Pas besoin d’attendre le résultat du deuxième tour pour savoir qui, au niveau idéologique, a gagné les élections législatives. C’est Robespierre, théoricien de la défiance, sorti du tréfonds de l’histoire pour inspirer la parole et l’agir politique des leaders populistes.
Gilets jaunes contre start-up nation
Fin 2018, quand la colère des Gilets jaunes s’est déclenchée, elle ne manifestait pas un simple mouvement d’humeur d’une partie du peuple français. S’ils n’avaient pas toujours les mots pour le dire, les protestataires, organisés de façon liquide[1], ont fait face au projet de start-up nation du président Macron, ce dernier ayant imaginé qu’un nouveau business model était possible pour réinventer la nation. Mais cette start-up agile, donc liquide, ne pouvait fonctionner sans transformer les mentalités et les modes de fonctionnement anciens, notamment ceux des corps intermédiaires qui, dans ce modèle, doivent eux aussi se fluidifier, se liquéfier, pour s’adapter ou disparaitre. Dans un article paru en 2019 dans cette revue, nous l’expliquions ainsi : « Comme pour toutes transformations, la première phase du changement, la sensibilisation, doit être effective pour s’assurer que la vision est comprise et acceptée, avant d’engager le processus de changement avec tous ceux qui doivent s’adapter. Ce travail de sensibilisation, qui passe par la concertation, a souffert, dès son lancement, du manque d’implantation territoriale et d’incarnation du parti du président » [2].
Agir ainsi procédait du refus d’admettre un trait profond du modèle social français que les professeurs Yann Algan et Pierre Cahuc analysaient déjà en 2007 : « Le mélange de corporatisme et d’étatisme est au cœur du cercle vicieux de la défiance actuelle et des dysfonctionnements de notre modèle économique et social »[3]. Même s’ils considéraient que le déficit de confiance n’est pas une donnée intangible, ces deux chercheurs expliquaient alors : « Les Français se méfient non seulement de leurs concitoyens mais également d’institutions aussi diverses que la justice, le parlement, les syndicats et le marché. On pourrait penser qu’un atavisme les pousse à se défier de tout, sans qu’aucun élément objectif ne justifie une telle attitude ».
D’où vient cet atavisme ?
La défiance comme mode d’action politique
En 1989, le politologue Lucien Jaume s’est intéressé à « la méthode robespierriste de la défiance »[4], une remise en doute permanente des intentions de l’adversaire aux fins de dénoncer les intentions cachées de celui-ci quand il parle ou quand il agit : « Je me demande toujours qui la propose [telle ou telle opinion], comment, dans quelles circonstances, et pourquoi », expliqua Robespierre[5] alors que se préparait puis échouait le projet de monarchie constitutionnelle.
D’après le juriste David Mongoin, cette formulation questionne la place de la défiance dans la pensée et la pratique du pouvoir de Robespierre. Il tente alors une analogie avec l’époque actuelle : « Pour rendre compte de cet approfondissement et de cette extension du domaine de la défiance dans les régimes contemporains, les interprétations les plus communes convoquent les effets croissants de l’individualisme ; le déclin concomitant de l’investissement dans la sphère publique ; le déploiement d’élite(s) accusée(s) d’être coupée(s) du (vrai) peuple, etc. La défiance apparaît alors comme une pathologie manifeste du fonctionnement contemporain du régime démocratique, symptôme d’un fort désenchantement démocratique »[6].
Pour approfondir, il cite Pierre Rosanvallon : « la détermination des conditions de formation d’un pouvoir légitime et la formulation d’une ‘’réserve de défiance’’ sont [ainsi] dès l’origine exprimées de concert »[7]. Et Mongoin ajoute : « Il convient donc de prendre conscience de la tension paradoxale inhérente à tout régime populaire : un tel régime est une institutionnalisation de la défiance qui ne peut reposer, en dernier lieu, que sur la confiance »[8].
Rappelons-nous cette formule du philosophe allemand Georg Simmel pour lequel la confiance est la suspension rationnelle du doute[9]… À méditer profondément.
Chez Robespierre, la défiance a constitué le ressort principal de l’action révolutionnaire. En 1869, le député de la Haute-Garonne Charles de Rémusat écrira : « La défiance a envenimé tous les cœurs, et dans ceux que les passions dominent, elle a déchaîné la haine et la peur. La peur s’est servie de la haine pour se défendre ; la haine s’est servie de la peur pour se venger. Voici la source de tous les crimes politiques »[10].
Cette réflexion est extrêmement actuelle. Sans jeu de mots.
Mélenchon et le couple Le Pen-Bardella, nouveaux leaders robespierristes
La passion de Jean-Luc Mélenchon pour Robespierre est connue, il le cite abondamment et son ancien bras droit, Alexis Corbière, a écrit un ouvrage sur l’avocat d’Arras[11]. Mais la défiance comme méthode de propagande et d’action politique n’est pas l’apanage de Jean-Luc Mélenchon et de La France Insoumise, elle l’est aussi du Rassemblement national. S’ils n’ont pas tous lu les discours de Robespierre, les propagandistes des deux camps se sont inspirés des écrits d’Antonio Gramsci sur l’hégémonie culturelle et savent ce qu’il faut instiller de défiance pour agir dans le champ idéologique et culturel, préalable à la prise de pouvoir. Voici ce que Jean-Luc Mélenchon affirmait lors d’un meeting en octobre 2012 : « La révolution, c’est une stratégie qu’il faut mener, comme nous-mêmes nous en avons une en France […] La conquête de l’hégémonie politique a un préalable : il faut tout conflictualiser […] Tout doit être interpellé, tout doit être conflictualisé […] Comment croyez-vous qu’on transforme un peuple révolté en peuple révolutionnaire ? ».
Aux deux pôles de l’échiquier politique, les éléments de langage de la campagne des législatives se résument ainsi : la peur et la haine de l’extrême droite d’une part ; la peur et la haine de l’extrême gauche[12] d’autre part. Si l’exécration contre le Président Macron met les deux parties d’accord, ainsi que l’idée de renverser la culture des élites pour lui en substituer une autre, le clivage s’établit de manière simpliste entre la peur des immigrés pour les lepénistes, et l’aversion contre les riches pour les mélenchonistes.
Le dispositif et la sanction de la défiance
Les réseaux sociaux, organisés par des propagandistes conscients, confiés à des idiots utiles qui découvriront, peut-être un jour, qu’ils sont des « malgré-nous », sont le réceptacle et le vecteur de la colère, de la haine et de la défiance, soutenues par la propagande du Kremlin[13] qui a un intérêt évident, comme aux États-Unis, à déstabiliser le modèle républicain français. Tout ceci défie la rationalité et l’esprit critique, empêche le discernement et classe la modération au rang de lâcheté.
Ces jours-ci, Jordan Bardella, pour le RN, et Jean-Luc Mélenchon pour LFI, continuent d’exercer leur leadership par le verbe, utilisant tous les ressorts de la performativité du langage. Leur responsabilité est immense. Et comme tous les pompiers pyromanes, ils le savent, se renvoyant le mistigri en attendant de savoir quel est celui qui convaincra par les urnes.
Mais le plus important, au-delà du résultat, sera d’être vigilant sur la manière dont les uns ou les autres, l’ayant emporté, institueront le dispositif et la sanction de la défiance. David Mongoin livre cette réflexion : « Il ne saurait y avoir de défiance vertueuse lorsqu’elle est systématique et méthodique : tel est l’un des enseignements de la pensée et de l’action de Robespierre. Dit différemment, l’abus de défiance nuit gravement à la santé du corps politique ! ».
Richard Amalvy
[1] Tout en dénonçant l’illusion et les dangers d’une société au sein de laquelle il est impératif de consommer pour être, le sociologue polonais Zygmunt Bauman a formulé le concept de « société liquide ». En 1998, il annonçait un des bouleversements majeurs de l’après post-modernité : la dissolution des structures traditionnelles d’organisation collectives, au profit du consommateur. Pour Bauman, il s’agit de comprendre la liquéfaction de la société que le consumérisme met en œuvre.
[2] Régis Passerieux et Richard Amalvy, Gilets jaunes contre start-up nation : quel avenir politique ?, in « Gilets jaunes : un mouvement révolutionnaire ? », La Revue Politique et Parlementaire N° 1090, Paris, janvier mars 2019, pp 57-66.
[3] Yann Algan et Pierre Cahuc, La société de défiance. Comment le modèle social français d’autodétruit, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2007, p. 42.
[4] Lucien Jaume, Le discours jacobin et la Démocratie, Paris, Fayard, 1989, p. 197.
[5] Robespierre, Discours, Troisième partie (octobre 1791 – septembre 1792), édition préparée sous la direction de Marc Bouloiseau, Georges Lefebvre et Albert Soboul, Société des études robespierristes, Paris 1954, réed. 2007.
[6] David Mongoin, Robespierre ou la défiance comme méthode de gouvernement in « La pensée constitutionnelle de Robespierre », Dir. Elsa Forrey, Jean-Jacques Clère et Bernard Quiriny, La mémoire du droit, Paris,2018, p. 62.
[7] Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2006, p.11.
[8] David Mongoin, op. cit., p. 63.
[9] Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de socialisation, Paris, PUF, 1999 [1908], p. 355.
[10] Charles de Rémusat, « Le but politique de la Révolution française », La Revue des Deux Mondes, t ;83, 1869, p. 782.
[11] Alexis Corbière et Laurent Maffeïs, Robespierre reviens !, Graffic, coll. Politique à gauche, Paris, 2012.
[12] Cette dernière classification fait l’objet d’une controverse arbitrée sur la forme et non sur le fond par le Conseil d’État ,dans un délibéré du 11 mars 2024.
[13] Cf la lecture de l’enquête parue le 30 juin 2024 : David Chavalarias (CNRS, EHESS/CAMS & ISC-PIF). Minuit moins dix à l’horloge de Poutine : Analyse de réseaux des ingérences étrangères dans les élections législatives de 2024.