Les regards portés sur la répartition proportionnelle en tant que mode de scrutin législatif sont de manière générale bien défavorables. C’est ce dont ont attesté au plan académique trop de manuels et, au plan politique, tant de déclarations sommaires se répétant depuis trente à quarante ans.
Toutefois, avec des objectifs, au demeurant, inverses, d’un côté un certain nombre de personnalités politiques suggèrent l’injection d’une dose de proportionnelle pour consolider nos institutions et, d’un autre côté, des hommes ou des formations souhaitant une profonde transformation de ces institutions appellent à la généralisation de ce type de scrutin pour, tout au contraire, bousculer la Ve République, et même en faire levier pour la remplacer.
Le procès de la représentation proportionnelle
Il reste que cette répartition proportionnelle (R.P.) – sous quelques variantes que ce soit1 – continue à concentrer des critiques sans que ne parviennent guère à être largement prises en compte les réponses qu’appelle pourtant ce méchant procès.
La R.P. couperait l’élu des électeurs ; ce qui n’est vrai que si les circonscriptions où elle s’exerce sont trop vastes. Elle assurerait la main mise des partis sur les candidats ; ce n’est pas son originalité : le contrôle des postulants va aujourd’hui très loin, par le besoin d’investiture à l’échelon national, alors que celui-ci n’apparaîtrait pas autant dans une proportionnelle s’exerçant à un raisonnable échelon territorial où peuvent mieux apparaître des personnalités non subordonnées à un appareil2. D’ailleurs, pour répondre à ces deux premières critiques, on peut employer des systèmes de R.P. assortie d’un vote préférentiel pour renforcer le rôle des hommes vis-à-vis des partis.
Parallèlement au système allemand, le schéma est alors que l’électeur vote à la fois pour une liste de parti et, de surcroît, spécialement pour un candidat qu’il choisit en tant que tel, de ce parti3. La R. P. favoriserait un régime de partis, mais telle qu’elle fonctionne avec le scrutin majoritaire d’arrondissement, fût-il à deux tours, la Ve République n’a-t-elle pas contribué à construire un régime de partis forts, tandis que des régimes précédents, assortis ou non de R.P., n’avaient-ils plutôt engendré, par rapport à ce qui s’étale aujourd’hui, que des régimes de partis relativement faibles ? Ce scrutin favoriserait aussi des combinaisons contraires aux vœux des électeurs ; est-ce, d’abord, plus déformant que d’obliger ceux-ci à choisir de façon binaire au second tour ? Serait-ce ensuite que le régime français en vigueur garantit mieux l’observation des préférences des électeurs dans le choix d’une majorité et de son chef devenant aussi chef d’État ? Quels que soient les modes de scrutin législatif, la seule manière d’assurer une chance de respect des choix de l’électorat relève d’autres techniques permettant de faire fonctionner, parallèlement à la “démocratie médiatisée”, des mécanismes obligatoires de “démocratie directe” : référendums qui seraient incontournables dans certaines matières, éventuellement facultés d’initiatives législatives ou de “recall” des hommes et des textes.
S’il y a tant de virulences contre ces défauts de la R.P. – défauts que peuvent tout autant comporter d’autres modes de scrutins ayant par contre l’atout de dégager des majorités4 – c’est surtout parce qu’elle est réputée incapable de garantir ce besoin et donc de pouvoir assurer de suffisantes, et stables capacités de gouvernement. En effet, le régime français reste “parlementaire”5 : malgré les pouvoirs conférés au président de la République, ceux-ci ne permettraient toutefois pas à ce Président de longtemps diriger le pays alors qu’à l’Assemblée une majorité se prononcerait contre son Premier ministre et contre ses lois. C’est donc au nom du besoin d’écarter des oppositions parlementaires pouvant se constituer de manière composite, que les partis de gouvernement de la Ve République ont montré un attachement non démenti en faveur du scrutin majoritaire d’arrondissement à deux tours pour l’élection des députés.
La dictature du scrutin majoritaire
La vraie clef de la Ve République est bien en effet ce scrutin majoritaire. G. Pompidou disait en privé que ce mode de scrutin hors Constitution était plus important que celle-ci pour expliquer le fonctionnement du régime. Alors même que la R.P. faisait partie de ses cent dix propositions fondamentales, François Mitterrand aurait fait savoir entre les deux tours de la présidentielle de 1981 à Jacques Chirac, par les soins de François de Grossouvre6, qu’il n’instituerait pas celle-ci. N’avait-elle été inscrite que pour satisfaire les communistes et le recours que le Président y fit en 1986 n’était-il qu’une tentative tactique face au naufrage ? Quant à la majorité de droite de retour, elle s’est alors immédiatement pressée de rétablir le scrutin majoritaire tant il est vrai que ce fut son arme décisive dans la compétition électorale française par l’adhésion forcée de bien des centristes (et longtemps par celle d’une partie de l’électorat frontiste) au candidat de la droite classique. La préférence de celle-ci pour le scrutin majoritaire paraît reposer sur l’intuition que dans un pays tel que la France – dont une part décisive des catégories sociales modestes et éprouvées ont de longue date des réflexes plus égocentristes, conservateurs ou plus populistes que “progressistes” – la division cardinale joue plutôt en faveur de la droite et que, de toute façon, la bascule ne peut jamais être longtemps en faveur d’une gauche de changement. Aussi “cliver” partout a été le maître mot des politiques institutionnelles de la droite, même au niveau territorial, où le mouvement en ce sens marqué par les réformes municipales de 19657 s’est épanoui jusque dans le mode de désignation par le scrutin majoritaire uninominal qui avait été finalement retenu pour l’élection des défunts conseillers territoriaux. Partout également, le scrutin majoritaire a permis de conduire une entreprise permanente de recherche de récupération des votes FN “droitisant” de plus en plus les langages et les lignes de conduite des méconnaissables héritiers du gaullisme.
Quant à la gauche ralliée par F. Mitterrand à la Ve République de l’alternance, alors même qu’elle peut bien sentir que le scrutin majoritaire lui est plutôt mécaniquement défavorable (d’où l’aubaine, que la droite ait été divisée par le FN, mais la consternation dès lors que ce parti parvient à draguer autant l’électorat de gauche), elle a bénéficié (grâce aux dissolutions de l’Assemblée prononcées après chacune de ses élections par F. Mitterrand), de l’irremplaçable commodité du “grand chelem” que constitue la superposition des pouvoirs. En prime, comme l’UMP, le PS a souvent trouvé dans le scrutin majoritaire – sauf lorsque M. Aubry, fin 2011, secrétaire du PS, à la recherche d’un grand accord-cadre, garantit aux Verts une fourchette de sièges parlementaires – le moyen de faire plier ses alliés à ses convenances.
Au-delà de l’argument de principe selon lequel le scrutin majoritaire est le moyen de dégager une majorité, ce scrutin majoritaire est la pierre angulaire de ce qu’a été le duopole droite/gauche de la Ve République.
Ensemble, les deux coalitions ont longtemps nié qu’il puisse exister quoi que ce soit en dehors d’elles : lors des législatives de 1981, j’ai fait l’expérience qu’il était impossible d’être décompté candidat au “centre”, la grille du ministère de l’Intérieur ne connaissait pas cette case.
Un système tenant au simple fait des dates et modes de scrutin
Dès après les élections de 1967, le système – en phase de rodage dont les évènements de 1968 le firent sortir par le triomphe de G. Pompidou – avait été un moment sur le fil du rasoir, puis il le fut une nouvelle fois sous le gouvernement Rocard, après les élections serrées de 1988 ayant conduit les socialistes à faire une alliance avec le centre et qui se défit dès le gouvernement Cresson laquelle n’est plus soutenue que par une coalition minoritaire au Parlement. Mais surtout le décalage entre la durée des mandats présidentiel et législatif ouvrit les différents types de cohabitations que l’on connut. Obsédés par la gestion de cette dyarchie – la démocratie disputée entre l’Élysée et Matignon – faisant de temps à autre bien apparaître que les Français n’avaient pleine confiance en aucun des deux camps – les compétiteurs majeurs (la dissolution faite par J. Chirac, et amenant après A. Juppé, L. Jospin à Matignon) ont suivi la suggestion de G. Vedel8. Raisonnant en termes de commodité de fonctionnement et non en recherche d’équilibre des pouvoirs, le doyen indiqua que :
la simple institution du quinquennat… assortie d’une synchronisation de l’élection du président et de celle des députés… donnerait 90 % de chances d’harmonie entre l’Élysée et le Palais-Bourbon et donc avec Matignon, et retrouverait les structures de pouvoir obtenues ailleurs par les mécanismes du régime parlementaire… Il est donc possible à peu de frais politique, sans se lancer dans l’entreprise hasardeuse du régime présidentiel, de garder les acquis du présidentialisme majoritaire tout en en corrigeant les défauts.
Ainsi, de la même manière auxiliaire que le scrutin majoritaire non présent dans la Constitution fut l’outil annexe mais décisif de notre régime politique – d’une même manière, latérale, l’astuce de la modification d’une disposition de la Constitution ressentie comme “secondaire” par les Français (ainsi qu’en attestent les 69,81 % d’abstentionnistes lors du référendum du 24 septembre 2000) a été le levier de perfectionnement de la concentration des pouvoirs. Une concentration automatique contraire à l’architecture de la Ve République qui avait été (conformément à ce que recherchait de Gaulle) fondée, en contrepoids de la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée, sur le principe que le Président et les autres gouvernants (de nature différente) devaient rester jusqu’à un certain point des pouvoirs séparés. Le tour de passe-passe qui a eu lieu en 2000 doit faire retenir comme essentiel que des régimes de logiques apparentes opposées peuvent être vécus et gérés – du simple fait des dates et modes de scrutin – en ayant le même résultat : celui de constituer un bloc compact de pouvoir. Des régimes chacun spécifiquement qualifiés, souvent comme à l’opposé, par la doctrine universitaire et ressentis ainsi en images par l’opinion, aboutissent alors à des modes de choix des gouvernants quasiment identiques. C’est un régime de duperie que celui où des dispositions de second ordre jouent le rôle capital.
Scrutin majoritaire pour les élections législatives coïncidant avec quinquennat présidentiel ont ouvert la faculté d’une “démocratie absolue” majoritaire présidentialiste9. Compte tenu des moyens dont dispose, notamment par la menace de dissolution, l’exécutif pour faire filer presque droit sa majorité, on ne saurait sortir de cette situation que par une crise de régime dont personne ne veut : comme en témoignent a contrario, (en ne pouvant s’être traduites par une défiance), les frondes avortées envers le chef actuel de l’État et son Premier ministre.
Conséquences et contestations de l’alternance
Les prix d’achat de la stabilité dans l’alternance ont été conséquents. Le terreau est que depuis une longue période le pays a été marqué, du fait de la superposition des scrutins majoritaires (au niveau du choix du président, du choix des députés et, largement, par suite des primes en ce sens, du choix des élus locaux) par la concurrence de deux grandes coalitions de gouvernement. Ni l’une, ni l’autre n’ayant pu apporter réponses à des attentes populaires, les scores frontistes semblent avoir conduit à un échiquier électoral devenu tripolaire, ce qui complique les positionnements possibles de la droite.
Et d’autant que celle-ci est toujours soumise à la critique centriste ayant fustigé les théâtralités de la bipolarisation : le système majoritaire sans tempérament proportionnel qui nous gouverne – depuis les affrontements dans chaque circonscription jusqu’à la politisation extrême de tous les débats au sommet des pouvoirs – est, selon ce point de vue, contraire aux besoins de politiques réalistes qui devraient être possibles par des consensus que favoriserait un mode de scrutin moins clivant que celui en vigueur. Dans un sens bien différent, en pointant ce qui serait la stérilité d’une alternance politique sans alternative économique et sociale, les critiques appartenant à la gauche non gouvernementale estiment – dès lors que l’option de l’establishment français est clairement affichée en faveur d’un cadre économique ordo-libéral européen – qu’il y a consensus pour se résigner à TINA10, et qu’en conséquence les forces de contestation ont besoin de la représentation proportionnelle pour mieux exister.
Toujours est-il qu’en l’absence de l’institution d’une représentation proportionnelle provenant de l’une ou l’autre de ces aspirations, nombre de Français n’ont souvent pas trouvé à soutenir, notamment au second tour, une candidature utile de leur convenance, si bien que l’impossibilité de faire un choix qui les satisfasse les a plongés dans une indétermination politique se traduisant soit par des votes se sachant sans conséquence pratique, mais de rejet du système (et qui ont notamment augmenté d’autant les votes frontistes de conviction), soit par des doses significatives d’abstentions, postures accompagnées d’un détachement sceptique à l’égard des pouvoirs, quand ce n’est pas, en plus, par une agressivité à leur égard.
Organiser des compétitions ou favoriser des coopérations
Nos concitoyens – vivant le mélange intensif de subir les grands problèmes communs (en matière d’emploi, de sécurité, de scolarisation des enfants, de santé et de souci des anciens, de pouvoir d’achat, d’interrogations sur les immigrations, etc.) en même temps que les soucis personnels de chacun et pouvant trouver néanmoins cette part d’évasion qu’apportent si opportunément les divertissements et les addictions qu’on leur offre – reçoivent beaucoup d’actualités politiques, mais bien peu d’explications (d’ailleurs difficiles à donner) sur les mécanismes pervers par lesquels le pouvoir s’acquiert et s’exerce. De la sorte, sauf s’ils se donnent beaucoup à de la démocratie locale, leur horizon public est plutôt bouché par l’omniprésence du fait présidentiel. Mais, sans être spécialistes des techniques électorales, ils peuvent être bien conscients qu’il y a celles qui divisent et celles qui peuvent engendrer de la tolérance, du raisonnable, du compromis. Si l’attachement (sans doute partagé entre la classe politique dominante et l’électorat français) pour l’élection au suffrage universel du Président de la République porte inévitablement à un scrutin qui divise, la conviction que le but des institutions est d’organiser des compétitions et non de favoriser des coopérations (ce que fit apparaître en clair le comité Balladur, ayant dès lors rejeté régime présidentiel et proportionnelle) me semble bien le propre de cette classe politique et médiatique de la Ve République. Mais, à mes yeux, cette idée d’inévitable compétition entre blocs n’est sans doute pas – du fait même des divisions infiniment plus complexes et multiples selon lesquelles se répartissent les Français – une idée qui serait profondément partagée dans ce pays.
À l’inverse, il existe sans doute dans bien des milieux de bon sens et, plus encore, dans ceux préoccupés de la chose civique, l’idée de l’intérêt de la représentation proportionnelle : parce que celle-ci correspond à la fois à un souhait très fort de possibilités d’expression des différences, mais aussi à un esprit dans lequel il est possible de trouver des transactions, tandis que le scrutin majoritaire très déformant conduit à l’inverse à d’inqualifiables distorsions11 en cultivant et cristallisant les oppositions d’analyses et de programmes qui sont la matière première indispensable à ses duels. Ainsi que l’a remarquablement rappelé le rapport d’information du 22 mai 2010 présenté au Sénat sur les modes de scrutin envisageables pour l’élection alors des conseillers territoriaux12, il y a deux philosophies qui ne reposent pas sur la même vision de la vie politique.
Les scrutins majoritaires correspondent à des systèmes d’affrontement et les scrutins proportionnels à des systèmes de coopération… Pour les proportionnalistes, l’idéal réside au fond dans le Gouvernement de coalition à la proportionnelle, de sorte que le pouvoir lui-même soit partagé et pas seulement les sièges à l’Assemblée.
Les inspirations différentes des demandes de répartition proportionnelle
Au fond, alors qu’elle est soutenue avec véhémence par des formations très marquées aux extrêmes de la droite et de la gauche – qui veulent pouvoir contester, selon leurs poids, avec intransigeance, dans les institutions les lignes du pouvoir – l’idée de R.P. porte néanmoins toujours avec elle comme un parfum de “troisième force” (une ligne qui est à l’inverse de l’idéologie respective de chacun des “extrêmes” qui souhaitent pourtant cette “proportionnelle”) ; elle comporte donc quelque chose comme des perspectives de ne pas exclure des facultés de coopération. Voilà ce qui peut être aussi regardé comme autant de menaces de relâchement dans la vigueur avec laquelle doivent se combattre des partis de gouvernement campant sur des positions par principe définitivement opposées.
Compte tenu de toutes ces ambigüités, voire contradictions, de l’idée de R.P. au carrefour des configurations (et des imaginaires) politiques, on peut en retenir qu’elle tend à remplir plusieurs fonctions pour partie antagonistes, mais pouvant être pour partie combinées : d’une part éviter que se trouvent laminés des courants échappant à la bipolarisation et/ou à l’influence des grands partis ; de ce fait, faire place aux extrêmes au moins dans les pouvoirs délibératifs autant qu’ils existent dans la société ; d’autre part en permettant des prises en compte et des distinctions, favoriser la reconnaissance d’identités politiques, géographiques, culturelles et même confessionnelles ou ethniques13 au sein d’une unité nationale ; mais aussi, et parfois, par la considération assurée à chaque différence, concourir à une culture de convergences pouvant permettre à des formations en concurrence d’aller à des alliances de gestion.
Mais il faut reconnaître que cet esprit de coopération est plus facile à exercer dans de l’administration territoriale que dans la conduite, à l’échelon national, de projets politiques et de société. Certes la répartition proportionnelle n’est, d’ores et déjà, pas absente de nos institutions : en ayant pris une place plus importante depuis 2013 pour l’élection des sénateurs14, mais ceux-ci composent un organe qui ne dispose pas de la capacité de censure et qui n’a pas le pouvoir législatif de dernier mot. Par ailleurs, dans la désignation des autorités territoriales, d’une part le rôle de la proportionnelle reste assez cantonné, d’autre part ces autorités sont plus des organes de gestion que des pouvoirs politiques. Si, enfin, c’est à la répartition proportionnelle que sont désignés dans huit circonscriptions électorales les élus de la France au Parlement européen, les fonctions qu’exerce celui-ci n’aboutissent pas à donner un rôle stratégique à cette représentation. Bien au-delà, comme antidote au “poison présidentiel”15, pourrait-on imaginer que le paysage politique français puisse être soit rééquilibré, soit transformé par une plus grande place d’un corps délibératif et que celui-ci exprime un éventail de positions que traduirait une honnête répartition proportionnelle.
Alors que le mode proportionnel ne joue ainsi, présentement, aucun rôle décisif, il y a plusieurs façons théoriques selon lesquelles il pourrait intervenir et selon plusieurs dimensions.
Un changement de mode de scrutin, facteurs de risques ou moyen de confort ?
À l’extrême opposé de notre modèle actuel, il y a, en apparence, un régime complètement parlementaire, mais si son mode de scrutin conduisait à l’élection simultanée du délibératif et du patron du parti (ou de la coalition) vainqueur comme chef de l’exécutif, le résultat ne ferait pas grande différence avec des élections législatives succédant immédiatement à une présidentielle. Qu’on élise directement (régime français) ou indirectement (régimes parlementaires allemand et britannique), l’exécutif suprême national, le résultat est essentiellement commandé par le mode de scrutin, ce que tempère en Allemagne la base proportionnelle de celui-ci combinée avec une dose d’indifférenciation entre droite et gauche permettant de “grandes coalitions”. Par contre, la France est un pays dans lequel, si la différenciation entre gauche pragmatique et droite ordo-libérale s’est plutôt effacée en matière de politique économique et sociale, leurs oppositions restent culturellement très marquées, tandis que notre nation est profondément caractérisée par une grande dispersion des sensibilités et des convictions. En conséquence, toute évolution vers un parlementarisme assorti d’une dose décisive de scrutin proportionnel reflétant ces oppositions et diversités engendrerait immédiatement la question de savoir comment faire face aux absences de majorités ou au rejet d’un gouvernement. L’idée dominante de réponse a toujours été qu’il faudrait rationaliser le système soit par des montages du type “contrat de législature” (mais qu’advient-il s’il est rompu ?), soit par l’obligation (selon l’exemple allemand de la “motion de censure constructive” également prévue en Espagne et en Belgique) de savoir et prévoir, avant de renvoyer un gouvernement, comment et par qui il serait remplacé, de sorte que le régime ne soit pas à la merci de coalitions négatives ne parvenant pas à constituer des majorités de rechange.
C’est ce que transcrit une très récente double proposition de loi constitutionnelle des écologistes. Mais peut-on réellement croire qu’un tel garde-fou de papier prémunirait contre le risque d’une assemblée ingouvernable ou paralysée, alors que faire face aux bouleversements qu’apporterait la force de transformation d’une proportionnelle intégrale relève d’autres moyens que d’un aménagement de la procédure de défiance.
Cette proposition écologiste paraît au demeurant ambigüe, à la frontière entre une grande hypothèse de changement de régime et une manière dont conforter ce qui existe par une proportionnelle apprivoisée.
Cette dernière, possible par voie législative, s’inscrirait elle-même à la charnière de l’entreprise cosmétique d’une certaine “dose” de proportionnelle annoncée depuis longtemps et des conséquences à tirer de la situation politique : d’une part, de la problématique des relations entre le Président et les Verts, comme de celui-ci avec d’autres éléments aux frontières de sa majorité, et, d’autre part, de l’apparition évidente de rapprochements programmatiques entre la ligne du Président et de son Premier ministre et de celle du centre droit. À ces titres, il peut vraisemblablement, et très discrètement, y avoir deux idées au chaud.
La première, très ambitieuse, serait d’essayer d’ouvrir une “maison commune” dans laquelle se retrouveraient sur une ligne néolibérale européenne incorporant quelques difficiles ambitions sociales, des forces – en fait surtout des personnalités – politiques adverses d’aujourd’hui mais qui partagent une même conception de la République et une même inquiétude au regard des risques (d’insuffisance compétitive, de sortie de l’Euro, de communautarisme, etc.) qui pèseraient sur elle, avec une volonté toute neuve de trouver des coopérations là où n’existaient que des champs d’affrontements. On voit combien une telle hypothèse est elle-même totalement contingente en fonction de l’équation de la présidentielle.
Une moins ambitieuse, tout autant liée à cette équation présidentielle, serait tout simplement de trouver dans une dose adéquate de proportionnelle le moyen de faire place à des compagnons de route comme les Radicaux de gauche, les Verts ou toute autre force d’appoint.
La proportionnelle n’est compatible qu’avec un régime présidentiel
Ce sont là des ambitions tactiques. Il y en a d’autres, comme celles d’un certain nombre de demandeurs d’une VIe République, qui peuvent soit réunir des interpellations de société et des propositions fortes relatives aux institutions16 ; soit en rester plutôt à des principes17, soit présenter des préconisations très articulées18. Malgré le “wishful thinking” de beaucoup, ces questions ne seront sans doute pas au cœur du débat de 2017, tant il est vrai d’une part que celui-ci va être accaparé par d’autres passions, d’autre part parce que ceux qui pensent que “Changer la Constitution ne résoudrait pas les problèmes rencontrés par notre pays”19sont les plus écoutés par l’establishment.
Au regard de notre interrogation sur la proportionnelle, la question n’est d’ailleurs pas de mettre ici en balance avantages, inconvénients et chances de chaque modèle, mais de savoir lequel de celui-ci peut être compatible avec une véritable proportionnelle.
À l’évidence, il n’y en a qu’un : celui qui couplerait cette réforme du mode de scrutin à une garantie effective de stabilité de l’exécutif. En effet la redistribution totale des rapports de forces qui résulterait du changement de votations devrait pouvoir être placée dans le cadre d’une gouvernance assurée contre des péripéties de circonstances. Et cette stabilité de l’exécutif ne s’obtient qu’avec le régime présidentiel, régime dans lequel le pouvoir exécutif unifié (il n’y a plus de Premier ministre) n’est plus responsable devant l’Assemblée qui ne peut être dissoute20. Une vraie proportionnelle ne peut exister qu’avec le régime présidentiel, même si la réciproque n’est pas vrai, puisque le régime présidentiel peut exister avec d’autres modes de scrutin pour l’élection de l’organe délibératif : ainsi ceux qui proposent un régime présidentiel21, alors même qu’ils ne proposent pas une proportionnelle complète sont plus proches de pouvoir la favoriser que ceux qui proposent une proportionnelle complète en imaginant de conserver ou de construire tel ou tel régime parlementaire.
Dans un régime présidentiel de pouvoirs séparés, chacun de ceux-ci exprime un reflet de la Nation complémentaire de celui que transcrit l’autre, l’organe délibératif devant en exprimer le pluralisme, l’organe présidentiel, le besoin de force unitaire. L’intérêt du système est d’abord que, par construction, il équilibre les pouvoirs, qu’il exclut la dictature de l’un ou de l’autre et que chaque organe est obligé de tenir compte des points de vue de l’autre. Au sein du délibératif, des courants différents doivent collaborer entre eux pour réaliser des majorités d’idées, le Président devant, pour sa part, obtenir le vote des budgets et des lois dont il a besoin pour sa politique. L’objet que l’on peut assigner à la combinaison RP + RP c’est précisément de dépasser le bipartisme, de permettre – aux confluences de différents héritages – la constitution, dans un esprit de “rassemblement”, d’une force centrale, d’ “une troisième force” sachant que “gouverner c’est doser autant que choisir”.
Néanmoins (et plus encore dans un État unitaire comme le nôtre qu’aux États-Unis où nombre de questions qui pourraient faire conflit entre exécutif et délibératif sont résolues au niveau de chaque État fédéré), on peut, dans un tel régime, avoir des conflits – et des blocages – entre un Président qui aurait des positions très arrêtées et un délibératif dont ne se dégagerait aucune majorité et/ou qui ne voudrait pas accorder au Président les moyens normatifs et budgétaires de sa politique. Dans un tel cas de conflit, le blocage devrait pouvoir être surmonté par le recours au référendum – à l’initiative de l’un ou l’autre pouvoir (pour maintenir l’équilibre entre eux, sans préjudice de l’existence parallèle d’un référendum d’initiative populaire). L’objet d’une telle consultation référendaire est alors de faire trancher le corps électoral entre deux types de propositions, non de conduire au départ ou au renvoi du pouvoir dont la préconisation n’est pas suivie, la seule suite obligatoire étant que c’est la proposition votée par le peuple qui doit être appliquée. Ce n’est donc pas un référendum de destin à la manière gaullienne, mais un référendum d’arbitrage tel qu’il en existe dans différentes constitutions. Sans ces possibilités de recours au référendum, un régime français de séparation des pouvoirs pourrait être ingérable.
Le souhait de répartition proportionnelle peut ainsi être le levier qui porte à une transfiguration totale des institutions françaises vers un régime que l’on peut baptiser RP3 = Régime Présidentiel + Représentation Proportionnelle + Référendum Provoqué en cas de besoin d’arbitrage. Toutes choses restant à peu près égales, une telle évolution n’a aucune chance de se produire tant elle est contraire aux intérêts politiques en place. Elle ne pourrait procéder que d’une crise de régime.
Gérard Bélorgey, préfet honoraire, auteur de sciences politiques et ancien maître de conférences à l’IEP de Paris
—————
- Sur les différents modes de scrutin et leurs variantes et combinaisons cf. www.aceproject.org : c’est le portail du « réseau du savoir électoral », la présentation pratique développée et l’analyse critique de tous les modes de votations possibles et existant dans le monde, avec une actualisation permanente de toutes ces données. Le site Internet ACE a été établi dès 1998, puis perfectionné par une coopération entre I’ IDEA (Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale) , l’IFE (Institut fédéral électoral du Mexique), l’EISA (Institut for Sustainable Democraty in Africa), « Élections Canada », et le DAES (Département des affaires économiques et sociales du programme des Nations Unies pour le Développement). ↩
- Obtenir cette subordination est d’ailleurs l’un des objectifs de l’interdiction de cumul des mandats : la moralisation de la vie publique va opportunément de pair avec la discipline des concurrents. ↩
- Dans une première étape, les votes de listes sont comptabilisés et les sièges sont distribués à la proportionnelle. Cependant, les sièges dans chaque liste ne sont pas attribués dans l’ordre d’apparition sur la liste. À l’intérieur de chaque liste, on comptabilise les voix recueillies par chaque candidat et sont élus les candidats ayant obtenu le plus de suffrages. Ce système de vote est utilisé avec quelques variantes en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège, en Finlande, en République tchèque, et en Suisse. ↩
- Cf. les ouvrages fondamentaux que sont « Les Systèmes électoraux et les modes de scrutin » de Pierre Martin Montchrestien, 2006 et « The Politics of Electoral Systems », Michael Gallagher and Paul Mitchell, Oxford Press, 2005. ↩
- Conformément à la loi d’habilitation constitutionnelle du 3 juin 1958 ; à telle époque un « régime présidentiel » était, en souvenir de Mac Mahon et de Napoléon III, inconcevable pour des esprits républicains que de Gaulle, malgré sa préférence pour des pouvoirs vraiment séparés, dut rassurer. Il en résulta le double gène présidentiel et parlementaire de notre régime dyarchique, que mit spécialement en lumière la réforme de 1962 instaurant l’élection au suffrage universel du président. ↩
- Cf. Raphaëlle Bacqué, « le dernier mort de Mitterrand », Grasset, 2010. ↩
- Le scrutin proportionnel est totalement éliminé au profit du scrutin majoritaire à partir de 1965 avant d’être de nouveau utilisé, avec en plus le concept de « prime majoritaire », à partir de 1983. ↩
- In Le Monde du 31 octobre 1997. ↩
- Cf. Des risques de démocratie absolue ? (janvier-février-mars 2005, N° 1034) – Petit répertoire des idées reçues et des serpents de mer de la Ve République (décembre 2007, N° 1045) – Une Traversée désenchantée de la Ve République, (juillet/septembre 2008, N°1048) – et comme synthèse, « Les institutions de la Ve République, handicap ou atout pour la France ? » (Janvier/mars/avril 2013, N° 1066). ↩
- La formule thatchérienne « there is no alternative » exclut en effet aussi bien le socialisme « par construction » que le socialisme par « redistribution ». Le premier (comportant régulation du libre échange, orientation du crédit, faculté de financement public monétaire, propriété publique de certains moyens de production) est interdit par les Traités, les pratiques et l’esprit de l’Union européenne. Le second suppose qu’une « économie de marché » doit pouvoir développer la prospérité et en permettre une équitable répartition ; mais cette ambition va se heurter au fait que la redistribuions, au regard de la compétition internationale par les prix, altère la nécessaire compétitivité des coûts au point où elle ne peut plus être que marginale. De plus une société de redistribution est à l’évidence contestée par l’idéologie commerciale montante pour laquelle ce qui reste de l’Etat providence de la France constitue le modèle à détruire. ↩
- Comme le fait apparaître l’indice de disproportionnalité dit indice de Gallagher (cf. « The Politics of Electoral Systems », ouvrage cité) qui permet de comparer les niveaux des distorsions causées par un mode de scrutin. C’est un outil utilisé en particulier par les canadiens francophones : « il permet de constater que le scrutin majoritaire uninominal à un tour en vigueur au Québec depuis 1791 se classe à au 6e rang sur 7 sous l’aspect de la proportionnalité parmi les principales familles de modes de scrutin. Par contre, le scrutin proportionnel régional avec correction au niveau national que ceux-ci proposent se classe au 1er rang. Au septième et dernier rang se classe le scrutin majoritaire à deux tours. L’exemple le plus connu est la France qui a enregistré un indice de 31 lors de l’élection de 1997. Le scrutin majoritaire à deux tours assure une bonne représentativité aux élus qui doivent obtenir la majorité absolue dans leur circonscription, mais il est nul au niveau de la proportionnalité. » ↩
- N° 509 au nom de la délégation aux collectivités locales et à la décentralisation, par MM. Maurey et Collombat. Citations extraites de l’ouvrage de Pierre Martin « Les systèmes électoraux et les modes de scrutin ». ↩
- Dès lors que le pas est franchi de les reconnaître, la suite peut relever de traditions de société, (comme le MRP traduisait un peu une continuité chrétienne, encore plus clairement affichée en Italie), ou tenir à de bons montages institutionnels : des pays multiethniques (plusieurs états du Pacifique ou l’Ile Maurice) ont une grande expérience de ces essais; l’originalité de la construction de la Nouvelle Calédonie (dont les rapports entre partis et Provinces recouvrent largement des différences identitaires) n’en est pas loin. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans un numéro (25, de janvier 2015) de la « Revue Juridique, politique et économique de Nouvelle Calédonie » que l’on trouve un article de doctrine de Catherine David dédié à ces questions et portant sur « les théories consociative et incitative » (faisant comparaison des travaux de A. Lijphart sur l’option multiculturaliste et de D. Horowitz sur l’option intégrationniste) et y développant les rôles (souvent subtils) que peuvent tenir des modes de scrutin dans l’ingénierie institutionnelle des sociétés divisées. ↩
- En 2014, sur 178 sièges à pourvoir, 119 ont procédé de la représentation proportionnelle et 59 du scrutin majoritaire. ↩
- Cf. G. Courtois, in Le Monde du 25 novembre 2014, selon lequel l’élection présidentielle « empoisonne, hystérise, pis…dévitalise la vie politique française »; encore qu’aujourd’hui, (cf. Le Monde Livres du 27 août) il semble espérer, avec P. Ronsenvallon (venant de publier « Le Bon Gouvernement », le Seuil) qu’une « démocratie de confiance » pourrait, à bien des conditions, procéder de ce présidentialisme qui » s’est imposé comme la forme du bon régime » ? ↩
- Ce qu’inspire Jean-Luc Mélenchon : cf. https://www.m6r.fr/ ↩
- Cf. l’appel à une République nouvelle, par Cynthia Fleury, philosophe, Jean-Pierre Mignard, avocat, Benjamin Stora, historien. ↩
- Cf. https://www.slate.fr/story/93835/sixieme-republique et l’ouvrage de Ghislaine Ottenheimer » Poison présidentiel », Albin Michel 2015. ↩
- Comme Marceau Long et Daniel Soulez Larivière, anciens membres de la commission Vedel sur la réforme de la Constitution, reconnaissant pourtant que » la disparition du septennat a eu des effets délétères sur le fonctionnement et le jeu des pouvoirs publics » (in Le Monde du 23 novembre 2014). ↩
- Voir l’Editorial de J. Julliard (in Marianne du 5 décembre 2014) constituant une critique acerbe du livre de Thomas Legrand « Arrêtons d’élire les Présidents » (stock 2014). Un peu plus tôt, dans Le Monde du 5 octobre 2014, J. Julliard écrivait sous le titre » Vive le régime présidentiel ! » : Ce n’est pas d’une VIe République dont la France a besoin ni d’un nouveau parlementarisme. Mais d’une présidence renforcée qui supprimerait la fonction de premier ministre… » Et il en arrivait à dire en clair : « un autre avantage d’un présidentialisme authentique serait la possibilité d’introduire la représentation proportionnelle pour l’élection des députés. Aujourd’hui, ce serait une bombe. Mais dès lors que le Parlement perdrait le droit de renverser l’exécutif, rien ne s’opposerait à ce que la diversité parlementaire reflète la diversité du génie politique national. » ↩
- Tel que le fait Claude Bartolone (in « Je ne me tairai plus », Flammarion 2014). ↩