La genèse de l’espace public actuel date des Lumières1, lorsque le Parlement britannique invente les règles du débat politique contradictoire et les jansénistes français ouvrent un débat à la jonction du politique et du religieux2, mais aussi lorsqu’à travers toute l’Europe occidentale se développent les académies, les salons, les cercles, les clubs et les cafés qui commentent les affaires de l’État et les articles de la presse d’opinion et qui peuvent à leur tour voir leurs échanges relayés et publicisés.
Cet avènement de l’espace public facilite les révolutions atlantiques, dont la Révolution française qui, à leur tour, amplifient le phénomène3. Malgré les restrictions apportées par certains régimes du XIXe siècle aux libertés, le mouvement est alors lancé et permet une deuxième étape majeure du développement de l’espace public. Cet article envisage d’en inventorier les lieux emblématiques en se centrant sur la France.
Tout au long du XIXe siècle, qui est avant tout un siècle notabiliaire où vie mondaine et vie publique se confondent, les salons demeurent des lieux fondamentaux du débat public où le savoir-vivre et le contrôle de soi sont essentiels. Cela explique que, dans la continuité du siècle des Lumières, les plus importants d’entre eux soient tenus par des femmes, de Germaine de Staël, Juliette Récamier et Sophie d’Houdetot sous le Consulat, à Juliette Adam, la marquise Arconati-Visconti et la comtesse de Loynes sous la Troisième République, en passant par Virginie Ancelot, la comtesse d’Haussonville et Marie d’Agoult dans la période intermédiaire4.
Depuis sa création en 1795, l’Institut est aussi l’un des hauts lieux du débat public5. En plus des rapports qu’il doit statutairement discuter et produire sur l’état du pays, il se risque fréquemment sur le terrain politique car il comprend beaucoup de fortes personnalités publiques, en particulier au sein de la classe des sciences morales et politiques. « Antre » des Idéologues, celle-ci critique l’action de Napoléon Bonaparte, qui la supprime en 1803. Après avoir été rétablie par la monarchie de Juillet, sous le nom d’Académie des sciences morales et politiques, elle voit Napoléon III procéder différemment de son oncle. Ce souverain en modifie la composition pour que les adversaires de son régime y deviennent minoritaires. Tel est plus difficile avec l’Académie française en raison de son prestige et de ses relais. Créée par Richelieu, supprimée par la Révolution, puis rétablie en 1803 au sein de l’Institut, elle fait de la politique lorsqu’elle élit ses membres et lorsqu’elle les réceptionne, en particulier sous les régimes qui compriment la liberté. Chateaubriand est élu sous Napoléon et Royer-Collard sous Charles X. Cependant, c’est surtout sous le Second Empire que la compagnie joue un grand rôle dans le débat public, en discutant la restriction des libertés. Elle comprend alors d’anciennes grandes figures du parlementarisme et du libéralisme, comme Thiers, Guizot, Rémusat, Lamartine, Tocqueville ou encore Montalembert, et élit le légitimiste Berryer, les orléanistes Dufaure, de Broglie et Prévost-Paradol et le républicain Jules Favre.
L’une des autres configurations majeures du débat sous les monarchies censitaires est celle de la conférence ou du cours public qui draine une audience mondaine et recueille un grand écho, ainsi des conférences de l’Athénée dont celle que Benjamin Constant prononce, en 1819, sur la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes n’est que la plus célèbre et la plus discutée6, ou des cours professés alors à la Sorbonne par le trio Cousin, Guizot et Villemain, le philosophe, l’historien et le littéraire, qui sont ancrés dans l’actualité en même temps qu’ils la font.
Les cercles et les clubs animent aussi le débat public.
Au premier tiers du siècle, le pays se couvre d’un réseau dense de cercles7. Typique de la sociabilité d’une bourgeoisie alors en plein essor, ils se réunissent dans une salle louée ou dans l’arrière-salle d’un café cossu où l’on discute affaires et politique, où l’on joue et où l’on fume. Quant aux clubs plus spécifiques à la grande ville et principalement à la capitale, plus mondains et plus spécialisés, leur nombre explose aussi au début d’une monarchie de Juillet, alors très anglophile. L’avènement de la République en marque un pic au cours duquel cette forme de sociabilité se démocratise aussi largement que sous la Révolution et s’étend aux femmes avec la création, par exemple, de la Société de la Voix des femmes d’Eugénie Niboyet qui revendique le vote féminin. Avec un grand succès, Louis Reybaud raille dans son Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques, cette ouverture du débat public à des gens qui n’y avaient pas accès jusque-là.
Au XIXe siècle, le Parlement dont les débats sont, à de rares exceptions près, publics et publicisés par la presse, n’en demeure pas moins le cœur battant de l’espace public. Il n’y a pas lieu ici de revenir sur cet aspect bien connu sauf à renvoyer vers la bonne et très abondante bibliographie8, mais d’en évoquer la périphérie immédiate. Dès la réunion des états généraux à Versailles, les députés s’organisent parallèlement en réunions pour se concerter en amont des séances. On sait que la plus célèbre de ces réunions, le club breton devient, après l’installation de l’Assemblée à Paris, la Société des amis de la Constitution sise au couvent des Jacobins et, de ce fait, communément appelée club des Jacobins. Après la période napoléonienne qui les a vus disparaître, la mise en place du parlementarisme sous les monarchies censitaires (1815-1848) entraîne de nouveau la multiplication des regroupements de ce type comme la réunion Piet, à la différence près qu’ils ne sont plus ouverts au public9. Compte tenu de la législation très restrictive du droit de réunion, ils occupent néanmoins un rôle fondamental dans le débat public. C’est le moment où les doctrinaires comme Royer-Collard pensent l’espace public en affirmant que tout débat, et en particulier tout débat parlementaire, doit être soumis au « tribunal de l’opinion publique10 ». Le phénomène prend une grande ampleur en 1848, après l’élection de l’Assemblée nationale constituante, avec la constitution de plusieurs réunions comme celle du Palais national pour les républicains modérés et celle de la rue de Poitiers pour les conservateurs. L’antiparlementarisme qui suit le coup d’État du 2 décembre 1851 et l’instauration du Second Empire mettent un terme à ces réunions, avant qu’elles ne se reforment et ne se multiplient avec la libéralisation du régime, au cours des années 1860, et que leurs débats ne soient même publicisés, à partir de l’été 1869 et l’instauration progressive de l’Empire libéral. L’avènement de la Troisième République, en 1871, marque un âge d’or du rôle de ces groupes, avant que ne naissent les partis politiques à la suite de la loi de 1901 sur les associations11.
Les monarchies censitaires ont été le temps fort des banquets politiques réunissant les élites d’opposition et admettant parfois même le peuple au moment des toasts, occasion de critiquer le pouvoir et de réclamer des réformes, en contournant la loi sur le droit de réunion. C’est de l’interdiction du banquet de Paris qui doit clore la campagne commencée six mois plus tôt qu’est sortie la révolution de Février 184812. Le café joue alors un grand rôle pour les mêmes raisons. On sait ainsi comment le jeune avocat Gambetta se construit sa réputation politique dans les cafés du Quartier latin et au café de Madrid en commentant, servi par sa prodigieuse mémoire, ses talents d’orateur et son don d’imitation, les séances du Corps législatif auxquelles il a assisté au milieu du public.
C’est aussi autour du Parlement que se constituent les conférences d’éloquence parlementaire, à l’imitation de celles d’Oxford et de Cambridge13.
Dans la conférence fondée par le comte Molé, au début de la monarchie de Juillet, en 1832, comme dans celles d’Orsay, de la rue Royale et Tocqueville qui finit par fusionner avec la Molé en 1876, sont admis tous les jeunes talents du moment sans aucun sectarisme, même si l’entrée se fait par cooptation et repose sur une capacité à mobiliser des réseaux. Ces conférences débattent des ordres du jour des chambres, étudient les mêmes projets et propositions de lois, voire en imaginent d’autres, proposent une véritable propédeutique aux carrières parlementaires et font aussi avancer le débat public en publicisant leurs travaux. Elles sont en grande partie les héritières des conférences du stage des avocats de Paris où les questions politiques ne sont pas totalement exclues des débats, aussi bien lors des discours de rentrée, des éloges des bâtonniers, des concours d’éloquence que des discussions plus ou moins informelles qui les suivent14. À cela rien d’étonnant tant le passage par la Faculté de droit de la capitale est central, à l’époque, pour l’entrée en politique. Comme l’écrit alors Cormenin, « l’avocat est la matrice la plus connue de l’orateur parlementaire »15.
Quant aux journaux, ils ne sont pas uniquement des catalyseurs du débat public par les informations qu’ils diffusent et qu’ils soumettent au « tribunal de l’opinion », certains sont eux-mêmes des lieux décisifs de débat au XIXe siècle, lorsque les rédactions s’étoffent. En juillet 1830, la salle de rédaction du National, autour de Thiers, joue un rôle clé dans le renversement de Charles X et, dix-huit ans plus tard, autour de Marrast, dans la révolution de Février 1848. La part prise par La République française de Gambetta et de Spuller dans la fondation des institutions républicaines, puis par L’Aurore de Clemenceau dans l’Affaire Dreyfus et par L’Humanité de Jaurès dans la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, est bien connue.
Importés d’outre-Manche et d’outre-Atlantique, les meetings politiques profitent d’une législation plus libérale sur le droit de réunion en période électorale, à partir de 1868, pour prendre une grande importance, dès les élections législatives générales de 1869 et la campagne plébiscitaire de 1870. Ils deviennent pendant un temps l’un des lieux fondamentaux d’apprentissage de la citoyenneté et de formation du jugement politique à travers un débat contradictoire, avant de se muer, avec l’apparition des partis politiques contemporains, au début du XXe siècle, en de véritables démonstrations de force qui les éloignent du débat public16.
À l’ère des masses, les salons, les cercles et même les clubs entament un déclin prononcé et d’autres configurations de l’espace public commencent à émerger.
Éric Anceau
Historien, Sorbonne Université et SIRICE
- Comme Jürgen Habermas et d’autres après lui l’ont montré. Voir L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, (1962), rééd. Paris, Payot, 1988. ↩
- René Tavenaux, Jansénisme et politique, Paris, A. Colin, 1965. ↩
- Roger Chartier, Les Origines culturelles de la Révolution française, Paris, Le Seuil, 1990. ↩
- Anne Martin-Fugier, Les Salons de la Troisième République. Art, littérature, politique, Paris, Perrin, 2003. ↩
- Institut de France, Histoire des cinq Académies, Paris, Perrin, 1995. ↩
- Éric Anceau et Flavien Bertran de Balanda, « « Nous sommes des Modernes » : la prophétie de Benjamin Constant sur l’avènement du nouveau monde libéral face à l’ancien (1819) », Histoire, Économie et Société, n° 4-2020, p. 81-93. ↩
- Comme Maurice Agulhon l’a montré dans une étude devenue classique, Le Cercle dans la France bourgeoise, 1810-1848. Étude d’une mutation de sociabilité, Paris, Armand Colin, 1977. ↩
- Voir en particulier sur le sujet Jean Garrigues (dir.), Histoire du Parlement de 1789 à nos jours, Armand Colin, 2007. ↩
- L’ouvrage dirigé par Élina Lemaire, Les Groupes parlementaires (Institut Varenne et IFJD, 2020) propose plusieurs contributions sur le
XIXe siècle. ↩ - Corinne Doria, Pierre-Paul Royer-Collard (1763-1845). Un philosophe entre deux révolutions, Rennes, PUR, 2018. ↩
- Rainer Hudemann, Fraktionsbildung im französischen Parlament. Zur Entwicklung des Parteiensystems in der frühen Dritten Republik (1871-1875), Munich et Zürich, Artemis-Verlag, 1979. ↩
- Vincent Robert, Le Temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération, 1818-1848, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010. ↩
- Sur ce sujet on lira Jean Joana, Pratiques politiques des députés français au XIXe siècle. Du dilettante au spécialiste, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 125 et suiv. ↩
- Jean Joana, op. cit., p. 89 et suiv. ↩
- Louis de Cormenin (Timon), Le Livre des orateurs, Paris, Pagnerre, 1839. ↩
- Voir à ce sujet, Paula Cossart, Le Meeting politique. De la délibération à la manifestation (1868-1939), Rennes, PUR, 2010 et Éric Anceau L’Empire libéral, SPM, Kronos, 2017, 2 vol. ↩