Pour Habermas la distinction entre l’espace public et l’espace médiatique est apparemment totale. Pour cet auteur en effet, ce qu’il appelle « La sphère publique bourgeoise » mais dont il fait une métonymie de l’Espace public – même s’il reconnaît qu’il en existe d’autres (la sphère plébéienne en particulier) – « peut être tout d’abord comprise comme étant la sphère des personnes privées rassemblées en un public1» (EP, page 38). Pourtant, est-il possible de fonder un espace public aujourd’hui sans se poser la question dérivée : qu’est-ce qui nous constitue en public ? N’est-ce pas dès lors, aujourd’hui, la communication médiatique qui rapproche le lointain, qui permet de multiplier les expériences, à travers les récits, qui informe sur les questions sociales, politiques nationales et internationales ? Les médias permettent – comment en faire l’impasse ? – aux individus de se situer dans une société qui dépasse leur expérience individuelle, leur géographie naturelle et leur sociabilité primaire. De faire public.
Une société avec médias
Les salons du XVIIIe siècle, que Jürgen Habermas envisage comme des modèles de l’espace public bourgeois, se sont acculturés à une éthique de la discussion dans un contexte que l’on pourrait qualifier d’idéal (au sens d’idéal-type) : homogénéité sociale, culturelle et religieuse, proximité des visions du monde, illusion d’appartenir à une société dominée par la raison, certitude que leur communauté se dirige, moyennant quelques concessions et accommodements, aux uns et aux autres, vers un univers libéral et pacifié.
Pour Habermas, la sphère publique moderne abrite une pluralité d’espaces où se déroulent des débats, éventuellement conflictuels : le monde de l’éducation, celui de l’information et du divertissement permettent – facilement – le déroulement de ces conflits d’opinion. Ceux-ci peuvent être, également, médiatisés par la presse. Pour lui le public bourgeois est dominant et cette domination n’est pas sérieusement concurrencée par l’espace public plébéien qu’il ne fait que « croiser ».
Dans la première édition de son ouvrage de référence, L’espace public, Habermas néglige presque totalement deux groupes. Outre cette « plèbe », le peuple qu’il néglige, il n’interroge pas non plus son modèle au titre de cette absence considérable dans la sphère politique, celle des femmes, refusées pendant des siècles au statut de citoyen. Il regrette d’ailleurs, en 1991 dans sa Préface à l’édition de 1990, « l’exclusion au sens de Foucault », lorsqu’il s’agit de « groupes dont le rôle est constitutif dans la formation d’une sphère publique spécifique » (EP, p. V), c’est-à-dire l’espace public plébéien, le peuple dont l’exclusion est pourtant constitutive de la formation de la sphère représentative. L’ancien disciple d’Adorno n’est pas parvenu dans son travail initial à penser les liens entre la sphère publique bourgeoise et dominante et celle du peuple dominé. Il déplore également de ne pas avoir tenu assez compte de l’exclusion des femmes dans son modèle idéal. Les travaux sur le féminisme comme ceux sur la classe ouvrière anglaise qui se sont multipliés depuis la sortie de L’espace public en 1962 lui ont permis de mettre le doigt sur les manques, les absences ou les exclusions de ces catégories, dans ses recherches. Ces catégories ont été depuis, mises au centre des travaux et réflexions qui ont suivi les années 1950-1960, période au cours de laquelle Habermas réfléchissait à son « espace public et à l’archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise ». Il en fait le constat au moment de faire le choix de la re-publication de son livre mais il considère que l’absence du peuple et des femmes – qui forment la grande majorité des sociétés humaines – de l’espace public n’invalide pas son travail.
Si l’on considère que ce travail sur la Publicité dans l’Espace public est un travail à dimension historique – ce que revendique Habermas – dont l’expérience et les références historiques sont profondément ancrées dans la société des Lumières et qu’il est marqué historiquement par son insertion dans une société européenne frappée par la mise entre parenthèses tragique de l’État de droit, alors, la non-modification de son ouvrage est ainsi justifiée. L’espace public d’Habermas témoigne de la vision qu’un intellectuel allemand dont la formation se déroule dans les années 1950 porte sur les démocraties de l’après-guerre. Il faudrait être plus précis et rappeler l’environnement scientifique – Francfort à la fin des années 1950 – dans lequel évolue le thésard Habermas. Le livre d’Habermas n’appartient, ni dans son esprit ni dans ses références, à ce que l’on appellera l’École de Francfort dont Theodor Adorno est le maître. Les auteurs de La dialectique de la raison2, sont en effet très influencés par le marxisme, alors que le jeune Jürgen a résisté à cette grille d’analyse. Son travail en porte néanmoins les traces, ces traces dont il va, en tant que chercheur et citoyen, progressivement se débarrasser.
Dans le sillage du paradigme critique des effets des médias de l’École de Francfort, Habermas a une vision naturellement critique du rôle des médias dans la formation et le fonctionnement de l’espace public bourgeois dont il décrit l’apparition et le développement ; naturellement en effet, tant il baigne dans un environnement pour qui la communication médiatique a joué un rôle essentiel dans la montée des totalitarismes. Pourtant, il connaît les recherches – relativement récentes – de sociologie des médias américaine et il utilise dans sa réflexion les travaux de Lazarsfeld et Katz, prenant ainsi au sérieux et en compte le paradigme des effets limités des médias que découvre Personal Influence publié en 19553. Ses chapitres sur les mass médias ne parviennent pourtant pas, me semble-t-il, à tenir compte de façon pertinente des travaux des historiens des médias (surtout de la presse écrite) qu’il cite. Une lecture plus attentive ou moins « intéressée » lui aurait montré que l’histoire de la presse n’est pas linéaire.
L’arrivée de la société médiatique de masse
En effet, les travaux des historiens ont montré que si des démarches à l’origine de l’essor d’entreprises de presse sont venues de la sphère privée et qu’elles ont été parfois dans le but de faire du profit, elles ont été, très souvent, portées par la volonté sincère de communiquer, de débattre – d’abord à propos de sujets littéraires puis sur des thèmes touchant à la vie de la cité. La presse a vite été utilisée et acceptée comme un rouage essentiel du vivre ensemble. Les contraintes commerciales n’ont d’ailleurs pas empêché les patrons de presse de s’engager dans des combats plus glorieux que ceux qui concernent leur profit, comme on l’a vu en France, par exemple à propos de l’Affaire Dreyfus. L’État de son côté s’est souvent immiscé dans la vie des entreprises de presse, pour le pire souvent : contrôles, censures, pressions, manipulation mais aussi parfois pour donner des moyens, des espaces de liberté et de développement au débat démocratique en expansion depuis le milieu du XIXe siècle, offrant de plus en plus souvent des abris pour certaines agences de presse ou journaux menacés par les forces du marché.
Dans sa préface de 1990, Habermas reconnaît que les travaux empiriques en histoire comme en sociologie parus après la publication de sa thèse sont venus nuancer sa dénonciation de la « manipulation » par les médias. Cette idée de manipulation que l’on trouve à plusieurs reprises dans L’Espace public n’est d’ailleurs pas vraiment étayée scientifiquement. Elle sonne plutôt comme un cliché, un syntagme figé du « politiquement correct » de l’époque.
Si la sphère plébéienne est évoquée à côté de la sphère publique bourgeoise, elle n’est pas véritablement « pensée » dans la thèse. En 1990, le philosophe l’admet et le regrette. Comme il admet également que « La littérature féministe a aiguisé notre perception du caractère patriarcal de la sphère publique elle-même ». Il y reconnaît que « la démocratie bourgeoise est entrée dès le départ en contradiction avec les prémisses essentielles de sa propre compréhension d’elles-mêmes » (EP, p. VIII). Habermas ne barguigne d’ailleurs pas avec cette « révélation » : pour lui « se révèle clairement le fait que l’exclusion des femmes a été un élément constitutif de la sphère publique politique, au sens où celle-ci n’était pas seulement dominée par les hommes de façon contingente mais déterminée, dans sa structure et son rapport à la sphère privée, selon un critère sexuel. De façon différente de l’exclusion des hommes défavorisés, celle des femmes joue un rôle constitutif dans la formation des structures de la sphère publique » note-t-il (EP, p. VIII). Pourtant, cette exclusion de la sphère publique de la moitié de l’humanité ne le conduit pas à remettre en cause le bien-fondé de ses travaux.
On ne trouve pas non plus, dans ses recherches d’alors, de questionnement sur ce que l’on appelle maintenant la « diversité ». Habermas n’inclut pas dans ses réflexions la présence-absence de l’autre, de l’exclu, de celui qui n’est pas – vraiment –blanc, chrétien ou conforme. Son modèle n’est pas inclusif. C’est évidemment moins choquant à l’époque que maintenant mais on constate que l’exclusion criminelle des Juifs par l’Europe nazifiée ne l’a pas rendu sensible à cette problématique, au cœur de l’espace public contemporain.
On peut être également étonnée par l’absence des médias audiovisuels dans le travail d’Habermas. Bien-sûr il parle d’ « archéologie de la publicité » dans son sous-titre et cela nous conduit à ne pas considérer les « nouveaux » instruments de communication. Mais, il est tout de même étonnant que l’Allemand Habermas ne se soit pas plus intéressé aux « museaux de Goebbels », à cette radio qui, en effaçant tous les intermédiaires entre le peuple et son chef, a contribué à briser avec fracas en Allemagne le bel agencement de l’espace public bourgeois et délibératif… La radio ne fut d’ailleurs pas seulement l’agent du « viol des foules par la propagande politique » décrit par Tchakhotine4, elle fut utilisée comme un véhicule d’émancipation (Herta Herzog, 19445), de résistance et de liberté pendant la Seconde Guerre mondiale6 et après. Ces deux rôles contradictoires de la radio n’ont pourtant pas leur place dans le modèle habermassien, que ce soit en 1962 et en 1990.
Le cinéma et la télévision – comme l’ont montré7 différentes recherches – furent – sans aucun doute – utilisés avec des objectifs de manipulation des opinions et des consciences, mais d’autres études ont montré qu’ils ont contribué – nonobstant – à la constitution d’une société animée par une agora médiatique – de plus en plus variée, libre – favorisant un débat permanent et foutraque où la liberté des propos s’étale ad nauseam.
Certes, pour Habermas, « la manipulation consiste avant tout en un travail psycho-sociologique qui permet de mettre au point le type d’offre dont les cibles sont certaines tendances inconscientes, et qui provoqueront des réactions prévisibles, sans d’ailleurs obliger à quoi que ce soit ceux qui s’assurent ainsi d’un assentiment plébiscitaire (EP, p. 226) » mais, les manipulateurs parviennent-ils à réaliser leurs objectifs ? Rien de moins sûr. L’existence des effets puissants des médias, ces effets que les chercheurs n’ont jamais réussi à distinguer dans la complexité du réel social malgré les études américaines déployées depuis les années 1940 dans le but de les dénoncer, ne faisait pourtant pas de doutes pour Habermas, jeune héritier d’Horkheimer. En 1990, on comprend toutefois que la découverte par les sciences sociales du filtre puissant joué par la réception dans le décodage des messages et la découverte de la relative liberté des récepteurs face aux contenus médiatiques – même « manipulés » – ont ébranlé les convictions d’Habermas.
Enfin, le numérique vint
À la société avec médias ont succédé la société médiatique puis la société numérique. Au XXIe siècle, le paradigme d’Habermas d’un espace public bourgeois permettant de repérer puis d’analyser la constitution d’une opinion publique comme rouage d’une démocratie imparfaite, est, en effet, renvoyé à l’ « archéologie » dont il se prévalait, avec un peu de coquetterie, dans sa publication de 1962.
Aujourd’hui l’information, les informations sont partout. Soyons clairs, nous ne sommes pas passés du silence au brouhaha. La civilisation du journal connaissait l’agitation médiatique, les journées étaient scandées par les cris des marchands de journaux, la curiosité à l’égard des nouvelles – insatiable, les campagnes de presse faisaient des victimes et les duels seuls, souvent avec mort d’homme, en marquaient la conclusion. La radio, puis la télévision remplissaient les esprits ; leurs bulletins, leurs éditoriaux, leurs débats et discussions participaient aux décisions des citoyens. Les dénonciations, les critiques, les défiances, les haines à l’égard des médias ne détournaient pas les publics de leurs contenus.
Pourtant, il y avait bien des moments, des lieux où l’info n’arrivait pas. Et, si le récepteur considérait qu’il était capable de discerner le vrai du faux des messages médiatiques, il déniait cette capacité à son voisin : les sociologues parlent du « Third man effect ». Il se sentait passif face à une société de l’information verticale où une élite politico-médiatique avait seule le droit et surtout la possibilité d’intervenir dans l’espace public, c’est-à-dire dans le débat public et médiatique.
Le numérique a fait disparaître les quelques frontières de l’agora médiatique. Avec le smartphone, glissé dans les poches, les médias ne nous quittent plus et la possibilité d’en faire abstraction a disparu. Pas besoin d’écouter le beuglement du vendeur de journaux dans les rues, les notifications tintent dans nos oreilles. La lecture des journaux est dite « augmentée » par Internet : les images, les sons se superposent (se substituent ?) à l’écrit. Qui pourrait (voudrait ?) manipuler ce flux ininterrompu de mots et d’images ? Les individus dans la société médiatique savaient d’où venaient les messages qu’ils choisissaient (de lire, regarder, écouter…) la plupart du temps. Dans la société numérique, cette possibilité leur est souvent enlevée – même si d’autres systèmes de gate-keeping leur sont offerts, comme Facebook qui permet, comme au bon vieux temps, de rester entre « amis ». Les algorithmes si souvent critiqués sont aussi une méthode « protégeant » les individus des opinions divergentes. Mais, comme si un équilibre devait se faire dans le monde d’Internet, les citoyens ont découvert avec un enthousiasme qui ressemble parfois à de la rage, le plaisir personnel d’intervenir dans la sphère publique médiatique. Forums, blogs, réseaux sociaux, chat, zones de commentaire se multiplient, offrant autant de possibilités pour les uns et les autres de donner son opinion, son jugement, sa condamnation, son offre, etc. Cette ouverture a initié une interminable série de conversations, au sens de Gabriel Tarde. La sphère privée qu’Habermas séparait nettement de la sphère publique tend à se confondre avec la sphère publique. Les opinions marginales ne le sont plus. Dans la multitude d’opinions qui rivalisent sur le Web, les plus étranges, les plus absurdes, mais aussi les plus dangereuses trouvent un alter ego. Ce que Pierre Rosanvallon appelle « la société des égaux8» vient – aussi – de là…
Comme le dit Peter Dahlgren : « nous assistons à l’émergence d’une pluralité dynamique d’espaces publics alternatifs, dans un mouvement complémentaire et inverse de celui qui mène à la fragmentation des publics des médias dominants9 ». (P. Dahlgren, 1994, p. 254).
Umberto Eco n’a pas tort de déplorer que les anciennes conversations de bistrot qui ne sortaient pas auparavant de sphères semi-intimes et souvent avinées se soient installées dans l’espace public10. Mais on peut aussi y constater un dépassement de l’espace public élitiste par un peuple qui n’avait avant que le repli, le désespoir ou la violence pour s’exprimer.
Habermas a sous-estimé le rôle de l’espace public médiatique dans l’instauration de cadres interprétatifs communs. La possibilité qu’offre dorénavant le numérique de multiplier des lieux d’expressions permettant de constituer une pluralité d’arènes publiques modifie encore plus profondément les démocraties de masse. La question de l’émergence de sociétés multiculturelles a encore complexifié l’objectif d’une Publicité démocratique, égalitaire et inclusive.
Isabelle Veyrat-Masson
Directrice de recherche au CNRS
Lcp-Irisso, UMR 7170, Université de Paris-Dauphine-PSL
- Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962). Avec une préface inédite de l’auteur (1991), Paris, Payot – Critique de la politique, 1993. ↩
- Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison (1947), Paris, Gallimard, 1974. ↩
- Elihu Katz et Paul F. Lazarsfeld, (1955), Personal Influence. The Part Played by People in the Flow of Mass Communication, New York, Free Press. ↩
- Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique, (1940), Paris, Gallimard, 1952. ↩
- Herta Herzog, “What do we really know about daytime serial listeners” in Paul Lazarsfeld and Franck Stanton (eds), Radio Research, 1942-1943, New York: Duel, Sloan and Pearce, 1944, pp. 3-33. ↩
- Hélène Eck (dir.), La Guerre des ondes : histoire des radios de langue française pendant la Deuxième guerre mondiale, Paris, A. Colin, 1985. ↩
- Jean-Noël Jeanneney, « Bourdieu, la télévision et son trop de mépris pour elle » Dix ans après, Le Débat, 2006/1 n° 138, p. 147-169. DOI : 10.3917/deba.138.0147, http://www.le- debat.gallimard.fr/articles/2006-1-bourdieu-la-television-et-son-trop-de-mepris-pour-elle ↩
- Pierre Rosanvallon, La Société des égaux, Paris, Seuil, « Les Livres du nouveau monde », 2011, 432 p. ↩
- Peter Dahlgren, « L’Espace public et les médias. Une nouvelle ère ? »,Traduit de l’anglais par Marc Abélès, Daniel Dayan et Éric Maigret, Hermès. Communication-Cognition-Politique, n° 13-14, 1994, p. 243-262. ↩
- « Les réseaux sociaux ont généré une invasion d’imbéciles qui donnent le droit de parler à des légions d’idiots qui auparavant ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans nuire à la communauté et ont maintenant le même droit de parler qu’un Prix Nobel : C’est l’invasion des imbéciles », https://histoireetsociete.wordpress.com/2017/11/16/les-reseaux-sociaux-generent- une-invasion-dimbeciles-umberto-eco/ ↩