Les banquiers centraux règnent en maîtres au sommet du système monétaire. Dans un contexte de financiarisation accrue de l’économie mondiale, le rôle des banques centrales est incontournable, singulièrement pendant les crises. Alors qu’une nouvelle crise de la dette souveraine est peut-être en gestation aux États-Unis, au Japon, en Chine ou encore en France, les banquiers centraux doivent, sans doute, se préparer à montrer à nouveau leurs muscles. Mais, se pose la question de savoir si, avec le temps, l’usage trop fréquent du pouvoir des banques centrales finit par l’éroder, limitant aujourd’hui les marges de manœuvre dans un monde toujours plus endetté.
Le pouvoir immense des banquiers centraux est apparu comme une évidence aux yeux du grand public, lors la crise financière de 2008. En effet, cette période a donné lieu à des interventions massives des banques centrales pour restaurer la liquidité et la stabilité sur les marchés financiers. L’objectif était d’éviter les défauts des banques, des entreprises et des États qui assurent leur financement grâce à ces mêmes marchés. On se souvient également qu’en 2012, en pleine crise de la zone euro, Mario Draghi annonçait que la Banque centrale européenne (« BCE ») ferait « tout ce qui est nécessaire » pour sauver la zone euro et d’ajouter d’un ton particulièrement assuré « croyez-moi, ce sera suffisant ». En fait, « super Mario » n’avait fait que rappeler aux marchés qu’il disposait d’une puissance de feu potentiellement illimitée pour acheter les obligations des pays attaqués par les spéculateurs. Ceux-ci ne s’y sont pas trompés et les marchés s’étaient calmés, conférant ainsi au président de la BCE un magistère sur la conduite des affaires européennes, dont il jouit encore aujourd’hui.
Les banquiers centraux contrôlent les paramètres de la politique monétaire, qui est le principal outil des relances économiques et l’arme ultime pour contrer les crises, notamment celles de la dette. Ils ont donc le pouvoir d’actionner des leviers extrêmement puissants, alors même qu’ils ne sont pas élus démocratiquement. En ce sens, ils sont des citoyens dotés de super-pouvoirs que même les scénaristes d’Hollywood n’ont pas osé affubler leurs personnages de fiction : le pouvoir de création monétaire, c’est-à-dire, celui de contrôler la quantité de monnaie en circulation dans l’économie. En outre, le taux d’intérêt fixé par les banques centrales, ou « taux sans risque », dicte le rendement des investisseurs pour tous les autres investissements qui s’apprécient relativement à ce taux. Donc, quand il évolue, les prix de tous les autres actifs s’ajustent sur les marchés. Enfin, la plupart des banques centrales jouent également un rôle règlementaire et vont notamment tester la solidité les banques commerciales et surveiller leur santé financière.
Mais, les banquiers centraux disposent aussi d’un arsenal de mesures dites non conventionnelles ou d’assouplissements quantitatifs (« quantitative easing », ou « QE »), qui impliquent la vente ou l’achat d’obligations et de titres d’État.
En temps normal, le montant des obligations détenues à l’actif des banques centrales est relativement faible, mais avec l’assouplissement quantitatif, ces montants sont devenus très importants. Pour en prendre la mesure, l’encours des obligations européennes du programme d’achat d’actifs (« APP ») de la BCE s’élevait à 3 164 milliards d’euros à fin février 2024, alors que ce montant était nul en 2015. Historiquement, la BCE a fait passer la taille de son bilan de 1 000 milliards d’euros avant la crise financière de 2008, à près de 9 000 milliards d’euros il y a deux ans. Cette expansion du bilan a donc fait de la BCE un acteur majeur sur le marché obligataire.
Mais, l’arsenal non conventionnel ayant été très fortement mis à contribution pendant près de 15 ans, l’inflation a fini par faire son retour.
Or, la récente remontée rapide des taux directeurs coûte maintenant cher aux banques centrales. En effet, elles font aujourd’hui face à des pertes en capital sur les actifs qu’elles ont acquis pour créer de la monnaie et soutenir la croissance dans le cadre des programmes d’assouplissement quantitatif. Car, l’une des conséquences mécaniques de la politique de remontée des taux lancée en 2022 est précisément la baisse des prix des obligations. En outre, la hausse des taux implique rémunération accrue des dépôts des banques commerciales à la banque centrale.
Ces dernières perçoivent, par exemple, une rémunération de 4% sur les liquidités non utilisées qu’elles déposent au guichet de la banque centrale. Dans le même temps, les banques centrales perçoivent des intérêts bien inférieurs pour des titres acquis en masse lorsque les taux étaient artificiellement maintenus très bas. De plus, la fin progressive des politiques non conventionnelles, très actives pendant la récente pandémie, empêche les banques centrales de remplacer ces titres par d’autres plus récents et donc plus rémunérateurs.
C’est la raison pour laquelle, afin de diversifier leurs avoirs et disposer d’un actif qui ne peut pas être dévalué, les banques centrales achètent également de l’or, faisant significativement augmenter son cours.
Sans surprise, toutes les grandes banques centrales ont publié, ces dernières semaines, des pertes au titre de l’année 2023. La Réserve fédérale américaine (« Fed ») a annoncé une perte opérationnelle de 114,3 milliards de dollars pour 2023, la plus importante de ses 110 ans d’histoire. La BCE a, quant à elle, subit une perte de presque 1,3 milliard d’euros en 2023, une première depuis vingt ans, tandis que la Banque de France dévoilait un résultat net à l’équilibre, après avoir utilisé 12,4 milliards d’euros de ses réserves pour combler une perte opérationnelle.
Certains argumentent que les bénéfices ou les pertes qui découlent de l’exercice des missions de la banque centrale ne sont pas des critères pertinents pour évaluer son action. Il est vrai qu’une banque centrale peut fonctionner normalement, même avec des fonds propres négatifs.
Cependant, une situation de fonds propres négatifs peut être mal comprise par les autres acteurs du marché et affecter la crédibilité des politiques menées par les banques centrales.
La situation des finances publiques françaises est désormais très préoccupante et parait, à certains égards, hors de contrôle. Or, le financement de nos déficits repose majoritairement sur des investisseurs étrangers. Ainsi, on peut se demander si cette dépendance vis-à-vis de l’extérieur ne devient pas un facteur important de risque.
En effet, que se passerait-il si les institutions étrangères qui financent la France demandaient une prime plus importante sur le marché pour le risque souverain français ?
La dette de notre pays deviendrait alors plus onéreuse, avec un impact fort sur sa soutenabilité. Dans ce scenario, le sort de la France serait suspendu aux interventions de la BCE et à l’achat pas celle-ci de nos obligations d’Etat. Si la BCE intervenait massivement, alors l’inflation risquerait de repartir à la hausse (comme nous l’avons déjà expérimenté). Au contraire, si la BCE n’intervenait pas, la France ne pourrait plus emmètre autant de dette pour financer son déficit, à cause de son coût devenu prohibitif.
Au chapitre des bonnes nouvelles, la récente réduction du bilan de la BCE lui redonne de la force pour rétablir le bon fonctionnement des marchés en cas de problème. En 2023, il a reculé de près de 2 000 milliards d’euros, à la suite de l’expiration des prêts aux banques commerciales et à la fin d’une grande partie des activités d’achat d’obligations. En cas de pression accrue sur les « spreads » européens, Madame Lagarde devra, une fois encore, se muer en « Wonder Woman », et prendre les mesures proportionnées pour contenir les velléités des spéculateurs sur le marché obligataire.
Guillaume du Cheyron,
Senior Advisor chez Kingsrock