L’intervention croissante de l’État a donné aux questions économiques et sociales une place de plus en plus importante dans le débat public. Cette tendance a débuté dès l’entre-deux-guerres ; elle a été confortée par le consensus keynésien forgé à la Libération1 ; elle n’a pas véritablement été remise en cause par la libéralisation relative de l’économie qui, depuis 40 ans, coexiste, dans un rapport en apparence contradictoire, avec une augmentation sensible des dépenses publiques et le développement des mécanismes de protection sociale.
Une nouvelle hiérarchie des thèmes abordés
Cette tendance se caractérise d’abord par une nouvelle hiérarchie des thèmes abordés : la monnaie unique européenne, les disciplines budgétaires qui y sont afférentes (mais dans le cas français rarement respectées), la mondialisation commerciale et financière, la baisse tendancielle de l’industrie dans le produit intérieur, le maintien d’un niveau élevé de chômage, la possibilité pour l’État de soutenir la croissance sont aujourd’hui les sujets les plus souvent discutés, ou en tout cas ceux qui orientent, le plus sûrement et le plus durablement, non seulement la politique de la Nation, mais aussi la vie quotidienne de ses habitants (qu’on songe, à cet égard, au referendum de 1992 sur le Traité de Maastricht). À l’inverse, les questions aujourd’hui qualifiées de « régaliennes » sont passées au second rang. Longtemps prégnantes, les controverses institutionnelles ont largement baissé en intensité depuis qu’en 1981 le courant socialiste et François Mitterrand ont accepté de fait la Constitution de la Ve République qu’ils avaient pourtant auparavant combattue. De même, malgré des tentatives récurrentes, le thème de la VIe République, porté d’abord par Arnaud Montebourg puis aujourd’hui par Jean-Luc Mélenchon, a du mal à s’imposer dans l’opinion publique. Il a fallu attendre 2015 et le début des attentats islamistes de masse pour que la place des religions dans la société soit de nouveau interrogée, tandis que les questions de sécurité, de police et de justice s’imposaient au premier plan, servies, il est vrai, par une actualité angoissante.
Cette primauté relative des thématiques économiques et sociales n’a pas seulement une influence sur le contenu du débat mais aussi sur sa forme. Elle présente un caractère technique et consacre, à des degrés divers mais toujours affirmés, la place des experts. Encore fut-il s’entendre sur cette notion et sur ses conséquences sur l’organisation de l’espace public.
L’expert, le militant et l’intellectuel
L’expert se caractérise par la maîtrise d’une connaissance technique, souvent dans des domaines complexes, et la maîtrise du langage qui y est associée.
Il se distingue ainsi de deux autres figures familières du débat public, le militant et l’intellectuel. Le premier fonde sa légitimité sur un engagement partisan ou associatif et une morale de la conviction. Son apparition est indissociable d’un processus de politisation qui touche des catégories de plus en plus larges de la population et ôte aux élites sociales le monopole d’intervention qu’elles détenaient auparavant. Commencé sous les révolutions française et américaine, ce mouvement s’étend au cours du XIXe siècle (Maurice Agulhon, par exemple, a bien montré les progrès de la sociabilité politique dans les campagnes françaises) et il trouve son point d’acmé dans la création, à la fin du siècle, des syndicats et des partis de masse qui se réclament du mouvement ouvrier (le parti social démocrate allemand, créé en 1875, constitue à cet égard un modèle). L’intellectuel apparaît avec l’Affaire Dreyfus (le mot est, dit-on, utilisé pour la première fois par Georges Clemenceau dans un article de l’Aurore de janvier 1898). Ce personnage répond à un modèle particulier : il a acquis, dans les champs littéraires, artistiques ou scientifiques, une compétence reconnue et il utilise cette notoriété pour donner un avis dans un domaine qui n’est le plus souvent pas le sien. Son intervention repose donc sur un décalage entre une parole générale et un savoir spécialisé et est, en réalité, fondée sur un principe d’influence. L’intellectuel utilise ainsi le ressort habituel de la notabilité mais en change les fondements, qui ne sont plus la naissance ou le patrimoine, mais la connaissance, le talent ou l’esprit. Son apparition sur la scène publique est sans doute liée au déclin, à la fin du XIXe siècle, des notables traditionnels et à la recherche d’autres bases, jugées plus légitimes et plus démocratiques, car reposant sur le mérite, à l’influence exercée. Inversement, son déclin actuel s’explique aussi bien par la technicisation croissante du débat, qui ne se satisfait plus d’idées générales, que par la méfiance nouvelle vis-à-vis des élites, fussent-elle méritocratiques.
L’expert est ainsi très différent de ce notable de l’intelligence qu’est l’intellectuel puisqu’il fonde son intervention sur un savoir spécialisé et un domaine de compétence précis, dont il n’est guère habilité à sortir. Dans ces conditions, la formation, l’activité ou le diplôme jouent un rôle essentiel dans sa reconnaissance publique, puisqu’elle vient garantir son statut et crédibiliser son analyse. Cette nécessaire certification. a d’ailleurs conduit à une redistribution des cartes entre les différentes disciplines universitaires, qui profitent inégalement de l’évolution du débat public. Depuis qu’elle a renoncé à offrir des explications globales aux dynamiques politiques, économiques et sociales, l’histoire a beaucoup perdu de son influence. Elle peine en outre à définir les éléments de ce qui serait une véritable expertise historique et à convaincre les journalistes ou les décideurs publics que donner une profondeur chronologique à un sujet est sans doute un des meilleurs moyens d’en appréhender le sens. Inversement, l’économie et la sociologie ont vu leur reconnaissance fortement s’accroître. Le phénomène est perceptible dès le début des années 1960 : les sociologues sont fréquemment consultés dans le cadre des commissions du plan, notamment dans le « Groupe 1985 », chargé de diffuser dans les sphères de l’État les méthodes de la prospective. De même, la première mission officielle confiée à des spécialistes de sciences sociales pour éclairer l’action publique le fut, en 1964, au sociologue Michel Crozier. Son enquête, commandée par la direction générale de la Recherche technologique et scientifique (DGRTS) et menée avec l’équipe du Centre de sociologie des organisations, qu’il a fondé deux ans plus tôt, porte explicitement sur « l’administration face au problème du changement2 ». Par ailleurs, Michel Crozier est un des principaux animateurs du Club Jean Moulin, qui réunit des universitaires, des responsables syndicaux et associatifs et des hauts fonctionnaires. Ce club articule, sans doute pour la première fois aussi nettement, un discours politique (en l’occurrence proche de la deuxième gauche et méfiant vis-à-vis du gaullisme) avec une production d’expertise de grande qualité, ce qui en fait un des modèles des actuels think tanks3.
Cet exemple le montre : l’expert est rarement neutre et il met sa compétence au service d’une cause, d’un courant de pensée et parfois d’un parti politique. Le passage dans des cabinets ministériels est à cet égard révélateur. Les travaux pionniers de René Rémond et le séminaire, animé dans les années 2000 par Gilles Le Béguec et Christine Manigand, ont montré les singularités mais aussi toutes les nuances de ces lieux de pouvoirs4. Les motivations qui font des hauts fonctionnaires les collaborateurs directs d’un ministre sont diverses (René Rémond distinguait par exemple les « chiens », fidèles à une personnalité, des « chats », attachés à un ministère). Pour autant, et malgré parfois les dénégations des intéressés, revendiquant leur statut de pur technicien, l’entrée dans un cabinet est toujours synonyme d’engagement et on ne passe jamais d’un cabinet de gauche à son homologue de droite. Chaque courant de la vie politique s’est ainsi constitué son écurie d’experts autorisés : que l’on songe au rôle qu’a joué dans l’arrivée de la gauche au pouvoir toute une génération de jeunes énarques entrés au Parti socialiste dans les années 1970 et peuplant les cabinets après 1981.
Si l’expertise peut prendre un tour militant, elle ne peut cependant jamais être réduite à cela.
L’expert fait certes – souvent – de la politique, mais il le fait selon des modalités singulières. Son émergence dans le débat public a ainsi contribué à en modifier profondément les règles. Tout d’abord, l’influence de l’expert a pour effet de réduire, ou en tout cas de nuancer, les clivages idéologiques ou sociaux existants. La maîtrise d’un langage commun ou d’instruments d’analyse complexe conduit naturellement les experts à se rapprocher et à s’entendre, sinon sur les fins ultimes, au moins sur des objectifs intermédiaires. Christian Topalov a ainsi mis en exergue l’apparition, à la fin du XIXe siècle, d’une « nébuleuse réformatrice », rassemblant des élus, des syndicalistes, des universitaires ou des hauts fonctionnaires spécialisés dans la question sociale et soucieux d’améliorer les conditions de vie et de travail des catégories ouvrières5. Ce groupe informel réunit des personnalités de bords différents, voire opposés, allant du socialisme réformiste et démocratique (par exemple Arthur Thomas, normalien, jeune député SFIO et futur secrétaire général, après 1919, du Bureau international du travail) jusqu’à une droite conservatrice d’inspiration légitimiste (on pense à Albert de Mun, auteur de la première loi sur le salaire minimum des ouvrières à domicile) ou trouvant son inspiration dans les travaux de Frédéric Le Play, comme l’ingénieur des Ponts Émile Cheysson. Ces hommes que tout aurait opposé dans un débat de politique général, réussissent à s’entendre sur des dossiers concrets et peuvent, pour certains, se retrouver dans des institutions communes comme le Musée social, créé par le comte de Chambrun en 1894, où De Mun cohabite avec des républicains modérés comme Léon Say, voire avec des socialistes indépendants comme Alexandre Millerand.
Les conséquences et les dangers
Gage de pragmatisme, l’intervention exclusive des experts n’est toutefois pas sans inconvénient.
Le danger principal n’est certes pas, comme on l’entend souvent, une prise de pouvoir des techniciens, qui supplanteraient ou effaceraient le pouvoir légitime des élus. Ce mythe de la technocratie a connu, au cours du XXe siècle, de nombreuses déclinaisons, de la dénonciation de la « synarchie » dans les milieux d’extrême droite des années 1930, à la mise en cause des inspecteurs des finances par les poujadistes des années 1950. Il n’a toutefois jamais été corroboré. Une lecture attentive des faits montre même que livré à lui-même, sans le relai du politique, le pouvoir des experts, à commencer par celui des hauts fonctionnaires, reste impuissant. Le meilleur exemple est sans doute celui du projet de remise à plat de la fiscalité française, par le décret du 9 décembre 1948. Ce texte a été exclusivement préparé, en dehors de tout contrôle parlementaire (la loi Reynaud-Marie du 17 août 1948 renoue avec la pratique contestable des décrets-lois), par un groupe d’experts guidé par les dirigeants de la toute nouvelle direction générale des Impôts. Son contenu se révèle décevant, très technique et loin des ambitions affichées6. À l’inverse, la TVA, qui est l’œuvre d’un technicien de génie, Maurice Lauré, n’aurait jamais été adoptée si elle n’avait pas trouvé dans le monde politique des relais efficaces, en particulier auprès d’Antoine Pinay, président du Conseil et ministre des Finances en 1952. Issue d’un processus d’innovation incrémental qui témoigne de la culture d’ingénieur de son inventeur (Lauré est un des rares inspecteurs des finances à être passé par l’École polytechnique), cette taxe a aujourd’hui été adoptée par plus de 160 pays dans le monde, ce qui en fait sans doute un des meilleurs produits d’exportation français du XXe siècle.
Le risque n’est donc pas dans une prise du pouvoir des experts mais dans la diffusion excessive d’un mode de raisonnement qui leur est propre et qui tend à réduire le débat et l’action publique à une forme d’ingénierie sociale : chaque problème est défini dans sa singularité et appelle une réponse technique immédiate. Le phénomène est particulièrement perceptible en matière de protection sociale où, depuis une quarantaine d’années, les prestations répondant à des situations particulières se sont multipliées, souvent justifiées par l’urgence.
La conséquence est doublement dommageable.
Elle conduit d’abord à une perte de sens de l’action publique, qui se trouve ainsi privée de réflexion, à la fois sur ces fondements intellectuels ou moraux et sur ces fins ultimes. Pendant près de cinquante ans, entre la fin des années 1920 et le milieu des années 1970, l’État social s’est construit en France autour d’une logique assez claire d’assurance, associant un mode de financement (la cotisation), un principe générateur (le risque) et un mode de gestion (le cadre professionnel). Qu’en est-il aujourd’hui ? Les décisions prises depuis une trentaine d’années sont venues brouiller ce modèle, sans lui en substituer clairement un autre. Mises bout à bout, les mesures prises vont certes plutôt dans le sens d’une assistance accrue et privilégient de plus en plus un mode de redistribution verticale. Mais outre que cette direction n’est pas uniforme, elle est loin d’être clairement assumée et expliquée à l’opinion publique. Et il a fallu attendre 2018 pour que le président de la République, Emmanuel Macron, revendique ouvertement l’orientation beveridgienne de notre système de protection sociale7.
Car le second danger associé à la généralisation de cette pensée experte est justement de rendre la décision publique incompréhensible et donc étrangère à la masse des citoyens qu’elle concerne cependant au premier chef. Cette dissension est apparue relativement tôt et on peut sans doute voir une de ses premières manifestations dans les années 1950 avec le mouvement poujadiste. Les causes de cette révolte des petits travailleurs indépendants sont certes diverses et doivent d’abord être recherchées dans une modernisation économique et sociale qui n’est pas favorable à ces catégories. Mais le poujadisme est aussi la conséquence d’une série de réformes fiscales, certes dommageables pour la grande masse des commerçants et artisans, mais surtout rendues incompréhensibles en raison de leur extrême technicité. Les principaux intéressés se sentent ainsi écartés non seulement du processus de décision, mais même des termes du débat. Paradoxalement, loin de son image passéiste, ce mouvement pourrait être l’un des premiers conflits sociaux d’une époque nouvelle, marquée par l’inflation des normes et la monopolisation du langage et du pouvoir technique.
Les dangers d’une expertise généralisée sont aujourd’hui mieux perçus et ils pourraient conduire à réhabiliter des modes de raisonnements alternatifs, fondés au contraire sur des projections longues et générales, comme cette pensée utopique que l’on avait peut-être un peu trop vite enterrée
Frédéric Tristram
Maître de conférences (HDR) en Histoire contemporaine à Paris 1 Panthéon-Sorbonne
- Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Paris, CHEFF, 1991. ↩
- François Chaubet « Michel Crozier et le CSO, un entrepreneur sociologique de la réforme de l’État (début des années 1950-fin des années 1970) » Revue historique, 2012/3, pp. 659-681. ↩
- Claire Andrieu, Pour l’amour de la République. Le Club Jean Moulin, 1958-1970, Paris, Fayard, 2002. ↩
- René Rémond, Aline Coutrot et Isabel Boussard, Quarante ans de cabinets ministériels, de Léon Blum à Georges Pompidou, Paris, Presses de la FNSP, 1982 ; Giles Le Béguec et Christine Manigand (dir. ), « Les entourages des chefs de l’État de Mac-Mahon à Valéry Giscard d’Estaing », dossier dans Histoire@Politique, n° 08, mai 2009. ↩
- Christian Topalov, Laboratoire du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France (1880-1914), Paris, Éditions de l’EHESS, 1999. ↩
- Frédéric Tristram, Une fiscalité pour la croissance. La direction générale des Impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2003. ↩
- « Emmanuel Macron : le grand entretien », Le Point, 31 août 2017. ↩