à l’activisme pré-émeutier parmi des segments sociaux hétéroclites mais qui tous éprouvent un mélange de déclassement et de dépossession.
Plusieurs enseignements peuvent ainsi être tirés d’une configuration où l’instabilité sociale domine.
Premier d’entre eux, et qui résulte de plus de trente années d’insatisfaction civique, la représentation politique n’est plus en mesure d’assurer un lien transparent entre le peuple, moteur de la souveraineté et les dépositaires de cette dernière. L’abstention est l’indicateur le plus spectaculaire et objectif de cette coupure.
Deuxième enseignement, dont on ne dit jamais assez qu’il révèle un « état des moeurs », pour reprendre la formule de Tocqueville, profondément dégradé, la désinvolture dirigeante qui accompagne ce constat. Les frustrations et ressentiments de toutes ces particules en déshérence du corps social ne trouvent que très peu d’analyses lucides et d’entreprises de compréhension au sein même des élites. Aux yeux de ces dernières, il ne s’agit pas tant de soigner la fièvre que de combattre les malades. Les maux dès lors sont désignés et caractérisés par ceux-là mêmes qui dirigent comme l’expression des « populistes », « complotistes », voire autres factieux. Cette disqualification permanente tient lieu de politique puisque la pensée dominante entend ainsi expliquer qu’elle est la seule légitime, préemptant de la sorte la raison dont elle imagine disposer du monopole et la République dont elle serait, par une étrange substitution, le centre et les limites. Cette confusion-là a tout du symptôme d’une crispation et pourrait à terme prendre tous les traits distinctifs d’une crise de régime.
Et c’est là le troisième élément, le plus inquiétant de ce que nous traversons : la délégitimation qui arme les pratiques et les réflexes des gouvernants à l’encontre de gouvernés en voie de désaffiliation dit surtout l’ossification d’un comportement aveugle à la tectonique socio-politique. Tout se passe comme si tout ou partie des élites se refermaient sur elles-mêmes, emportées par un mouvement de sécession et une oligarchisation constante et cynique de leur mode de gouvernement. Ne se sentant plus comptables du peuple, elles s’en distancient comme s’il était une menace, alors qu’il est la source de toute chose. À terme c’est l’équilibre de nos institutions démocratiques qui pourrait être en jeu.
Arnaud Benedetti Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne