Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, à la tête des États-Unis d’Amérique pour un second mandat, le paysage géopolitique mondial change à vitesse accélérée. Et dans ce maelstrom, l’Union européenne semble être devenue l’ennemi public numéro un, l’ennemi qu’il convient d’abattre.
Jusque-là le monde apparaissait divisé en trois grands ensembles, le bloc des systèmes totalitaires, le bloc des démocraties libérales et le bloc des non-alignés, nouvellement appelés pays du Sud-global.
Le premier de ces blocs était organisé autour de l’alliance entre la Russie et la Chine augmentée de leurs vassaux immédiats, Biélorussie, Corée du Nord, et de quelques États clients, Iran, Vénézuéla, Cuba, Erythrée.
Le deuxième était organisé autour des États-Unis d’Amérique, de la plupart des pays de l’Europe et d’un certain nombre d’autres pays du monde, de la région pacifique, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande plus le cas particulier d’Israël, ces différents pays étant liés par des alliances diverses et notamment l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord qui avait assuré, pendant des décennies, la protection de l’Europe de l’Ouest par les États-Unis contre l’URSS communiste et le Pacte de Varsovie.
Le troisième était constitué de l’ensemble des autres pays du monde. La plupart de ces pays étaient soumis à une forte pression du bloc des pays totalitaires pour les pousser à le rejoindre dans une logique d’opposition au bloc des pays de démocratie libérale, présenté comme le bloc « Occidental », constitué des anciennes puissances coloniales et porteur d’une idéologie présentée comme celle de l’individualisme décadent, totalement étrangère aux diverses cultures du reste du monde. Le bloc des pays totalitaires avait réussi à associer un nombre très significatif de ces pays dans l’ensemble dit des « BRICS élargi » composé d’une dizaine de membres très importants, les deux grandes puissances totalitaires, Russie et Chine d’une part, de grands acteurs du « Sud-Global », dont l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et de divers associés en voie d’intégration d’autre part.
Les pays du premier bloc étaient caractérisés par une idéologie nationaliste, identitariste, autoritaire-autocratique, profondément anti-libérale et diffusaient cette vision du monde et de la société au sein de l’ensemble des pays du Sud Global.
Le bloc des pays libéraux défendait au contraire une vision du monde articulée autour de la liberté individuelle, des droits de l’homme et de l’universalisme, de l’État de droit et de la démocratie et tendait à soutenir les mouvements défendant cette idéologie à travers le monde, contre les pouvoirs autoritaires et les différentes idéologies totalitaires qu’elles soient communiste, religieuses ou nationalisto-militaires.
Ce dispositif, qui prolongeait celui connu pendant la période de la « guerre froide » ( bloc communiste, bloc occidental, « non-alignés ») connaissait certes diverses variantes et nuances mais il caractérisait assez bien l’état du monde d’après la phase de la « mondialisation » ayant suivi l’effondrement de l’Union Soviétique et l’ouverture de la Chine post-maoïste.
Aujourd’hui ce paysage mondial est profondément bouleversé par un contexte idéologique nouveau qui voit s’affirmer tous les mouvements divers qui ont en commun leur hostilité à l’idéologie des droits de l’Homme et leur volonté de combattre les sociétés de démocratie libérale, ouvertes et pluralistes. Le nouveau pouvoir à la tête des États-Unis affiche clairement qu’il n’est pas là pour défendre le corpus des valeurs de la démocratie libérale mais qu’il est au seul service de la puissance des États-Unis. Les conséquences de ce choix sont immédiates pour ses alliés traditionnels européens qui sont vus comme des « exploiteurs » des États-Unis. L’Union européenne est présentée, contre toute réalité historique, comme une création destinée à « e…..der » et exploiter les États-Unis, en outre porteuse d’une idéologie progressiste hostile aux « vraies valeurs » traditionnelles de la famille, de la religion et de la patrie. D’où le rapprochement immédiat du président Trump avec le pouvoir poutinien dans un pacte qui ressemble furieusement au pacte germano-soviétique d’août 1939 conclu alors par-dessus la tête de la France et du Royaume-Uni, au détriment immédiat des pays de l’Europe orientale, hier la Pologne, la Finlande et les Pays Baltes, aujourd’hui l’Ukraine au premier chef, en attendant les suivants. Et aujourd’hui, on voit les États-Unis voter, à l’ONU, avec la Russie et la Corée du Nord contre ses alliés traditionnels des démocraties libérales. Et aujourd’hui, le président Trump choisit d’affaiblir les capacités de résistance de l’Ukraine et d’humilier son président démocratiquement élu. Le président Trump veut ainsi se venger du Parti démocrate à l’intérieur des États-Unis, des pays de démocratie libérale en Europe et du président Zelensky en Ukraine, tous coupables de s’être opposés à lui, plus ou moins directement, lors de son premier mandat puis lors de ses campagnes pour sa réélection.
Les États-Unis du président Trump affichent désormais sans pudeur vouloir s’inscrire dans la logique des puissances impériales, dans une idéologie où seuls comptent les rapports de force tant à l’échelle individuelle et sociale qu’à l’échelle géopolitique et qui n’ont que mépris pour les valeurs issues de la philosophie des Lumières comme le répètent tous les idéologues du pouvoir poutinien et les dirigeants du Parti communiste chinois. Et dans ce contexte, l’Union européenne devient l’ennemi à abattre pour chacun des trois grands empires. Il s’agit, d’une part, de l’empêcher de devenir une réelle puissance qui pourrait porter ombrage à leur primauté et, d’autre part, de détruire le corpus de valeurs qu’elle défend.
Trois empereurs dominent aujourd’hui le monde. Par ordre d’ancienneté, il s’agit de Vladimir Poutine, empereur de Russie depuis plus de 25 ans, Xi Jinping, empereur de Chine depuis plus de 12 ans, l’un et l’autre s’étant organisés pour continuer à régner pendant encore de longues années, et Donald Trump, à nouveau dirigeant des États-Unis d’Amérique, après déjà un premier mandat et qui souhaite agir comme un véritable empereur.
Comme dans tout pouvoir impérial, ces trois souverains s’appuient sur une forte oligarchie. Bien que les modèles ne soient pas identiques en raison de l’histoire particulière de chacune des trois puissances concernées, ces oligarchies sont avant tout, aujourd’hui, des oligarchies scientifico-technologico-économiques. Il s’agit, en effet, pour cette nouvelle aristocratie de maîtriser tous les outils de la puissance, tant en matière économique qu’en matière militaire, et ceux-ci dépendent, aujourd’hui plus que jamais, des avancées des technosciences. D’où le rôle essentiel, plus ou moins affiché ou dissimulé selon les caractéristiques de chacun des trois régimes, de ceux qui maîtrisent ces connaissances et ces outils de production, qu’ils s’agissent des dirigeants des GAFAMI élargis aux États-Unis, des dirigeants des BATIX élargis en Chine ou des dirigeants du complexe militaro-industriel en Russie. Ils se mettent bruyamment en scène aux États-Unis, ils sont beaucoup plus discrets, par nécessité, en Chine et en Russie, mais ils sont omniprésents dans chacun des trois empires.
Chacun de ces trois empereurs a, évidemment, comme ambition de dominer le monde. A tout le moins, et pour l’instant, ils veulent se le partager.
Il s’agit d’abord de conquêtes territoriales comme lors des guerres d’antan. Ainsi, l’empereur russe veut reconstituer, au moins, l’empire tel qu’il existait du temps des tsars puis des soviets, l’empereur chinois qui a définitivement annexé le Tibet et le Xin Jiang en conduisant un ethnocide des populations d’origine, veut étendre sa domination sur l’Asie du sud-est et le Pacifique, et l’empereur états-uniens veut étendre sa domination sur toute l’Amérique du nord et centrale.
Partout, on les voit se situer dans une logique à la fois de compétition et de partage.
Pour chacun d’eux, il y a des zones de confrontations directes avec les autres et des zones à perspective de conquête ou d’influence. Les régions de confrontations directes avec l’un ou les deux autres sont l’Asie centrale entre la Russie et la Chine, l’Océan Pacifique entre la Chine et les États-Unis d’Amérique, l’Océan Arctique et l’Europe entre la Russie et les États-Unis. Les zones à perspectives de conquête ou d’influence dominante sont l’Afrique et l’Amérique latine continents où chacun des trois essaie de pousser aux maximum ses intérêts et sa présence.
Dans cette guerre, tous les moyens sont bons pour affaiblir l’adversaire. Au-delà de la conquête territoriale il y a la guerre clandestine, la présence et l’influence matérielle et immatérielle. Elle est économique par le commerce. Elle est immatérielle par la finance, par la technologie, par les communications, par les réseaux d’influence au service de la propagande et de la désinformation.
Dans cette situation d’affrontement des empires, tous les autres pays du monde essaient de se situer au mieux de leurs intérêts propres.
Dans les régions qui ne sont pas directement sous emprise de l’un ou l’autre des empires, des royaumes tentent de jouer leur jeu propre. Ils sont dirigés soit par des souverains en titre, issues de dynasties installées, soit par des autocrates qui tentent eux-mêmes de créer des dynasties en fonction des circonstances locales et de leurs rapports avec les grands empires. Des potentats locaux profitent des circonstances pour étendre leur pouvoir, comme le montrent les exemples de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, d’Israël ou du Rwanda.
A l’exception sans doute des plus grands, Inde ou Brésil, tous se trouveront à un moment ou à un autre, en fonction des circonstances, dans des situations de vassalisation, plus ou moins heureuse, plutôt moins que plus….
Certains ensembles essaient de s’organiser pour tenter de faire le poids par rapport aux trois puissances et à leur volonté de domination. Ainsi le monde arabo-islamique tente depuis longtemps d’organiser le panarabisme. Ses mouvements religieux intégristes, Al-Qaïda puis l’État islamique, essaient de reconstituer le califat dont ils rêvent. Mais les divisions multiples de ce grand ensemble ont, pour l’instant, empêché son unification. De même, les tentatives d’union en Afrique subsaharienne, en Amérique latine ou en Asie centrale, ne se sont pas, pour l’instant, concrétisées.
Reste l’Europe, un ensemble géographique pas totalement unifié et pas totalement homogène. L’Union européenne qui regroupe 27 des 47 pays du Conseil de l’Europe a certes beaucoup progressé depuis quelque 75 ans. Avec 450 millions d’habitants, 17% du PIB mondial et un modèle socio-politique trouvant un équilibre entre la liberté individuelle et la défense de l’intérêt général, elle reste une zone très attractive pour tous ceux qui ne se résignent pas à vivre sous le joug de systèmes totalitaires, prédateurs et bellicistes. Elle est, de ce fait, la cible de tous les régimes et de toutes les idéologies totalitaires du monde, qu’elles soient religieuses et notamment islamiste, communistes ou nationalistes.
Mais elle n’a pas voulu se donner les moyens de devenir une véritable puissance capable de se mesurer aux trois grands empires parce que la volonté politique a manqué pour créer véritablement les États-Unis d’Europe indispensables. Tous les États qui constituent l’Union n’ont pas voulu choisir entre souveraineté nationale et souveraineté européenne. Face à des puissances hostiles, ils sont désormais au pied du mur. Il s’agit de franchir le pas d’une véritable Europe fédérale dont il faut définir les modalités. Comme lors des grandes étapes précédentes, marché unique, élection des députés du Parlement européen au suffrage universel, monnaie unique, il faut définir un pouvoir politique européen qui puisse faire le poids face aux grands dirigeants mondiaux. Les modalités de désignation d’un Président des États-Unis d’Europe ayant un réel pouvoir en matière diplomatique et militaire doivent être débattues et arrêtées au plus vite.
Les opinions publiques des pays de l’Union sont-elles prêtes à ce débat alors que les différents pays sont affaiblis, avec une population vieillissante, qu’ils sont socialement et politiquement divisés, avec des communautés issues de l’immigration récente mal intégrée car souvent originaire de cultures très différentes de celle de l’Europe, avec des populations jeunes très perturbées par l’influence des réseaux sociaux et des substances addictives ?
Alors que les régimes totalitaires n’hésitent pas à endoctriner et enrégimenter leurs populations – et notamment les plus jeunes – et n’hésitent pas à les envoyer à la guerre et à la mort, les démocraties libérales répugnent toujours à le faire parce qu’elles sont porteuses de valeurs de liberté, pacifistes et universalistes. Les populations européennes sont-elles prêtes à aller se battre et à mourir pour défendre leurs valeurs et leur système socio-politique ? Plutôt rouge que mort disait-on, autrefois, à propos de la menace de la Russie communiste…
Face à des régimes impériaux qui rêvent de la coloniser enfin en jouant sur l’éparpillement des différents États-Nations qui la constituent, l’Union Européenne doit décider de mettre en place en urgence les différents moyens institutionnels, scientifiques et économiques qui lui permettront de devenir une véritable puissance. C’est le sujet vital qui doit être soumis à l’ensemble des citoyens de l’Europe.
Le bloc des démocraties libérales souvent qualifié d’Occident, sous la domination des États-Unis, qui combattait les régimes autoritaires au nom d’un ensemble de valeurs universaliste n’existe plus et seuls quelques pays à travers le monde semblent être encore attachés à la défense de l’universalité de ces valeurs.
La gouvernance mondiale qui serait indispensable pour traiter les problèmes du développement durable de l’humanité est jetée aux orties et toutes les instances internationales mises en place après la tragédie de la Seconde Guerre Mondiale sont désormais bloquées et réduites au silence.
Les valeurs de liberté individuelle, de solidarité, de gestion de l’intérêt général par la voie de la démocratie, de développement pacifique, auxquelles aspirent toutes les populations du monde lorsqu’elles peuvent s’exprimer librement sont désormais traitées avec mépris et foulées aux pieds par la plupart des dirigeants mondiaux. Elles sont remplacées par des valeurs d’identité, d’intolérance et de brutalité, par des discours de guerre, de surenchères militaires et de domination technologique.
Peut-on se résoudre à la disparition de l’humanisme libéral universaliste dont l’Union européenne et quelques rares autres pays dans le monde sont les derniers bastions au profit de l’identitarisme et du rapport de force ? Les pays européens qui portent ces valeurs sont-ils encore en mesure de s’organiser pour les défendre alors qu’ils sont en butte à l’hostilité affichée des trois empires et de toutes les idéologies totalitaires ? Ce sont les questions essentielles qui sont désormais posées à tous les citoyens européens.
Jean-François CERVEL
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