L’Occident n’est plus hégémonique, mais ses valeurs fondatrices – universalisme, libre arbitre, bienveillance – issues de l’héritage gréco-judéo-chrétien, demeurent actives et continuent de transformer le monde. Adoptées de façon superficielle par les sociétés du « Sud global », leur avancée, irréversible, nourrit, au Nord comme au Sud, avec l’individualisme et la fragilisation du collectif, un raidissement régressif, autoritaire et identitaire, ainsi qu’un pessimisme excessif sur l’avenir de ces valeurs.
Cet article eût dû s’intituler « Les valeurs de l’Occident ». Et suivre, pour les déplorer ou les pour- fendre, les cheminements balisés du moment : un Occident terre d’Eden de la démocratie plongé, jeté dans le doute et une crise de confiance avec la montée des populismes en son sein et le réveil des empires à ses limes. Un magasin de bibelots trop sophistiqués, où la pensée, diaphane et fragile, s’est perdue dans un différentialisme et un relativisme sophistiqués, secouée par un bestial et vital archaïsme, surgissant en son sein et à ses frontières. Nouvelle Constantinople en somme, discourant sur le sexe des anges, sinon sur les sexes tout court, tandis que des armées barbares, galvanisées de certitudes monolithiques, campent à ses douves, et que des démiurges apocalyptiques s’emparent du pouvoir et de la raison.
Une tout autre réalité, par bien des aspects plus dérangeante, semble cependant s’imposer : l’Occident s’est déjà effacé mais ses valeurs, loin de s’effondrer, sont en revanche bien vivantes, et perturbent le monde. L’Occident n’est pas menacé par les empires ré-émergents et les hordes migrantes. Car l’Occident de l’âge classique n’est déjà plus, sinon dans les musées. En sa matrice, l’Europe, il s’est autodétruit au long du XXe siècle dans le vertige de sa propre puissance. L’Occident s’est pris au piège de son orgueil. La question n’est plus alors celle de la citadelle assiégée mais comment vont cheminer ses valeurs dans un monde en bouleversement alors que leur source, l’Europe, tétanisée par les drames du XXe siècle, n’ose plus s’affirmer, ni dans son être, ni dans sa puissance, au sens aristotélicien, et que les États-Unis ne sont déjà plus l’Occident, pas plus que Rome n’était la Grèce.
DES VALEURS FONDATRICES TOUJOURS VIVANTES
Trois valeurs cardinales ont fait l’Occident : l’universalisme, qui brise la prison millénaire des tribus et des ethnies ; le libre arbitre qui ouvre le champ fertile des bénédictions de la pensée rationnelle ; la bienveillance qui, en conduisant à prendre soin et à la réciprocité, instille une solidité finement tramée pour consolider ce qui n’est plus une peuplade mais devient une société différenciée dans ses tâches, ainsi que l’a observé Durkheim. Ces trois piliers, universalisme, libre arbitre et bienveillance, sont hérités, le constat est banal, d’une alchimie toute orientale : la fertilisation croisée de la pensée conceptuelle grecque et de la libération chrétienne de l’esprit, déjà en germe dans la Torah, mais alors encore cantonnée sous le purgatoire collectif de la Loi. L’acte libératoire du nouveau testament est inspiré du souffle juif, y puise ses
fondements, mais les mots, les signifiants, la forme des clefs qui vont permettre d’y accéder, sont grecs. L’impact matériel de cette rupture métaphysique est considérable. Elle se dégage au long des siècles dans un lent accouchement : l’accomplissement de la science devenue technologies, le droit des gens, gésine de la citoyenneté, l’État rationnel et fonctionnel, l’économie et la manufacture, ensemençant et tramant un territoire devenu productif. Au cœur de ce processus, ainsi que l’a synthétisé Marcel Gauchet, « la sortie de la religion » : la rupture monothéiste, judéo chrétienne, d’un homme désormais en contact direct, affectif, avec son créateur, et dès lors libre de créer, libéré en la grâce, sous l’incubateur de la sollicitude divine. Il peut dès lors congédier ses chamanes, ces sorciers chefs de tribu, garde-chiourmes métaphysiques, qui étaient en charge depuis les origines de protéger la tribu des maléfices des dieux, au prix de l’étouffement des esprits. L’homme est désormais autorisé à s’élever, et le progrès, comme cycle continu, peut alors naître. Basculement fondamental : il ne s’agit pas là d’une énième civilisation, succédant à d’autres, avec quelques nuances de rites et de folklore, mais d’un changement total de référentiel. L’Occident, étiquette cartographique collée ex post à cette réalité nouvelle, n’est que le lieu, l’espace géographique, de ce déchirement du voile. Et ce lieu, c’est l’Europe.
Était-ce un choix ? Une providence plutôt. Le produit d’un vecteur : la colonisation romaine de la Gaule, acceptée, fécondatrice, pacificatrice et organisatrice d’abord, retournée comme un gant, et devenue chrétienne. Nous sommes Occident parce qu’en réception de l’Orient dans une trans- figuration. Là, entre l’océan et la mer Noire, une nouvelle métaphysique va se déplier, et résister aux menaces et aux assauts guerriers, qui, des plaines de l’Est au sud de la Méditerranée, n’auront de cesse, en vain, de venir tenter de l’éteindre. Le fruit de ce bouleversement cosmogonique est considérable : après une lente et riche maturation au long du Moyen Âge, la libération, à la Renaissance, d’une puissance créatrice en mouvement exponentiel, en expansion dans toutes les dimensions, agraire, économique, manufacturière, marchande, institutionnelle, juridique, militaire. Puis, colonisé de Rome devenu colonisateur du monde, il a contaminé de son impérium, par le pire, l’appétit insatiable de nations armaturées et densifiées, mais aussi par le meilleur, sa certitude d’apporter le bon, non plus seulement à un environnement immédiat, mais, fait inédit, à l’humanité tout entière.
DE L’APOGÉE À L’AUTODESTRUCTION DE L’OCCIDENT
Ce n’est qu’en lui-même que le continent de l’Occident, l’Europe, va rencontrer son frein : dans une guerre civile de 31 ans d’une capacité destructrice inégalée, un vaniteux et crépusculaire hubris des nations, de juillet 1914 à août 1945. Comme les vieux prophètes en avaient averti Israël, rien n’est pire ennemi, au gré des succès, que l’idolâtrie de soi-même. La montée des orgueils combinée à la puissance de feux industrielle a transformé, à la surprise générale, un énième déchirement familial en une dévastation inédite, totale, un suicide collectif. Ruine intérieure, perte de légitimité, effondrement de son empire : l’Occident, son siège social transplanté outre-Atlantique, y a-t-il survécu ? Il le semblait puisque l’OTAN, « Occident incorporated », en a institutionnalisé la forme pour le pérenniser. Ne s’est-il pas encore élargi, dans sa géographie et son objet social ? Avec l’effondrement de l’URSS, et la victoire du libéralisme politique à la mode communicationnelle, la florescence d’un capitalisme mondialisé et du « doux commerce », le triomphe historique d’un Occident libéré, dans un « nouvel ordre mondial », pouvait alors paraître définitif : fin de l’Histoire.
Mais il a fallu moins de trois décennies pour que cette réalité, un Occident régénéré sous l’Empire américain et imposant sa loi au monde, ne soit questionnée : ce nouvel Occident, poussé encore plus à l’Ouest, jusqu’à l’océan Pacifique, est-il encore porteur des valeurs originelles ? Cette âme européenne, « forme des formes », selon la fulgurante expression de James Joyce dans Ulysse1, à la tonalité si particulière, et si subtile, existe-t-elle encore ? La contestation de ces valeurs par les puissances démographiques et économiques émergentes, en voie de renverser l’équilibre arithmétique des forces, ne signe-t-elle pas, par anticipation, le constat de l’effacement programmé d’un Occident qui n’aurait été alors qu’une flambée historique, comme le furent hier, astres dé- chus, Babylone, l’Égypte, la Perse, la Grèce et pour finir, sa génitrice, Rome ? Illusion d’optique répond avec raison Jean-François Colosimo2 : Face à la puissance occidentale, de force, par la colonisation, ou par le forceps de ses tyrans, les sociétés traditionnelles n’ont eu d’autre option, pour survivre dans le darwinien concert du monde, que de plaquer sur leurs vieilles structures mentales et sociales les outils occidentaux de la modernisation et de l’efficience : État moderne, industrie, armées de conscription. La greffe d’un occidentalisme utilitariste, de copie, sans l’alignement sur les valeurs sources de cette modernité. Le hic est que ces sociétés, pour préserver leur structure de pouvoir, sont demeurées chamaniques, autoritaires et cosmogoniquement pessimistes, ne prenant de l’Occident que le vernis le plus kitsch. Il y avait une véritable autodérision inconsciente à voir Xi- Jinping, en mars 2013, entouré des neuf membres de son très patriarcal Bureau permanent, sortir exceptionnellement de son siège accolé à la Cité interdite, où ensemble ils interprètent, dans le secret, « la volonté du ciel », comme l’Empire le fait depuis des millénaires, aller, en terme d’adoubement, prêter serment en costume-cravate, la main sur le cœur, afin de raffermir l’autorité de son pouvoir face à l’Occident, à Shanghai, au milieu des gratte-ciel et des usines copiés de l’Ouest. Devant l’effigie, au musée du Parti communiste chinois, d’un philosophe politique allemand fils d’un avocat juif libéral de Trèves converti, petit-fils de deux rabbins. Il a fallu attendre l’effondrement militaire du Japon en 1945, soixante ans après l’ère d’imitation du Meiji, pour y voir une fine couche de pluralisme démocratique greffée, avant que la rocambolesque évasion de Carlos Ghosn nous fasse découvrir, stupéfaits, sa moyenâgeuse pratique carcérale, à mille lieues de l’État de droit occidental. Et il en est ainsi des sociétés du sud de la Méditerranée, et perse, ottomane, africaines, qui mêlent dans un alliage instable la structure autoritaire des sociétés d’avant « la sortie de la religion » et quelques rouages de la mécanique fonctionnelle occidentale. En stipendiant dans une alliance atavique, faite de bric et de broc, les valeurs de l’Occident, sources dénoncées de dissolution et de dégénérescence, les sociétés traditionnelles, et leur pouvoir militaro-chamanique, tentent de retarder, dans un hypocrite aveuglement, une contamination inéluctable. Plus elles imitent l’Occident, plus ces sociétés, et leurs pouvoirs archaïques, jettent vers lui leur gourme, pour sauver les apparences, et se conserver.
Elles confondent l’Occident et son héritage, et croient ses valeurs en effondrement, et s’en font même parfois, tel Poutine, les gardiens orthodoxes et les prétendus sauveurs. Illusion d’optique : l’Occident est déjà en dépassement de lui-même, avec un cran d’avance dans la vie de la pensée. Il vit la fragilité d’autres mutations, inscrites dans le logiciel même et dans la course en avant de ses valeurs : la raison elle-même, dans son mouvement, se met en cause et s’auto-dissout, jusqu’à sa propre « décon-struction », au prix de la relativisation des plus élémentaires vérités, et de l’émergence désordonnée, en ce vide, de proliférantes et métastasiques « vérités alternatives ». Cœur du réacteur, le libre arbitre se transforme, faute de limites, en individualisme effréné, matérialiste, où chacun crée sa propre identité, s’auto-consomme, au prix de la perte du collectif et du sens partagé, menaçant désormais l’alliage démocratique, qui est la fragile alchimie d’une conjugaison libre des volontés. L’égocentrisme va maintenant, contre le don, contre l’enthousiaste collectif, contre la vie-même, et l’étiolement démographique pointe. L’Occident classique s’est auto-dissout. Il est déjà dans une étape ultérieure. Il nourrit ainsi la myopie de ceux qui, au Sud et à l’Est, le croient en recul, alors qu’il surgénère, et qu’eux-mêmes prennent, en pire, et sans contrefeux intérieurs, le même chemin.
Cette « fragilité » occidentale, qui est en fait sa force, n’est pas nouvelle : dès l’origine, la force créative de la liberté puise dans cette libération désordonnée des esprits. Cependant, le fin équilibre des pouvoirs, issu du Moyen Âge, entre le temporel et le spirituel, bouillon de culture de cette inventivité, a été progressivement mis en tutelle, à l’âge des absolutismes, par un pouvoir étatique de plus en plus bureaucrate, national et autoritaire, dont le clergé ne redevient alors, comme dans les temps archaïques, que l’adjuvant. À y regarder, ce raidissement des cartilages ressemble à la crise traversée aujourd’hui par « le Sud global ». Avec les Lumières, l’individu gagne cependant, et le clergé raidi est remis à sa place, mais le vide de collectif menace dès ce moment l’Occident. Très vite, Robespierre et Saint-Just le perçoivent, qui veulent inaugurer une religion civile pour restaurer une morale collective que même la Terreur ne parvient pas à instiller3. Il est à se demander si les hussards noirs de la République et les sociétés franc-maçonnes ne sont pas succédanés laïques du besoin d’encadre- ment et de catéchèse des consciences, pour relier la société et y entretenir les mânes des valeurs. Mais aujourd’hui, devant l’inflation individualiste et la corrosion de la raison, ces digues même cèdent. Elles ont rompu d’ailleurs un temps avec le grand remplacement de religions in- tolérantes par des idéologies non moins invasives : nationalismes, fascismes, nazisme, totalitarisme communiste, autant de décompensations de l’Occident. Mais ces fléaux vaincus, l’Occident classique du libéralisme tempéré ne s’est restauré que le temps de quelques décennies. Hachés menu par un individualisme corrosif, nous cherchons désormais, comme le « Sud global », à conserver la stabilité de nos sociétés sans nous dissoudre dans un bouillon de particules élémentaires. Les États-Unis vivent sous le régime d’une religion civile, toute romaine avec même son Capitole et ses légions, et toute la fragilité qui lui est intrinsèque, qui la mène naturellement vers des tentations autoritaires et impériales, et potentiellement vers son effondrement intérieur, faute d’un soubassement de valeurs solides. Ce n’est déjà plus l’Occident. L’Europe a basculé dans un juridisme totalisant, armaturant de prétextes juridiques une bureaucratie devenue autonome, chaque jour un peu plus autoritaire, coupée de la sève plurielle de ses valeurs héritées, et a abandonné au substitut de ce corset une communauté vivante de destins partagés. Ce n’est déjà plus l’Occident. La grande confluence aronienne4 n’est donc pas seulement celle qu’il voyait poindre entre le soviétisme et « le monde libre » : la religion civile orthodoxe de Poutine, musulmane d’Erdogan, brahmane de Modi ou laïco-confucéenne du PCC chinois n’ont rien à envier à l’abstractionnisme juridico-bureaucratique européen ou à la religion impériale, pré-transhumaniste, américaine, même matinée de « post-catholicisme » à la mode Vance. Ces succédanés, religions civiles, religions juridiques ou religions tout court, font convergence. Mais ce sont des barrages qui ne tiendront pas.
UNE VICTOIRE IRRÉVERSIBLE MAIS FRAGILE
Nous vivons une grande mutation, au Sud comme au Nord, parce que les valeurs occidentales ont triomphé et que rien ne semble pouvoir les arrêter dans leur course dissolvante. Nos politiciens, désemparés, n’y comprennent plus rien. Nos crises contemporaines ne sont pas simplement le produit d’ « ingénieurs du chaos »5 manipulant les réseaux sociaux ou de la panne d’imaginaire chère à Stéphane Rozès 6 : elles sont l’aboutissement d’un processus historique aux racines métaphysiques et spirituelles profondes. Faute de fondations, en recherche d’elles-mêmes, nos sociétés peuvent glisser vers le dérivatif de la violence. À l’Est comme à l’Ouest ; de l’Est contre l’Ouest. Mais, il n’y aura pas de retour en arrière. La victoire de la pensée occidentale est totale et définitive. Elle n’est plus l’apanage de l’ « homme blanc », qui n’a porté le relais qu’un temps. La post-modernité occidentale est partout. Le processus de la liberté de pensée enclenchée, il ne peut plus s’éteindre ; tout au mieux, ou plutôt au pire, peut-il être un temps enchaîné. En Perse, en Chine, dans le monde arabe, et au-delà partout, des générations nouvelles sentent le goût de la liberté et le parfum de belles valeurs. Les chapes de plomb ne tiendront pas. Il faudra donc bien assumer cette victoire, tenter de passer le gué en moindres heurts, et faire maturer, dans un alliage partagé entre tous les continents, un héritage périlleux qui nous est maintenant commun. L’Occident dominant n’est plus mais les valeurs transmutées, venues de l’Orient, dont il a été le réceptacle et le transformateur, vont continuer à vivre, et à muer. Il nous appartient d’en prendre soin, de les acclimater, de les régénérer, de les défendre avec plus de courage, et de préparer le sacrifice des pouvoirs verticaux des empires, du règne géométrique des bureaucraties et du combat d’arrière garde des sectes atrabilaires. Il nous revient de dépasser par le haut l’individualisme radical par la transmission, l’ensemencement des consciences, la subsidiarité, la coresponsabilité en réseaux, et l’invention de liens humains horizontaux : sentier étroit, qui appellera, pour conjurer le pire, d’un bout du monde jusqu’à l’autre, une génération nouvelle de dirigeants, inspirée et mature, apte à donner du sens, à décrypter, et à tenir ferme tout en se plaçant en creux.
Régis PASSERIEUX
Président de l’Institut pour la refondation publique
- Le personnage Stephen Dedalus dans l’épisode 3 du roman, Protée, songe à la conception aristotélicienne de la forme de la substance (morphê tôn morphôn) et formule cette méditation héritière du thomisme : l’âme est la « forme des formes ». ↩
- Jean-François Colosimo, Occident, ennemi mondial n°1, Albin Michel, avril 2024. ↩
- Sur ce moment révolutionnaire, à lire le brillant ouvrage de Sophie Wahnich, La révolution des sentiments, comment faire une cité ?, Le Seuil, mars 2024. ↩
- Dix-huit leçons sur les sociétés industrielles, Gallimard, 1962, où l’auteur ne décrit pas une convergence entre communisme et libéralisme occidental, mais une commune adhésion aux valeurs industrielles. ↩
- Guliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Lattès, décembre 2024. ↩
- Stéphane Rozès et Arnaud Benedetti, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Cerf, 2022. ↩


















