Les élections cantonales sont mortes, vive les départementales ! Tel aurait pu être le slogan des inspirateurs du changement de la règle électorale visant à désigner les conseillers départementaux. Pour la première fois de leur histoire, les élections cantonales sont devenues les élections départementales.
Au-delà du changement de nom, les conseillers départementaux sont désormais élus par paire de candidats dans un même canton, réduisant de facto de moitié le nombre de cantons (2 054) mais en préservant sensiblement le même nombre de représentants départementaux (4 108 contre 4 046).
Installés dans le paysage institutionnel depuis 1789 et reconnus comme collectivités territoriales en 1871, les départements participent de l’organisation des politiques locales, mais sont des piètres exemples en matière de parité. Jusqu’alors, la représentation féminine dans les conseils généraux atteignait à peine 15 % ! Au lendemain de ces élections, elle a bondi à 50 %1. Il est en effet obligatoire de désigner un binôme composé d’une femme et d’un homme. C’est ce doublement d’élus qui justifie la division par deux du nombre de cantons, un redécoupage élaboré en fonction du poids démographique. Au total, sont élus au suffrage binominal, 4 108 représentants pour un mandat de six ans.
En adoptant un mode de scrutin binominal privilégiant la parité stricte, la gauche aura réussi sur le terrain de la représentation hommes/femmes là où elle a échoué dans les urnes. Avec 37 % d’élus pour 31 % de voix, les formations de gauche sont en net recul bien que le Parti socialiste conserve une position centrale. La défaite et son ampleur étaient-elles inévitables ? Selon une loi électorale devenue quasi-loi d’airain, les gouvernements locaux sortants sont davantage exposés lorsqu’ils appartiennent à la majorité gouvernementale nationale que lorsqu’ils défendent les couleurs de l’opposition. En mars 2011, la gauche et ses alliés avaient obtenu des scores historiques en remportant 61 départements, leur assurant dans la foulée la conquête du Sénat. Malgré ces succès locaux et l’élection de François Hollande, la gauche a enregistré depuis une série de revers aux élections intermédiaires au profit d’une opposition rassemblée autour d’une coalition UMP-centre (UDI) et d’une progression constante du Front national.
L’analyse des résultats des élections départementales ne peut être faite sans rendre compte d’une transformation de l’espace politique français. Débat engagé depuis les élections européennes de mai 2014 par plusieurs observateurs, responsables politiques et politologues, la France a-t-elle tourné le dos au bipartisme ? Tripartisme pour les uns, tripolarisation pour les autres, l’espace politique français est définitivement structuré aujourd’hui autour de trois forces politiques : le Parti socialiste, l’UMP et le Front national. Mesurée en termes de candidatures ou de voix, la tripolarisation est incontestable. En revanche, à l’instar des dernières élections municipales, le faible nombre d’élus conseillers départementaux Front national (62) mérite de mieux comprendre la dynamique électorale à l’œuvre dans un contexte local de scrutin majoritaire à deux tours en étudiant les reports de voix entre les deux tours.
Une offre électorale fragmentée
En réduisant de moitié le nombre de cantons mais en doublant le nombre d’élus par nouveau canton, l’offre partisane est par définition sensiblement identique à celle des élections passées. Ainsi, 18 194 candidats étaient en lice au premier tour en 2015 contre 18 881 en 2008 et 2011, et 23 803 candidats en 2001 et 2004. Cette relative stabilité cache toutefois une dispersion des candidatures entre les blocs de gauche et de droite.
Avant le scrutin des 22 et 29 mars, la gauche détenait 61 départements sur 101. Au lendemain des élections, seuls 30 départements sont gouvernés à gauche (24 présidés par le PS, 1 par le PCF, 3 par le PRG, 2 par les Divers gauche). L’ampleur de la défaite confirme le recul de l’implantation locale de la gauche (et surtout du Parti socialiste) et révèle une stratégie électorale totalement différente de celle qui avait prévalu aux élections cantonales de 2011. En effet, quelques mois avant l’élection présidentielle de 2012, le Parti socialiste avait réussi à nouer des alliances avec le Front de gauche et surtout avec EELV dans près de 60 % des cantons (contre 36,5 % en 20152. L’opposition du Front de gauche à la politique actuelle du Président de la république et la sortie des Verts du gouvernement Valls en mai 2014 ont certainement contribué à l’impossibilité de parvenir à des accords pré-électoraux. Mais une autre stratégie a certainement prévalu dans les états-majors des partis EELV et du Front de gauche : à défaut de pouvoir infléchir la politique économique et sociale du gouvernement, leurs dirigeants ont privilégié une stratégie d’autonomie afin de “compter” leur poids électoral et ainsi peser sur les négociations dans la perspective des prochaines échéances régionale et présidentielle.
Seuls 433 cantons sur 2 054 ont vu la gauche se rassembler autour d’un seul binôme (contre 1 285 pour la droite). En moyenne, la gauche présente deux binômes dans un canton sur deux et trois binômes dans un canton sur cinq. Avec un mode de scrutin nécessitant 12,5 % des inscrits pour se maintenir au second tour, combiné à une abstention élevée, les partis traditionnels étaient conduits à privilégier l’union pour éviter de profondes désillusions.
Une manière de mesurer l’offre électorale consiste à calculer un niveau de fragmentation des binômes de gauche et droite au niveau de chaque canton et d’en déduire un niveau moyen à l’échelle du département. La figure 1 illustre une forte fragmentation de la gauche, en particulier dans les cantons où les présidents de conseils généraux sont sortants. Concrètement, les binômes d’union de la gauche ne concernent en moyenne que 35 % des cantons contre 45 % pour les listes d’union de la droite. En revanche, le Parti socialiste parvient à présenter 998 binômes et l’UMP 420 binômes. Cette situation illustre les difficultés pour la gauche d’organiser l’union en son sein. Europe écologie-les Verts présente 249 binômes (sur 387 au total) là où des candidatures socialistes sont également en lice. Enfin, le Front de gauche (FG) a également choisi une stratégie d’autonomie vis-à-vis des listes socialistes avec près d’un binôme FG sur deux opposé à une liste socialiste, et un binôme FG sur quatre opposé à un binôme d’union de la gauche.
Figure 1 – Niveau de fragmentation de la gauche
Cette fragmentation est-elle seulement l’apanage de la gauche ? La droite est également touchée par la désunion, mais à un niveau beaucoup plus faible et surtout dans une configuration singulière liée principalement aux binômes divers droite (DVD). En effet, l’UDI et l’Union de la droite (UD) sont concurrents dans seulement 10 cantons, et l’UMP est opposée à l’UDI dans 53 cantons. La carte ci-après (figure 2) présente la distribution géographique de la fragmentation à droite.
Figure 2 – Niveau de fragmentation de la droite
La droite partage avec la gauche un niveau de fragmentation plus élevé dans les 40 départements qu’elle gouvernait avant le scrutin. Les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin incarnent cette forte concurrence partisane. Dans d’autres départements tels les Pyrénées-Atlantiques ou les Bouches du Rhône, des binômes concurrents DVD étaient opposés aux candidatures d’union de la droite ou de l’UMP.
Le second tour et la dynamique des reports de voix
Malgré un nouveau mode de scrutin contraignant pour se maintenir au second tour (seuil de 12,5 % des inscrits), la présence du FN au second tour dans 1 107 cantons a débouché sur une inflation historique du nombre de triangulaires pour des élections départementales (278 cas de triangulaires)3. En 2011, les cas de triangulaires (dans une configuration d’offre politique différente) concernaient à peine 26 cantons. Loin de favoriser mécaniquement une plus forte mobilisation, la présence de trois partis politiques au second tour entraîne une incertitude plus forte sur l’issue du scrutin en raison d’une logique de reports de votes difficile à appréhender avec exactitude. À la différence des élections locales passées, la dynamique des triangulaires avec la présence du FN s’est véritablement installée en 1997 lors des élections législatives4 offrant un avantage aux candidats de gauche. Le premier effet d’une telle configuration oblige les candidats à mobiliser leur électorat au second tour afin de contrer les effets de l’abstention différentielle. Les déclarations du Premier ministre Manuel Valls au soir du premier tour appelant à une mobilisation des abstentionnistes et au rassemblement de toute la gauche5 confirment un niveau de participation plus faible à gauche qu’à droite, en particulier parmi les électeurs de François Hollande en 20126. En effet, si le taux de participation ne peut décider du vainqueur, il contribue de manière significative à éliminer les candidats au premier tour, en particulier lorsque ces derniers sont concurrencés par des alliés ou dissidents.
Le tableau 1 rend compte du taux de participation entre les deux tours dans le cas de binômes uniques, duels et triangulaires. Bien que l’effet soit modeste, il existe une plus forte mobilisation au second tour en cas de triangulaires (+2,9 points) qu’en situation de duels (-2,3 points). En revanche, seul un électeur sur cinq s’est déplacé au second tour lorsqu’un seul binôme était en lice. Il est important de noter que dans ces 13 cantons, le taux de participation moyen atteignait seulement 38,06 % dès le premier tour.
Tableau 1 – Niveau de participation (en % des inscrits)
Le deuxième effet des triangulaires, en lien avec la participation, renvoie à des formes de mobilisation des électorats. Contrairement à l’idée selon laquelle les électeurs ayant accordé au premier tour leurs suffrages à un parti maintiendront leurs choix au second tour, il existe des configurations dans lesquelles les électeurs se reportent plus difficilement vers le binôme de leur famille politique. Implicitement, se pose ici la question d’une déperdition de voix en raison d’une offre électorale diffuse au 1er tour. D’après nos calculs, dans le cas d’une triangulaire (Gauche-Droite-FN), nous observons que les reports de voix de la droite et du FN convergent vers les 100 %. En revanche, ce même ratio atteint seulement 90,9 % pour les binômes de gauche. Une partie des électeurs préfèrent au second tour voter pour le binôme de droite (4,9 % de voix) et voter blanc ou nul (4,1 % des voix). Pour vérifier notre argument autour de la fragmentation politique, nous avons identifié les cas de triangulaires où plus de deux binômes de gauche étaient en lice au premier tour. Fait intéressant, la fragmentation à gauche n’affecte pas le score moyen obtenu par le binôme de gauche qualifié au second tour (tableau 5). Autrement dit, plus le nombre de candidats de gauche (droite) est élevé au premier tour, plus le score moyen du binôme de gauche (droite) est élevé. Deux interprétations empreintes à l’analyse électorale française méritent un développement :
- La multiplication des candidatures augmente globalement le stock de voix pour le bloc de la gauche ou de la droite modérée au second tour.
- Face à cet effet apparemment faible de la fragmentation sur le score du second tour, la présence de listes d’union favorise significativement le report de voix entre le premier et second tour.
Le tableau 2 présente cette particularité de l’élection départementale de 2015 où le score moyen à gauche varie très peu selon la présence ou non d’une liste d’union de gauche. Il en va de même pour la droite. En revanche, la déperdition de voix à gauche entre les deux tours en cas de triangulaires est liée à la présence d’une liste d’union de la gauche. Avec 86 listes d’union de la gauche contre 147 listes d’union de la droite, une partie de l’électorat de gauche s’est retrouvé confronté à un choix cornélien de rallier au second tour une liste d’union de gauche souvent pour faire barrage au FN alors que leur binôme préféré du premier tour (Divers gauche, Front de gauche ou EELV) n’a pas réussi à se qualifier au second tour. Selon la théorie du vote stratégique, les électeurs sont incités à apporter leur soutien au candidat le plus viable pour remporter l’élection même s’il est éloigné de leurs préférences personnelles. Dans le contexte politique des élections départementales de 2015, les voix reportées des binômes “Divers gauche” (souvent composés de candidats Verts et Front de gauche) vers les listes d’union de la gauche (où le PS est majoritaire) suggèrent que ces mêmes électeurs ont dû renoncer à la logique politique d’opposition au gouvernement justifiant des listes autonomes.
Tableau 2 – Score selon le niveau de fragmentation politique et la présence d’un binôme d’union (en %)
De manière plus générale, s’il existe bien un niveau de fragmentation en moyenne deux fois plus élevé à gauche qu’à droite, l’argument de la désunion repris par plusieurs responsables politiques à gauche pour expliquer la défaite semble difficilement résister à l’épreuve des faits empiriques. Le premier secrétaire du Parti socialiste affirmait le 11 mars 2015 que “la division de la gauche [mène] à un suicide politique en direct”7. Pour le secrétaire d’état chargé des Relations avec le Parlement, les raisons de la défaite de la gauche au premier tour reviennent principalement à la division de son propre camp. “Une centaine de ces éliminations auraient pu être évitées”, estime ainsi Jean-Marie Le Guen. Ce même argument était repris par Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale “Nous aurions mieux résisté si l’ensemble de la gauche s’était rassemblé autour du PS”. Enfin, Benoît Hamon, ancien ministre et membre actif des socialistes frondeurs, reconnaissait que “la gauche perd car elle est divisée […]”.
En réalité, la multiplication des listes de gauche renvoyant à une réalité du contexte politique en 2015 n’explique pas à elle seule la perte de 31 départements et la défaite dans 1 257 cantons parmi 2 054. À l’instar des élections municipales de mars 2014 suivies des élections européennes de mai 2014, les candidats de gauche n’ont pu éviter l’effet des élections intermédiaires agissant selon Jean-Luc Parodi8 comme des référendums sur l’action publique du gouvernement. La stratégie choisie par le Premier ministre et plus largement par la direction du Parti socialiste de nationaliser ces élections départementales face à la montée du FN, soulignée parfois avec exagération par les instituts de sondage, s’est heurtée de front à la réalité du bilan économique et social de l’exécutif. Le recul de la gauche dans des bastions historiques du socialisme local (Nord, Côtes d’Armor, Bouches-du-Rhône, Essonne) est directement la conséquence de l’installation d’une tripolarisation de l’espace politique français.
De la difficulté d’estimer des reports de votes
Au-delà de la fragmentation des listes partisanes, le rapport de forces politiques au second tour soulève un grand nombre d’interrogations sur la cohérence des choix électoraux. Un électeur DVG se reporte-t-il nécessairement sur une liste d’union de gauche au second tour et réciproquement pour un électeur UDI vers une liste d’union de droite ? Une minorité de travaux en science politique ont permis par le passé d’apporter un éclairage sur la logique des reports de vote et de leur estimation, mais le plus souvent dans le cadre d’une élection législative9.
Pour comprendre la logique des reports de voix, une première étape consiste à identifier la nature des seconds tours. Contrairement à une lecture implacable du scrutin majoritaire à deux tours où deux partis centraux s’opposeraient au second tour et faciliteraient ainsi le choix binaire des électeurs, les élections départementales ont confirmé l’éclatement de l’offre partisane au second tour et modifié les conditions de reports. Parmi les 19 binômes présents au premier tour, 18 d’entre eux sont encore en lice au second tour mais avec une fréquence très variable.
Avant d’étudier les bilans apparents des blocs partisans, intéressons-nous à l’offre électorale du second tour. Selon les configurations du second tour établies dans le tableau 3, nous observons une forte majorité de duels (1 614) répartis entre duels gauche/droite (682), duels gauche/FN (296), duels droite/FN (541) et des duels intra-partisans (75). La transformation du système partisan français en trois blocs offre des jeux de reports de voix inédits. Parmi les 1 614 duels, le FN était présent dans 834 duels, l’union de la droite dans 748 duels, le PS dans 530 duels, l’union de la gauche dans 288 duels, et l’UMP dans 247 duels10.
Tableau 3 – Configuration du second tour
L’élimination de la gauche au premier tour dans près de 580 cantons explique pour partie la baisse mécanique du stock de voix au second tour (-1,53 million de voix). Cet écart correspond à une baisse de 20 % des voix du premier tour qu’il faut mettre en relation avec une absence de la gauche dans 28 % des cantons (tableau 4). Par conséquent, il n’est pas totalement étrange de constater une baisse assez faible en termes de suffrages (-4,68 points). Néanmoins, cela signifie que la gauche n’a pas réussi à mobiliser un plus grand nombre d’électeurs au second tour dans le cas de duels. Le FN est exposé à une situation sensiblement identique avec une baisse de 0,98 million de voix (ou encore un recul de 3,05 points de pourcentage) pour des candidats présents dans 1 107 cantons (dont 829 duels). Enfin, la droite amplifie son score du premier tour par un gain de 0,84 million de voix atteignant le seuil des 45 % de suffrages exprimés.
Tableau 4 – Rapport de forces droite-gauche*
Si l’abstention reste plus élevée au second tour, le faible écart suggère qu’il n’y a pas eu de changements substantiels dans la structure de l’électorat en moyenne. Par conséquent, l’analyse des reports de voix, même imparfaite au niveau macro, indique un déplacement des électeurs du FN et de la gauche vers la droite et les bulletins blancs et nuls (+ 631 832 votes).
Cette tendance masque toutefois une réalité électorale liée à l’offre du second tour. Commençons par les situations de duels gauche/droite qui représentent un tiers des cas de figure. L’élimination du FN devrait selon la rhétorique frontiste de l’opposition au système des partis traditionnels “UMPS” conduire à une abstention élevée si une telle consigne était respectée par les électeurs du FN au premier tour. Or, nous observons (tableau 5) simultanément une baisse de 1,3 million de voix FN et une hausse de 749,2 milliers de voix pour la droite, 54,2 milliers de voix à gauche et près de 383 000 abstentionnistes supplémentaires et bulletins blancs et nuls. Bien qu’il soit impossible d’imputer avec rigueur le “stock” de voix FN vers la droite et l’abstention, force est de reconnaître la faible capacité de la gauche à mobiliser un nouveau vivier d’électeurs, suggérant ainsi qu’en l’absence de binômes FN au second tour, le discours de la menace frontiste tenu par Manuel Valls n’a pas eu d’effet.
Tableau 5 – Résultats des deux tours en cas de duels gauche/droite
En présence du FN au second tour face à la gauche (682 duels), l’effet de mobilisation a marginalement joué avec une hausse de la participation de 1,41 point. Cette fois-ci, la gauche fait des gains de 357 477 voix et le FN progresse de 263 306 voix (tableau 6). Ce supplément de suffrages correspond peu ou prou au stock de voix à répartir par les électeurs de droite qui auraient voté au second tour. L’identité n’est pas parfaite car le nombre de bulletins blancs et nuls a doublé entre les deux tours. Encore une fois, en cas de duels gauche/FN, la logique de reports semble converger un report d’une voix de droite sur deux vers la gauche, une voix sur trois vers le FN et une voix sur six sur les bulletins nuls.
Tableau 6 – Résultats des deux tours en cas de duels gauche/FN
Dans le cas opposé où la droite était confrontée à un binôme du FN (541 cas), le stock de voix de gauche (1,60 million de voix) semble d’un point de vue arithmétique se répartir à plus de 70 % vers les binômes de droite, à 13 % vers le FN et 17 % vers les bulletins blancs et nuls (tableau 7). Bien que la prudence s’impose, de tels mouvements donnent une indication claire sur l’existence d’un front républicain à l’œuvre chez les électeurs de gauche orphelins d’un candidat au second tour.
Tableau 7 – Résultats des deux tours en cas de duels droite/FN
Finalement, les triangulaires gauche/droite/FN neutralisent d’une certaine manière l’ampleur des reports de votes, car les électeurs sont appelés à répliquer leurs choix de premier tour. Nous savons toutefois que le classement du premier est susceptible d’exercer une influence sur la décision électorale dès lors que le candidat arrivé troisième accuse un retard conséquent sur ses adversaires. Cette singularité n’est pas prise en compte dans les mouvements de voix illustrés par le tableau 8. À la différence des duels, les triangulaires contribuent à mobiliser davantage l’électorat puisque le taux de participation est en hausse de 2,4 points. Il est en revanche difficile d’attribuer ce supplément de voix à l’un des trois partis, ou plus précisément à l’un des deux partis car seul le FN perd des voix (16 604) au second tour. Avec seulement 20 binômes FN élus sur 256, les triangulaires n’ont nullement bénéficié au parti frontiste qui, rappelons-le, n’était parvenu à classer en tête du premier tour que 33 binômes dans les cantons ayant donné lieu à des triangulaires.
Tableau 8 – Résultats des deux tours en cas de triangulaires gauche/droite/FN
Ces premiers résultats donnent une indication “grossière” des reports de voix sous une hypothèse forte du comportement d’un même électeur entre deux tours. Pour aller au-delà de cette simple règle arithmétique, et même si l’exercice requiert une prudence dans l’interprétation des résultats, nous avons défini par estimation statistique11 une matrice de transfert entre les voix accordées aux candidats du premier tour et ceux obtenus pour les candidats qualifiés au second tour, en tenant compte de l’abstention et des bulletins blancs et nuls. Comme le soulignent B. Dolez et A. Laurent12 dans un exercice similaire pour les législatives de 1997, une telle technique de mesure des reports de voix met en évidence l’importance de l’offre du second tour et la nature des affrontements. C’est précisément l’intérêt des élections départementales de 2015 de vérifier comment l’électorat de gauche se comporte vis-à-vis d’un candidat de droite ou frontiste, et inversement13.
Les résultats présentés dans le tableau 9 confirment une forte cohésion partisane des électeurs puisque la très grande majorité d’entre eux votent au second tour pour leur choix de premier tour. Dans le cas de duels, les électeurs de droite se reportent à 99 % sur leur candidat de droite opposé à un candidat de gauche, à 93 % face à un candidat frontiste. Les candidats de gauche affichent un meilleur report lorsque confronté à un candidat frontiste (94 %) plutôt qu’un candidat de droite (85 %). En cas de duels droite-FN, les électeurs de gauche respectent une forme de front républicain en votant dans 67 % des cas pour le candidat de droite et s’abstenant dans 30 % des cas. Les duels opposant droite et extrême droite se concentrent dans quatre principales poches homogènes : une large couronne autour de l’agglomération parisienne (du Nord de la Bourgogne au Nord-Pas-de-Calais en passant par la Champagne), l’Alsace et la Lorraine, la grande couronne de la métropole lyonnaise jusqu’au sud du Jura et à la Haute-Savoie, et la Côte d’Azur et son arrière-pays.
Tableau 9 – Estimation des reports de voix (selon configurations du second tour)
Le dernier type de duel (gauche-FN) est intéressant car il a conduit une faible majorité des responsables de l’UMP à adopter lors du conseil national du 3 février 2015 le principe du “Ni Front national – ni Parti socialiste”. Alors que plusieurs personnalités de l’UMP telles qu’Alain Juppé ou Nathalie Kosciusko-Morizet défendaient une position de barrage face au FN, Nicolas Sarkozy a réaffirmé dans l’entre-deux tours des départementales la politique du “Ni-Ni”. Dans les urnes, il s’avère que le principe même de consigne de vote n’a pas reçu un accueil très favorable puisque 57 % des électeurs de droite ont reporté leurs voix sur le candidat de gauche, 27 % sur le candidat frontiste et 15 % ont privilégié l’abstention ou le vote nul. Ces résultats soulignent le faible impact d’une consigne nationale consistant à privilégier au fond l’abstention lorsque dans le même temps chaque responsable politique pourfend la faible participation aux scrutins locaux.
Dans le cas des triangulaires, le report des voix est de loin le plus simple à interpréter. En effet, les électeurs confirment leurs votes du premier tour, avec une exception pour les électeurs de gauche qui en moyenne accordent 4,9 % de leurs suffrages au candidat de droite ou s’abstiennent de se déplacer (4,2 %). Un exemple de cette situation est à lire dans le canton du Nord, “Le Cateau-Cambrésis”, où la liste socialiste arrivée en troisième position au premier tour perd 2 900 voix au second tour au profit de la droite qui progresse de 2 700 voix. Contrairement aux élections cantonales de 2004 où la présence du FN dans de nombreuses triangulaires avait permis aux candidats de gauche de l’emporter, les départementales de 2015 ont largement joué en défaveur du FN puis de la gauche. Autrement dit, l’expression du “plafond de verre” auquel le FN se serait heurté est confirmé par la faible capacité du parti à mobiliser de nouveaux électeurs au second tour et aussi à transformer l’argument rhétorique de l’UMPS en atout électoral.
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Parmi les enseignements que nous pouvons tirer de ces nouvelles élections départementales, insistons sur trois tendances fortes.
La première confirme le caractère national d’élections locales débouchant sur un vote sanction massif vis-à-vis de l’action du gouvernement socialiste caractérisée par la perte de 31 départements et un recul de 20 points de pourcentage du bloc de gauche par rapport aux précédentes élections cantonales.
La seconde tendance, en lien avec le principe précédent des élections intermédiaires, est un niveau d’abstention pénalisante pour les listes de gauche au premier tour malgré un sursaut au second tour en raison des nombreuses triangulaires provoquées par les succès du Front national au premier tour. La faible mobilisation de l’électorat de gauche explique davantage la défaite des listes de gauche que sa désunion mesurée par fragmentation des binômes au premier tour. En effet, nous observons que plus l’abstention est élevée, plus le score de la gauche est faible.
La troisième tendance est l’affirmation d’une tripolarisation de l’espace politique français autour d’une gauche socialiste, d’une union de la droite et du Front national. Bien que cette tripolarisation en voix ne soit pas confirmée en nombre d’élus pour le FN, les élections départementales confirment un mouvement à l’œuvre depuis l’élection présidentielle de 2012 avec des territoires allant du Nord à la Bourgogne-Franche-Comté et au pourtour méditerranéen où le FN réalise une progression substantielle.
Martial Foucault, professeur à Science Po, directeur du CEVIPOF, et Jean Chiche, chercheur CNRS au CEVIPOF
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(1) Toutefois seuls 10 départements sur 101 ont élu ou réélu une femme à la tête de leur institution (Bouches-du-Rhône, Guadeloupe, Doubs, Creuse, Lozère, Finistère, Pyrénées-Orientales, Réunion, Martinique, Paris).
(2) Pierre Martin. “Les élections départementales de mars”, Commentaire, été 2015, p. 323-330.
(3) En 2004, le nombre de triangulaires s’élevait à 215 et 142 en 2008.
(4) Pascal Perrineau (eds), Le vote surprise. Paris : Presses de Sciences Po, 1998.
(5) Interview de M. Manuel Valls, Premier ministre, à RTL le 23 mars 2015 : “Il y a un deuxième tour, il faut mobiliser les abstentionnistes, et il faut rassembler la gauche qui était trop dispersée, trop divisée au premier tour, pour garder un maximum de cantons et pour garder un maximum de départements”.
(6) Un sondage Ifop et Fiducial pour i>TELE, Paris Match et Sud Radio, publié le 29 mars 2015, indique que parmi les abstentionnistes du 1er tour, 45 % d’entre eux avaient voté François Hollande au second tour de l’élection présidentielle.
(7) Le Monde, 26 mars 2015.
(8) Jean-Luc Parodi, “Les élections cantonales de mars 1982 : une consultation sans obligation ni sanction”, Revue Politique et Parlementaire, n° 897, mars-avril 1982, p. 9-20. Jean-Luc Parodi, “Dans la logique des élections intermédiaires”, Revue Politique et Parlementaire, avril 1983, n° 903, p. 42-70.
(9) Voir par exemple les travaux de Colette Ysmal (1993), “Les logiques d’un choix sous contraintes : le second tour”, in Le vote sanction, Paris, Presses de Sciences Po, “Chroniques électorales”, p. 229-250. Colette Ysmal (1998), “Le second tour le prix de l’isolement de la droite modérée” in Le vote surprise, Paris, Presses de Sciences Po, “Chroniques électorales”, p. 285-301.
(10) 47 duels verront la présence de l’UDI, 46 du Front de gauche, 10 du PCF et 5 d’EELV.
(11) Méthode statistique usuellement utilisée dans des échantillons homogènes de bureaux de vote pour estimer les résultats lors des soirées électorales. Technique de modélisation utilisant la régression sous contrainte.
(12) Bernard Dolez et Annie Laurent, “Les reports de voix du premier au second tour des législatives de 1997 : une analyse des résidus” in P. Bréchon, A. Laurent et P. Perrineau (eds), Les cultures politiques des Français, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
(13) Depuis 2012, seules les dix élections législatives partielles et quelques élections cantonales (dont celle de Brignoles dans le Var en 2013) offraient un terrain d’analyse propice à de telles estimations de report mais souffraient d’une absence de contexte identique et d’une offre électorale variable.
- Toutefois seuls 10 départements sur 101 ont élu ou réélu une femme à la tête de leur institution (Bouches-du-Rhône, Guadeloupe, Doubs, Creuse, Lozère, Finistère, Pyrénées-Orientales, Réunion, Martinique, Paris). ↩
- Pierre Martin. “Les élections départementales de mars”, Commentaire, été 2015, p. 323-330. ↩
- En 2004, le nombre de triangulaires s’élevait à 215 et 142 en 2008. ↩
- Pascal Perrineau (eds), Le vote surprise. Paris : Presses de Sciences Po, 1998. ↩
- Interview de M. Manuel Valls, Premier ministre, à RTL le 23 mars 2015 : “Il y a un deuxième tour, il faut mobiliser les abstentionnistes, et il faut rassembler la gauche qui était trop dispersée, trop divisée au premier tour, pour garder un maximum de cantons et pour garder un maximum de départements”. ↩
- Un sondage Ifop et Fiducial pour i>TELE, Paris Match et Sud Radio, publié le 29 mars 2015, indique que parmi les abstentionnistes du 1er tour, 45 % d’entre eux avaient voté François Hollande au second tour de l’élection présidentielle. ↩
- Le Monde, 26 mars 2015. ↩
- Jean-Luc Parodi, “Les élections cantonales de mars 1982 : une consultation sans obligation ni sanction”, Revue Politique et Parlementaire, n° 897, mars-avril 1982, p. 9-20. Jean-Luc Parodi, “Dans la logique des élections intermédiaires », Revue Politique et Parlementaire, avril 1983, n° 903, p. 42-70. ↩
- Voir par exemple les travaux de Colette Ysmal (1993), “Les logiques d’un choix sous contraintes : le second tour”, in Le vote sanction, Paris, Presses de Sciences Po, “Chroniques électorales”, p. 229-250. Colette Ysmal (1998), “Le second tour le prix de l’isolement de la droite modérée” in Le vote surprise, Paris, Presses de Sciences Po, “Chroniques électorales”, p. 285-301. ↩
- 47 duels verront la présence de l’UDI, 46 du Front de gauche, 10 du PCF et 5 d’EELV. ↩
- Méthode statistique usuellement utilisée dans des échantillons homogènes de bureaux de vote pour estimer les résultats lors des soirées électorales. Technique de modélisation utilisant la régression sous contrainte. ↩
- Bernard Dolez et Annie Laurent, “Les reports de voix du premier au second tour des législatives de 1997 : une analyse des résidus” in P. Bréchon, A. Laurent et P. Perrineau (eds), Les cultures politiques des Français, Paris : Presses de Sciences Po, 2000. ↩
- Depuis 2012, seules les dix élections législatives partielles et quelques élections cantonales (dont celle de Brignoles dans le Var en 2013) offraient un terrain d’analyse propice à de telles estimations de report mais souffraient d’une absence de contexte identique et d’une offre électorale variable. ↩