Souvenons-nous que le dérapage des finances publiques dont on prend conscience en 2024 n’est pas dû aux dépenses, mais à l’insuffisance de recettes qui résulterait d’une erreur de prévision. Il a donc fallu installer une commission parlementaire pour en expertiser les raisons. Les experts ont affiné les analyses de l’élasticité des prélèvements obligatoires au PIB. C’est une chose sérieuse que l’élasticité. Nous savons que tirer sur l’élastique finit par le faire rompre, après une période marquée par des signes de faiblesse de son élasticité initiale. In fine, l’élastique rompt et nous avons tous fait l’expérience du « coup sur les doigts » qui en résulte. Ce n’est pas de là de la finance publique, c’est de la physique appliquée à la finance publique… y compris jusqu’au « coup sur les doigts » qu’aura été cette commission parlementaire.
Erreur de prévision ou volontarisme budgétaire ? Privilégier l’hypothèse d’une erreur de prévision ce serait mettre en cause l’expertise de Bercy. Nous sommes alors tentés de voir la cause de l’écart dans un volontarisme politique, dont la première manifestation est la surestimation de du PIB. La maîtrise de l’élasticité des PO au PIB n’est pas chose simple, elle l’est d’autant moins quand la prévision de PIB est politiquement volontariste. Peut-être Bercy, dans ses analyses expertes instruites par le Haut conseil des finances publiques (HCFP), avait-il été conduit à surestimer l’évolution de la part de la masse salariale dans le PIB ? Le HCFP avait récemment nourri l’analyse de cette élasticité en publiant une note méthodologique sur le sujet (tout en précisant que la note n’engageait pas le HCFP mais seulement son auteur – Note méthodologique n°2023-01 Février 2023, « L’élasticité des prélèvements obligatoires au PIB : définition, interprétation et limites », Éric Dubois). Cette note alertait : l’élasticité des PO au PIB n’est pas chose simple parce que les PO ont des assiettes différentes qui « réagissent », chacune, différemment à l’évolution du PIB. En avançant que « la masse salariale du secteur privé constitue un proxy de la véritable assiette des prélèvements assis sur les salaires » la note méthodologique disait à sa façon que c’est le travail qui est le plus prélevé et, en conséquence, que la part des salaires dans le PIB est déterminante dans la relation d’élasticité des PO au PIB. Si, en plus, la consommation « tient », la masse salariale du secteur privé alimente la TVA et ajoute à l’élasticité. Le lecteur aura noté que l’auteur précise masse salariale du secteur privé, excluant de fait la masse salariale publique d’un effet-recette sur les PO et n’abordant pas son effet sur la dépense publique. Voilà qui devrait inspirer les politiques publiques, non pas pour taxer davantage le travail du privé mais pour inciter à la création d’emplois marchands (ce qui n’est pas seulement réformer encore les conditions de l’indemnisation du chômage ou les retraites).
Le souci de l’élasticité des PO au PIB est donc un vrai sujet, comprendre ses mystères participe au pilotage des finances publiques, mais du côté recettes seulement. Objet de travaux d’experts, l’élasticité des PO occulte un autre vrai sujet : celui de la sur-élasticité de la dépense publique aux PO. C’est comme pour les trains : un élastique peut en cacher un autre. Forts de l’enseignement de la note méthodologique publiée par le HCFP, il faut trouver l’expert qui démontrera que la masse salariale publique constitue un « proxy de la véritable sur-élasticité de la dépense publique aux PO », ce n’est là qu’une hypothèse de ma part. L’observation empirique nous dit que « Les effectifs des trois fonctions publiques, hors emplois aidés, étaient de 5 804 000 personnes à la fin de 2023. Ils étaient supérieurs de 1 116 000 à ceux de la fin de 1997, ce qui correspond à une hausse de 24 % alors que l’emploi total a augmenté de 27 %, le nombre de personnes ayant un emploi de 21 % et la population de 14 % sur cette période. » (Fipéco,https://fipeco.fr/fiche/Le-niveau-et-lévolution-de-la-masse-salariale-publique).
En première approche, cette augmentation de 24% de l’effectif public est à rapprocher de l’évolution de la masse salariale publique qui, elle, augmente de 47,5% de 1997 à 2022 (source : Dépenses de l’État dédiées à la rémunération des salariés du service public en France de 1978 à 2022- fr.statista.com). Si, en % de PIB, la masse salariale publique se présente stabilisée, au niveau de 12 à13% (soit un niveau de l’ordre de celui de la dépense de retraite…) cette stabilisation est à apprécier au regard de l’évolution du PIB : 1271 Mds € en 1997 et 2588 Mds en 2022, soit +100%. Laissons aux experts le soin des analyses économiques et économétriques. Á défaut d’analyse, autres que les rapports annuels sur l’état de la fonction publique, l’évolution de l’emploi public et sa part dans la dépense publique sont un angle mort des politiques publiques. Il ne faudrait que, telle un Frankenstein, elle échappe à son créateur… Ce qui semble être le cas : quand la modération salariale va avec l’augmentation continue de l’emploi public, il ne s’agit pas de maîtrise mais de dérapage incontrôlé. Là aussi l’élastique perd de son élasticité initiale et la modération salariale n’est qu’un pis-aller, une mauvaise solution. L’urgente nécessité de trouver des économies budgétaires (qui ne seront que moindres dépenses que l’augmentation tendancielle) n’impose-t-elle pas d’économiser, enfin, sur la fabrique des services publics ?
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale – Think tank CRAPS, est ancien DGA de l’Unédic