Quelques mois après les élections israéliennes du 17 mars 2015, Philippe Velilla, essayiste et enseignant à l’université Paris 1, revient sur les dynamiques qui ont permis la réélection de Binyamin Netanyahou.
“C’est un magicien !” C’est avec ce slogan scandé par ses partisans que Binyamin Netanyahou fut accueilli le 17 mars 2015 au soir au quartier général du Likoud. Et, en effet, on pouvait imaginer que le Premier ministre sortant avait mis en oeuvre une alchimie très particulière pour transformer en victoire éclatante une situation où il était encore en difficulté trois jours auparavant. On pourrait épiloguer longtemps sur les erreurs commises par les instituts de sondage, les analystes politiques et les journalistes israéliens et étrangers. En fait, les analystes ne s’étaient guère trompés : c’est bien en trois jours que Binyamin Netanyahou a réussi à retourner la situation avec un blitzkrieg médiatique1 où il sut jouer sur les ressorts d’une population en proie au doute et à l’incertitude. Binyamin Netanyahou a réussi à inverser l’ordre de priorité des thèmes de la campagne électorale, en imposant la question de la sécurité en tête des préoccupations devant la question sociale privilégiée par la gauche. Ce jeu n’était pas à somme nulle. Une autre question, souvent masquée, devait départager les protagonistes : celle de l’identité.
Social versus sécurité
Lorsque fin 2014, Binyamin Netanyahou met en oeuvre le processus qui aboutira à la dissolution de la XIXe Knesset élue en 2013, il entend disposer d’une coalition majoritaire plus conforme à ses vues. Deux de ses ministres parmi les plus importants, les centristes Tsipi Livni et Yaïr Lapid,ont refusé de soutenir son projet de loi fondamentale définissant l’Etat d’Israël comme un Etat juif. Les arguments des opposants sont clairs : définir ainsi l’Etat d’Israël reviendrait à considérer les Arabes israéliens (qui constituent 20 % de la population) comme des citoyens de seconde zone, et à compliquer un peu plus les relations avec les Palestiniens.
Une campagne de type référendaire pour ces élections
En fait, Binyamin Netanyahou n’a jamais aimé cette coalition où, pour la première fois depuis longtemps, les partis ultraorthodoxes ne siègent pas au gouvernement. Toute la stratégie politique de “Bibi” depuis sa première élection (1999), est fondée sur la recherche d’une alliance de la droite – de toute la droite, du Likoud aux partis d’extrême droite – avec les partis ultraorthodoxes. Binyamin Netanyahou ne laissera pas passer l’occasion de se débarrasser des deux partis centristes, le parti Ha Tenouha (Le mouvement) de Tsipi Livni et Yesh Atid (Il y a un avenir) de Yaïr Lapid : il explique qu’il veut désormais une majorité cohérente et forte pour un mandat clair à l’heure où le pays est confronté à la menace iranienne et au
développement des agressions islamistes dans la région.
En décembre 2014, rien ne laisse penser que Binyamin Netanyahou court un danger. La guerre à Gaza de l’été (l’opération “bordure protectrice”) s’est conclue par un succès relatif de l’armée israélienne, et depuis, le cessez le feu avec le Hamas a été respecté. Sur le plan économique, la situation est plutôt bonne. La croissance a encore été de 2,8 % en 2014, malgré un troisième trimestre marqué par la guerre, et le taux de chômage est de 5,7 %. La majorité des Israéliens manifeste néanmoins un grand mécontentement en raison de la vie chère qui les avait fait descendre dans la rue lors du puissant mouvement social de l’été 2011. Cette question va occuper une large place au cours de la campagne électorale.
Formulée comme une demande de soutien à la politique du Premier ministre sortant, l’élection va tout naturellement se transformer en référendum pour ou contre lui. D’autant que sa personnalité se prête bien à cet exercice : doté d’un charisme évident, autoritaire et cassant, il sait tenir tête aussi bien à ses partenaires de la coalition qu’aux grands de ce monde. On ajoutera qu’une campagne de presse visant particulièrement son épouse, et ses dépenses pour la résidence officielle aux frais du contribuable israélien, contribuera aussi à fortement personnaliser le vote du 17 mars 2015. Ce ne fut pas la seule dimension de ce scrutin qui va voir le système partisan évoluer sous l’effet de la modification de la loi électorale.
Les conséquences de la hausse du seuil d’éligibilité
Depuis la création de l’Etat (1948), les élections se déroulent à la proportionnelle intégrale, le pays formant une seule circonscription, les électeurs votant pour une liste de 120 candidats correspondant au nombre de postes à pourvoir. Initialement fixé à 1 %, le seuil d’éligibilité avait été porté à 1,5 % puis à 2 %. En 1994, la Knesset décide de le porter à 3,25 %: il s’agit de renforcer la stabilité gouvernementale, en empêchant des formations ultra-minoritaires de renverser l’exécutif. Cette réforme va empêcher la représentation d’un deuxième parti ultraorthodoxe séfarade : le parti Yahad (Ensemble) formé par Elie Ishaï pour concurrencer le parti Shas que son éternel rival, Arié Deri, a réussi à reconquérir. Yahad ratera de quelques milliers de voix sa représentation à la Knesset. Nul doute que cette évolution du système électoral découragera à l’avenir les dissidences. La hausse du seuil d’éligibilité pourrait même encourager les regroupements, comme ce fut le cas dans les formations politiques arabes. Jusqu’à présent, la représentation des Arabes israéliens (11 sièges dans la 19e Knesset) était éclatée entre communistes, islamistes et nationalistes. Ces trois composantes, craignant de ne pas franchir le seuil d’éligibilité, décidèrent de s’unir en une “liste unifiée”. Cette stratégie a été couronnée de succès. Elle a encouragé la participation des électeurs arabes, traditionnellement faible, permettant l’élection de 13 députés de cette liste, le “parti arabe” devenant le troisième groupe de la Knesset.
La question sociale
Le Camp sioniste groupant le parti travailliste de Itzhak Herzog et les fidèles de Tsipi Livni, promettait d’augmenter les budgets consacrés à l’éducation, à la santé et aux services sociaux. Mais dans une situation de quasi plein emploi, la question dominante en matière sociale est celle du pouvoir d’achat. D’autant qu’en Israël, pays de bas salaires, la hausse du coût de lavie est toujours vivement ressentie. Particulièrement dans le domaine du logement, où entre 2008 et 2013, les prix ont augmenté de 55 % à l’achat et de 30 % à la location. Dans ce domaine, la gauche a de sérieux concurrents au centre. Le parti Yesh Atid trouvant son électorat dans les classes moyennes urbaines, parviendra à conserver 12 sièges sur les 19 qu’il avait obtenu en 2013. Mais c’est surtout un nouveau venu dans l’arène électorale, le parti Koulanou (Nous tous) de Moshé Kahlon, qui va emporter un vrai succès en obtenant dix sièges. Moshé Kahlon, qui a démissionné du Likoud, dispose en effet d’une popularité basée sur son action au ministère des communications, où il a réussi à faire baisser le prix du téléphone
portable grâce à une concurrence accrue.
En fait, cette émergence des centres a des racines plus profondes. Nombre de tentatives de constituer un grand parti centriste avaient souvent échoué dans le passé. Mais depuis la deuxième Intifada (20002005), les partis centristes ont su occuper une place déterminante sur l’échiquier politique israélien. Cette période sanglante (plus de trois mille morts chez les Palestiniens et plus de 1 000 chez les Israéliens dans une vague d’attentats sans précédent) a largement invalidé le discours dominant à droite comme à gauche. A gauche, le discours sur le caractère raisonnable des accords d’Oslo ne pouvait plus fonctionner à l’heure où des bombes explosaient dans tout le pays, et où il apparaissait nettement que les Palestiniens ne voulaient plus seulement leur indépendance, mais aussi une inversion de la narration des évènements les décrivant comme les seules victimes du conflit. Logiquement, la droite a bénéficié de cette évolution. Mais son discours a aussi été invalidé : elle ne peut plus prétendre que la force arrivera à contraindre les Palestiniens à renoncer. Les partis centristes ont imposé en tête de l’agenda politique, on l’a noté, la question de la défense du pouvoir d’achat. Un spot électoral de Moshé Kahlon popularisait cette priorité avec une question : “Combien de fois avez vous reçu un appel de la Maison Blanche ? Combien de fois avez vous reçu un appel de la banque ?”2. C’est dire si la question sociale semblait en concurrence avec celle de la sécurité.
Sécurité d’abord
Pendant la campagne, la question sociale fut assez négligée par les formations de droite, le Likoud, en particulier, suggérant que l’emploi et le pouvoir d’achat étaient garantis par les bons résultats économiques obtenus par le gouvernement sortant. Tandis que les partis de droite donnaient la priorité aux questions de sécurité, le Camp sioniste se contentait de préconiser le retour à de bonnes relations avec les Etats Unis et la formation d’une coalition régionale et internationale contre le terrorisme … louables intentions qui se heurtaient à une situation sur le terrain que le Likoud ne manquait pas de souligner. Binyamin Netanyahou ne cessa de marteler le risque que représente pour Israël la perspective que l’Iran devienne une puissance nucléaire. Il condamnait les négociations engagées entre Téhéran et les puissances occidentales, et ira même défendre ce point de vue devant le Congrès américain deux semaines avant les élections. Binyamin Netanyahou mettait aussi en avant les progrès du fondamentalisme dans la région, et la menace représentée par Daesh, “à quelques kilomètres de Tel-Aviv”. Le Premier ministre sortant s’appuyant sur le fait que l’organisation terroriste est déjà présente sur le Golan, déclarait que celle-ci pourrait s’installer en Cisjordanie … si l’armée israélienne évacuait la rive occidentale du Jourdain.
Binyamin Netanyahou ira encore plus loin en déclarant qu’il faut défendre la vie avant le niveau de vie, raccourci saisissant qui s’avérera opérant. Car, au-delà des discours, les Israéliens ont vécu moins d’un an avant les élections une nouvelle guerre contre le Hamas à Gaza qui a marqué les esprits. Au cours des nombreuses interviews données pendant les trois jours qui précédaient le scrutin, Binyamin Netanyahou rappela avec insistance les dangers encourus par Israël dans un Moyen Orient où se multiplient les conflits, où l’Etat islamique jalonne Israël au Sud, al Qaïda au Nord Est, le Hezbollah et l’Iran sur toute la frontière Nord. Il alla plus loin en déclarant que désormais la solution à deux Etats – qu’il avait pourtant soutenue lors d’un discours important tenu à l’université de Bar Ilan en 2009 – n’était plus d’actualité. En clair, la sécurité d’Israël était menacée par l’ennemi extérieur où dominent les islamistes. Le leader du Likoud associait à l’ennemi extérieur, l’ennemi intérieur : la gauche antisioniste soutenue par des Etats étrangers. Toute la stratégie de Binyamin Netanyahou se fondait sur cette volonté de présenter la gauche comme incapable de défendre le pays. C’est ainsi qu’en pleine campagne électorale, il déclencha une violente polémique en voulant mettre fin à la présence dans le jury qui décerne chaque année les “prix Israël” lors de la fête de l’indépendance, de personnalités de gauche qualifiées d’ “antisionistes”. Le sommet de la campagne fut atteint le jour du vote où, dans un message vidéo publié sur sa page Facebook, Binyamin Netanyahou alerta ses partisans: “Le pouvoir de droite est en danger, les électeurs arabes se rendent massivement aux urnes. Les associations de gauche les emmènent voter en remplissant des autocars”. Cette dramatisation atteint ses objectifs, poussant dans les dernières heures du scrutin des électeurs de droite à se mobiliser dans des proportions inhabituelles. Ce mouvement conduisit des électeurs du Likoud qui voulaient s’abstenir à se rendre finalement aux urnes3. Parallèlement, cela concourut à opérer un transfert des voix d’extrême droite vers le Likoud : le parti Baït ha Yehoudi (Foyer juif) de Naftali Benett passa ainsi de 12 à 8 sièges et Israël Beitenou (Israël, notre maison) d’Avigdor Lieberman de 13 à 6 mandats. Pour gagner, Binyamin Netanyahou n’avait pas hésité à solliciter l’identité juive de ses électeurs en jouant sur leurs sentiments anti-arabes.
Le motif inavoué : la question de l’identité
La question de l’identité israélienne est souvent masquée par les différences ethniques et culturelles qui perdurent et conditionnent en grande partie le choix des électeurs.
Vote ethnique
Depuis le début des années quatre-vingt-dix,la population d’Israël a beaucoup évolué sous l’effet de la grande alya (vague d’immigration) venue de l’ex-Union soviétique. S’ajoutant aux ‘Russes’ déjà présents dans le pays, c’est près d’un million de russophones que compte désormais l’Etat d’Israël. Cela ne devait pas être sans conséquence politique. Un parti “russe” Israël be Alya (Israël par l’alyia) réussit à faire élire jusqu’à sept députés (en 1996). Le parti finit par disparaitre en fusionnant avec le Likoud, traduisant une double réalité politique. D’une part, une certaine banalisation du vote russe. D’autre part, un ancrage à droite de cet électorat, conservateur sur le plan des valeurs, et se défiant de tout ce qui ressemble au socialisme. La
disparition de Israël Be Alya, devait dégager la voie pour la constitution en 1999 du parti Israël Beitenou d’Avigdor Lieberman, originaire de Moldavie et transfuge du Likoud qui entendait capter cet électorat, et y réussit en partie. Le 17 mars 2015, les études montraient que Israël Beitenou avait encore bénéficié du tiers des voix des électeurs russophones. Mais toutes les études montrent aussi le déclin inéluctable de cet électorat, désormais réduit au public des primo-arrivants qui se vivent encore comme “Russes” tandis que leurs enfants sont totalement intégrés à la société israélienne et votent comme les autres Israéliens. On observe néanmoins que cet électorat reste acquis à la droite, dont les partis auraient recueilli encore 75% des voix.
Le vote ethnique emporte des conséquences encore plus importantes s’agissant des séfarades qui représentent environ la moitié de la population juive du pays. Entre la gauche et les séfarades, le contentieux est ancien. La gauche, qui a dominé la vie politique du pays jusqu’en 1977, est accusée d’avoir méprisé les Juifs venant des pays arabes dans les années cinquante et soixante, de les avoir traité comme des citoyens de seconde zone, les confinant dans des travaux d’exécution, dans des villes et des quartiers de ce qu’on appelle aujourd’hui – terme significatif la “périphérie”, et d’avoir ridiculisé leurs coutumes. Ce “Second Israël” devait cultiver une volonté de revanche qui fut décisive dans la victoire de la droite en 1977, date à partir de laquelle, elle a exercé le pouvoir quasiment sans discontinuer, à l’exception des années 1992-1995 après la victoire d’Itzak Rabin et 1999-2001 avec l’élection d’Ehoud Barak. L’ancrage à droite du vote séfarade a donc joué un rôle décisif dans l’évolution politique du pays4.
Dans le monde religieux, l’importance de cet électorat s’est traduite par la constitution du parti Shas qui a compté jusqu’à 17 députés (en 1999). On notera qu’à la différence de son homologue chez les ultraorthodoxes ashkénazes (le parti Yaadout a Thora qui a fait élire six députés), Shas ne privilégie pas les questions religieuses dans ses campagnes. Le parti joue plutôt sur la fibre ethnique. Ainsi, en 2015, Arié Deri devaitil faire campagne en utilisant son deuxième prénom – Mahlouf – très connoté comme judéo-arabe. Plus encore, la propagande du parti, dans la dernière phase de la campagne surtout, était délibérément ciblée sur les questions identitaires, avec des slogans comme : “Quand on est Mizrahi (Oriental, Juif originaire des pays arabes), on vote Mizrahi !”. D’autant que le vote ethnique est également lié à l’appartenance sociale, puisque les Israéliens appartenant aux catégories sociales les plus défavorisées sont quasiment tous séfarades. Autrement dit, il s’agit aussi d’un vote de classe au caractère assez paradoxal, puisque les pauvres votent à droite.
Vote de classe inversé
A Tel Aviv, ville majoritairement ashkénaze, plutôt riche, avec une population disposant d’un niveau d’éducation supérieur à la moyenne, le Camp sioniste l’a emporté avec 34 % des voix, en atteignant ses scores maximaux dans le centre et le nord de la ville, soit dans les quartiers les plus favorisés.
Le même schéma a fonctionné à l’envers dans une ville comme Beer-Shev’a, capitale du Néguev ou les électeurs orientaux ont assuré la victoire du Likoud, et les Russophones celle de Israël Beitenou dans un quartier sud.
Mais juste à côté, dans la ville d’Omer, où la population majoritairement ashkénaze dispose d’un revenu pratiquement double de celui de la moyenne du pays, la gauche a gagné.
Cette fracture territoriale est visible dans l’ensemble du pays, où dans la “périphérie”, particulièrement dans les villes de développement – ces localités créées de toute pièce dans les années cinquante et soixante pour accueillir les prolétaires juifs venus des pays arabes la droite, et Shas, ont réalisé de très bons scores.
Cette situation est renforcée par les différences des taux de participation. Ainsi à Tel-Aviv, celui n’a été que de 65 %, soit 7 point de moins que la moyenne nationale, témoignant d’une plus faible mobilisation de l’électorat de gauche.
La gauche dépassée
La deuxième Intifada a provoqué dans le pays un sursaut de nationalisme qui ne se limite plus au public des colonies. Sans cela, on ne pourrait expliquer les succès enregistrés au cours des élections passées par des partis comme Israël Beitenou et Baït ha Yehudi. Le départ des Israéliens de Gaza en 2005 a permis au Hamas de lancer des milliers de roquettes sur les localités israéliennes. Cette évolution a renforcé la crainte que l’évacuation du la Cisjordanie produise les mêmes effets à plus grande échelle.
Ce regain de nationalisme n’est que l’une des deux dimensions du renforcement de l’identité juive dans la population. L’autre dimension tient à une tendance de fond de la société israélienne : une pratique religieuse plus intense5. D’une part pour des raisons démographiques. Les ultraorthodoxes, où les familles de dix enfants ne sont pas rares, représentent désormais plus de 10 % de la population, et encore beaucoup plus chez les enfants et les adolescents. Cette population, acquise aux partis ultraorthodoxes qui font alliance avec la droite, “plombe” les scores de la gauche, quelles que soient ses positions. D’autre part, dans les autres secteurs de la population, la religion a conquis une place plus grande, au niveau de la pratique, mais surtout au niveau de l’attachement manifesté à la tradition Bien évidemment, cet attachement à la tradition est plus grand et plus manifeste dans les secteurs pauvres de la population, ce petit peuple séfarade où la religion est la seule richesse. C’est précisément ce qu’une partie de la gauche n’a pas compris ou pas voulu comprendre. Au cours d’un grand rassemblement tenu par les partis de gauche à Tel-Aviv dix jours avant le vote, un artiste peintre, ancien membre d’un kibboutz, Yair Garbuz, a mis en cause les “adorateurs d’amulettes” et ceux qui “se prosternent sur la tombe des Saints”. Cette référence transparente et caricaturale aux Juifs séfarades croyants, a très certainement coûté des voix à la gauche. Du reste, Tsipi Livni et Itzak Herzog devaient le reconnaître en condamnant ces propos pour déclarer qu’ils étaient eux-mêmes croyants et traditionnalistes et qu’il ne fallait pas heurter les sentiments religieux. Mais ils le firent au lendemain des élections, alors que le mal était fait… Le contentieux entre la gauche, ou du moins entre une certaine gauche élitiste et les catégories défavorisées de la population séfarade, est donc non seulement ancien, mais persistant. Du reste le discours de Yaïr Garbuz reprenait le même thème que celui déjà utilisé en 1981 par une vedette de la télévision, Doudou Topaz (né Goldenberg), qui avait employé un terme péjoratif pour parler des Juifs orientaux, coûtant au leader travailliste de l’époque, Shimon Peres, de précieuses voix dans un scrutin dont les résultats furent serrés.
Une droite victorieuse mais isolée
Binyamin Netanyahou n’a pas ce problème. Il a construit son personnage comme celui d’un homme fort, capable de tenir tête aux ennemis du pays et même à ses amis. Plus encore, il procède par amalgame pour discréditer ses adversaires politiques. Pour gagner, Binyamin Netanyahou n’a pas hésité à utiliser deux types d’arguments qui contribuent à son isolement sur la scène internationale. D’abord ses propos sur les Arabes israéliens se rendant en masse aux urnes furent interprétés comme racistes. Plus encore, ses déclarations quelques jours avant le scrutin sur la fin de la solution à deux Etats (“établir aujourd’hui un Etat palestinien et évacuer des territoires offrirait des bases d’attaque à l’islam radical contre l’Etat d’Israël”) devaient provoquer l’ire du président américain et des dirigeants européens. Au lendemain du scrutin, il présenta ses excuses au public arabe, et, dans une interview donnée à la chaine américaine NBC, déclara “être toujours favorable à la solution de deux États pour deux peuples vivant en paix et en sécurité”, tout en ajoutant que les conditions pour parvenir à un accord avaient changé.
Il n’empêche. Après les élections du 17 mars 2015, le gouvernement israélien est de nouveau isolé sur la scène internationale, alors que les inquiétudes nées de l’accord sur le nucléaire iranien justifieraient un renforcement des liens entre l’Etat juif et les puissances occidentales. Israël se retrouve ainsi dans cette situation pas inédite mais inquiétante, où, en dépit des menaces contre sa sécurité menacée tant au nord qu’au sud du pays, il fait face à une grande défiance de la part de ses partenaires américains et européens.
Mais cela devrait encore consolider l’image de Binyamin Netganyahou chez les Israéliens. La divine surprise que fut pour lui le résultat du 17 mars 2015, a montré une fois de plus qu’il sait créer dans l’esprit du public l’amalgame entre les ennemis d’Israël à l’extérieur et ceux qui contestent sa politique à l’intérieur. A la différence d’une gauche coupée des classes populaires depuis longtemps, Binyamin Netanyahou sait faire vibrer l’identité israélienne, en défendant la judéité de l’Etat et la tradition contre ses détracteurs. C’était là cette alchimie secrète qui a permis à Bibi, le magicien, de l’emporter à nouveau.
Philippe Velilla
- Voir l’intéressant témoignage de deux journalistes de la télévision israélienne dans le journal en ligne de la communauté juive américaine, Tablet, du 7 avril 2015, How Netanyahou used television to win. ↩
- Les Israéliens sont très souvent à découvert sur leurs comptes bancaires. ↩
- Cette mobilisation de dernière heure explique en partie les erreurs commises dans les sondages sortie des urnes qui se terminent à 20 heures, alors que le vote est clos à 22h00. Les fausses déclarations, intentionnelles, s’agissant d’un public se méfiant des médias qui seraient tenus par la gauche, eurent également leur part dans les premières estimations – erronées – données à la télévision. ↩
- Sur ces questions, voir notre ouvrage Les Juifs et la droite (Editions Pascal, 2010). ↩
- Cette tendance n’est pas facile à décrypter. Si environ 75 % des Israéliens sont juifs, leur pratique se situe à des degrés très divers. Pour simplifier, il y a un quart de stricts pratiquants (se partageant pour moitié entre ultraorthodoxes et sionistes religieux) ; un quart de traditionnalistes très attachés à la pratique (ex. respect de la cacherout, du shabbat et des fêtes), un autre quart moins traditionnaliste (respect des principales fêtes), et un quart d’athées qui disent ne rien faire du point de vue religieux. Notons tout de même que la plupart de ces derniers font circoncire leurs garçons (Spinoza pensait que cela suffisait à assurer la pérennité du peuple juif), et se marient à la synagogue. ↩