Boualem Sansal est arbitrairement détenu depuis dix jours par les autorités algériennes. En 2022, il répondait à nos questions.
Revue Politique et Parlementaire – Comment définiriez-vous l’imaginaire politique algérien depuis 1962 ? Existe-t-il un ou des imaginaires ? Comment a-t-il évolué dans sa ligne dominante, celle de l’État depuis 1962 ?
Boualem Sansal – Le mot qui me vient à l’esprit est décolonial mais j’ai aussitôt envie d’ajouter tâtonnant. Oui, décolonial tâtonnant me semble être une bonne description de la chose. Le pouvoir révolutionnaire a instruit l’affaire en 1962 et gravé dans le marbre un roman national tout en slogans superlatifs qui a formaté l’imaginaire populaire pour les deux siècles à venir. Dans la foulée il a montré, dès le 5 juillet, jour de l’indépendance et de grand massacre à Oran et de chasse au harki, qu’il faisait le choix de rester dans la guerre d’indépendance et de la prolonger par une guerre mémorielle et si possible une guerre de conquête. « Avec le ventre de nos femmes nous vaincrons l’Occident », Boumediene l’a annoncé en avril 1974 à la tribune de l’ONU. Pour être complet, j’ajouterais le mot rédempteur, car l’affaire a un côté religieux. Peut-être même n’est-elle que cela, une sainte affaire, venant de loin, un rite d’auto-purification. Si une terre d’islam a été conquise par des mécréants, c’est bien que les croyants ont trahi Allah et son prophète qui commandent de sacrifier sa vie à la défense de l’islam, ses symboles, ses terres, sa oumma.
C’est une douleur, on en parle tous les jours. Il faut expier et faire payer le colonisateur jusqu’à la fin des temps.
Mais l’affaire ne décante pas, le système est encore dans l’enfance, dans la velléité et la bravade, il peut partir dans n’importe quelle direction si on le presse dans son évolution.
Cet imaginaire s’est forgé dans la longue guerre contre le colonisateur français, grand remplaceur devant l’Éternel avec sa politique de peuplement et de quotas d’émancipation au compte-goutte, et dans la confrontation de plus en plus violente entre les courants politiques et religieux qui s’affrontaient au sein de la population algérienne, à savoir :
1) Les associations islamiques et les vieilles confréries qui encore de nos jours quadrillent étroitement le territoire et les esprits. L’une des plus influentes fut l’association des ulémas, née en 1933, elle avait pignon sur rue, possédait un réseau de médersas, organisait des séminaires, éditait revues et brochures, échangeait avec les organisations sœurs dans le monde arabe. Elle était réformiste mais entre frères, elle ne faisait aucune place dans son schéma aux autres communautés, Berbères, Juifs, Pieds-noirs, comme en témoigne sa devise : « L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue et l’Algérie est mon pays ».
2) Les partis politiques, dont le Parti communiste algérien (PCA, né en 1936 à partir des fédérations algériennes du PCF), l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj (ENA, 1926), l’Union du manifeste algérien de Ferhat Abbas (UDMA, 1946), le Front de libération nationale (FLN), né dans la clandestinité en 1954 et qui aussitôt a lancé une OPA sur le peuple et un ultimatum. Pris dans ce qui deviendra une paranoïa totalitaire, dont il ne guérira jamais, il a tout enrôlé, les ulémas, les djihadistes, les démocrates, les communistes, les populistes, et tous tiraient à hue et à dia et dans le dos en fonction des circonstances et des rapports de force. Tout ça pour dire que l’affaire était compliquée. Je n’ai pas trouvé mieux que décolonialiste tâtonnant rédempteur pour la décrire. J’aurais pu emprunter au Dr Saïd Sadi, médecin psychiatre, fondateur du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), et dire que cet imaginaire est un concentré compulsif de « national-arabo-islamisme », NAI en abrégé, mais il faut un peu expliquer pour éviter les malentendus. Parmi ceux qui rejoignirent les indépendantistes, dont on ne parle jamais à haute voix, il y avait les dits nazis, ces Algériens qui s’étaient engagés dans la Légion arabe de la Wehrmacht à l’appel du grand mufti de Jérusalem, Amine el Husseini, éminence des Frères musulmans et qui après la défaite de l’Allemagne sont rentrés au pays et ont rejoint qui les messalistes, qui le FLN. Leur idole était un certain capitaine Mohammedi Saïd, engagé dans les Waffen-SS, Croix de Fer de 1ère classe, que l’Abwehr avait envoyé en Algérie en 1944 en mission de sabotage et de recrutement, où il est arrêté et condamné à mort. Libéré conditionnel en 1952, il rejoint le FLN en 1954 où son expérience des armes, sa légende nazie et son islamisme virulent le propulsent au sommet, en qualité de premier adjoint de Krim Belkacem, futur négociateur des Accords d’Évian. Promu colonel, chef de la wilaya III (Kabylie), puis membre du CNRA, puis chef d’État-major de l’ALN, puis ministre d’État dans le GPRA. À l’indépendance, il est membre du BP du FLN, en charge de l’éducation, puis ministre des anciens moudjahidin. En 1989, il quitte le FLN et rejoint le FIS. On comprend mieux à quoi renvoie l’acronyme NAI qui se prononce NA-I pour éviter la collusion phonétique avec le vulgaire appendice nasal, nez.
RPP – Diriez-vous qu’entre le nationalisme algérien, tel qu’il s’exprime dans sa lutte contre la présence française, et l’islamisme, tel qu’il se développe à partir de la fin des années 1980, il existe des lignes de continuité ? Et si différences il y a, quelles sont-elles ?
Boualem Sansal – Différences, il y a c’est sûr, mais dans la forme, le fond est le même, national-arabo-islamiste compulsif, très chargé électriquement par le battage dans les réseaux sociaux. Le personnel politique d’hier est toujours aux commandes. Bouteflika vient de nous quitter mais son clan, le clan d’Oujda, est là, le président du Sénat a 92 ans et nulle intention de se débrancher.
Le système se reproduit à l’identique, à la moustache près, il est habité par les mêmes personnes, les mêmes familles, les mêmes clans.
C’est une donnée qu’il faut rappeler, le monde arabo-musulman n’aime pas le changement, il le combat, il s’est établi sur des vérités célestes, changer c’est trahir, pis, apostasier. Il est fondamentalement salafiste, en politique comme en religion, car l’islam est un, temporel et spirituel. Et là où il va, il emporte son bréviaire et son attirail de contraintes jusqu’au plus petit verrou. Que dire d’autre d’un pays qui se libère au prix fort d’une vaste colonisation, non pour être libre mais pour se donner la liberté de s’enfermer dans les oubliettes du passé, de s’entourer de déserts minés et de vivre dans la hantise de voir les Tartares se pointer à l’horizon. Dans les banlieues françaises, le NA-I connaît une évolution qui n’est pas sans rappeler des temps oubliés.
M. Tebounne, que l’armée nous a donné comme Guide suprême, aurait pu tenter un petit changement pour étonner le monde et se faire inviter dans les grandes capitales, eh bien non, il a choisi la voie du NA-I++. Du jour au lendemain, à son âge, 77 ans, fortement diminué par la Covid, il se fait le combattant suprême contre le colonisateur d’hier et jure qu’il ira plus loin que ses prédécesseurs. Déjà il terrorise ce pauvre Macron qui n’en peut plus de s’excuser cinq fois par jour.
À Alger comme à Paris, et Rabat qui est dans le collimateur, on regrette Bouteflika. Il était enragé comme les autres mais la guerre, il la faisait en diplomate et, hormis le journaliste Mohamed Benchicou, il n’a embastillé personne pour crime de lèse-majesté, leur mise à mort civile lui suffisait. Sur la fin, il a fait de la France son hôpital privé car c’est là qu’il voulait mourir. Il a toujours désespérément aimé la France, la France de l’imparfait du subjonctif, ce temps précieux dont il usait et abusait pour briller au soleil et avec lequel il charmait ses admiratrices et faisait honte aux plouks du FLN. Peut-être même espérait-il mourir aux Invalides, salué au canon, et, un jour, pourquoi pas, entrer au Panthéon. Boutef a toujours eu des ambitions pharaoniques. Un de ses mille comités de soutien, le comité « Le Nobel de la paix pour Bouteflika ! » a remué ciel et terre et dépensé des millions de dollars en lobbying international pour que lui soit décerné ce titre qui le mettrait en orbite autour du soleil. Il le répétait : « Je ne suis pas un trois-quarts de président, je suis l’Algérie tout entière, si on ne me laisse pas travailler, je rentre chez moi ». Chez lui, en France bien sûr, l’asile doré des grands SDF arabes et africains. Pensait-il déjà aux Invalides, à l’Académie, au Panthéon ? Pauvre Boutef, il est mort comme meurent les monarques déchus.
RPP – La France, nonobstant le rôle de repoussoir qu’elle semble jouer dans le discours des autorités, n’est-elle pas l’impensé ou le refoulé d’une partie de l’identité algérienne ?
Boualem Sansal – C’est au sein du pouvoir qu’on trouve les grands amoureux de la France. Ils passent leur carrière à faire les écureuils, ils amassent des noix en Algérie et les cachent en France. Ils ont presque tous la nationalité française, sinon eux-mêmes, du moins leurs familles et leurs prête-noms. Si ce n’est en France qu’ils investissent, c’est à côté, en Suisse, en Espagne, en Italie, mais c’est juste pour tromper les pisteurs. Le refoulé c’est là qu’on le trouve. On tient là un moyen fiable pour mesurer leur amour de la France, par la quantité de biens qu’ils y amassent. La haine féroce qu’ils lui vouent dans le discours, c’est juste pour tromper le peuple.
Mais le peuple, qui est-il, qui aime-t-il ?
Dilem, notre caricaturiste national, nous le dit dans un dessin bouleversant. On voit une queue infinie d’hommes, de femmes et d’enfants qui serpente le long des frontières nord, est, sud et ouest du pays. On se pose la question, c’est la distribution de quoi, le lait, le pain, l’huile ? La tête et la queue de cette colonne hallucinante se rejoignent à Alger, devant un mur borgne avec un guichet minuscule au-dessus duquel on lit : Consulat de France – Visas. Toute la question de l’identité algérienne est dans ce dessin. Dilem va au fond des choses, il ne parle pas d’individus qui fuient le ghetto pour une raison ou une autre, il parle du peuple souverain qui vient toquer au guichet de son ex-tourmenteur.
Pour les islamistes, l’identité est une proposition sacrilège, on naît musulman et on meurt musulman, point à la ligne. Un musulman ne se déplace et ne fait la queue que pour le djihad, rien d’autre. Les Algériens sont piégés dans leur introuvable identité. Au cours des siècles, ils ont chanté « Nos ancêtres, les Amazighs » ; « nos ancêtres, les Phéniciens » ; « nos ancêtres, les Romains » ; « nos ancêtres, les Arabes » ; « nos ancêtres, les Turcs » ; « nos ancêtres, les Gaulois ». Le dessin de Dilem ajoute une comptine au répertoire : « Nos ancêtres, les Français ». Dilem a-t-il mis le doigt sur une méga-schizophrénie historique ou nous raconte-t-il la blague du jour, comme il le fait chaque matin sur le journal mal nommé Liberté ?
RPP – Sur quels ingrédients reposent, selon vous, la force de l’imaginaire islamiste, sa capacité d’attraction et de pénétration, en Algérie et ailleurs ? Et n’y a-t-il pas une sous-estimation de la part des Occidentaux de cette force fantasmatique au profit d’une explication qui mettrait en avant les seuls déterminants sociaux et économiques ?
Boualem Sansal – Il faut partir de l’islam qui, avec son livre divin, est venu raconter une histoire extraordinaire à des peuples eux-mêmes extraordinaires, les bédouins, qui à longueur de millénaires, et sans autre raison que magique, naviguent entre deux mers infinies, le désert et le ciel. Son génie est d’avoir réalisé une synthèse héroïque de trois grandes magies, proprement quantiques, le judaïsme avec sa science de la loi et des nombres et son ésotérisme profond enfermé dans la Kabbale, le christianisme avec ses Mystères transcendants et la geste sublime de Jésus le miraculé faiseur de miracles, le paganisme arabique qui animait l’imaginaire assoiffé d’exaltation du bédouin. Tel un immense chalut, l’islam a dragué les grands fonds et ajouté à la potion tout ce qu’il a pris aux vieilles civilisations, perse, grecque, hindoue, chinoise. L’islamisme, enfant aimé des Salafs et des Califes, a grimpé sur les épaules de l’Islam et ajouté à la cuisine ce que l’art de la guerre, la politique et les idéologies ont pu produire d’instruments pour subjuguer les peuples et décider du mouvement des continents. Là, il ajoute à la recette la rente coloniale et les grands courants migratoires. On notera que cette créature du désert s’adresse toujours en premier à ceux chez qui elle sent l’odeur du désert, le bédouin, le nomade, le migrant, le fugitif, car ils portent en eux la nostalgie d’un ailleurs perdu.
Le sédentaire est pour lui la fin de l’histoire, ce que les conquérants laissent derrière eux, des éclopés dans des camps perdus à jamais.
L’islamisme est la plus puissante théorie de la guerre de conquête et de la servitude volontaire jamais imaginée. Il ne se connaît aucune limite, ne se refuse aucune arme, il est une dérive permanente, une ivresse sans réveil.
Les adeptes ne s’en lassent pas et ceux qui y regardent un peu avec eux sont aussitôt pris de vertige et transformés en statues de sel. Le reste, c’est de la technique parfaitement maitrisée, des rituels qui remplissent les journées et les années, des séances d’exécration pour se maintenir en transe, des sacrifices pour complaire à la mort, bref du cinéma et de l’invention au quotidien. Comment vaincre cette chose ? C’est juste impossible avec les moyens homologués. Les islamistes habitent un monde qui ne ressemble à aucun autre, qui est partout et nulle part, qui s’étend par ouï-dire, digère ses conquêtes par rumination lente. Là, ils ont tourné leur magie sur la perle de l’Occident, la France, et fait d’elle la fille aimée de l’islam.
Oui, c’est sûr l’Occident a sous-estimé l’affaire, par naïveté, par ignorance, par mégarde, par peur, par bêtise, par amour du jeu. On peut aussi penser qu’il est dans le suicide, parce que épuisé par la vie moderne et ses excès, et que les islamistes ne font que se préparer activement à lui succéder, ils auraient compris où le mène son évolution actuelle, axée davantage sur la multiplication des droits pour tous que sur le renforcement des devoirs de chacun. Les gens croient encore que les droits et les devoirs sont les murs porteurs de la société, que leurs élites mondialisées, en partance pour Mars, regardent comme des objets relevant de l’archéologie.
On nous dit qu’il y a des déterminants sociaux, économiques, et quoi d’autre, oui sûrement, mais les islamistes n’en ont cure, leur déterminant c’est le Coran, il décide de tout dans l’univers, y compris sur Mars la future Dubaï des milliardaires.
L’Algérie avait en son temps suivi la même pauvre évolution. Elle était arrivée au quasi-suicide après avoir tout essayé pour se faire un avenir radieux, la dictature militaire plus le socialisme, la dictature dans le capitalisme, la démocratie dans le bazar, le populisme plus le consumérisme subventionné. Les islamistes qui attendaient derrière les bosquets n’ont eu qu’à marcher sur la ville quand les Algériens ont commencé à ne plus savoir où aller. La chance est que les Algériens étant des musulmans jaloux de leur religion, il est vite apparu difficile de distinguer l’islamiste du musulman, et ainsi tout s’est arrêté dans l’anonymat garanti, toutes portent le voile sur la tête, tous portent un tapis de prière sous le bras. Les gens qui ne portent rien rasent les murs, se cachent et préparent leur exfiltration.
RPP – Peut-on réinventer, voire réparer un imaginaire politique sans créer de traumas supplémentaires, sans fabriquer de l’anomie ?
Boualem Sansal – Sans doute oui, l’Allemagne nazie et la France pétainiste se sont bien guéries de leurs cancers respectifs et ont construit une Europe super pacifiste, trop peut-être mais c’est un effet mécanique, le pendule va aussi haut dans un sens qu’il l’a été dans l’autre. La France et l’Algérie étaient parties pour faire mieux, puisque avant même la fin de leur guerre, elles avaient tout réglé sur papier. Les Accords d’Évian étaient une feuille de route pour construire une bonne paix, voire un destin commun. Il ne restait qu’à panser les plaies et se mettre au travail. Patatras, l’armée de Boumediene, qui était contre ces accords défaitistes, notamment la clause qui ouvrait droit aux Pieds- noirs à la double nationalité algérienne et française, a pris le pouvoir, fait le vide et installé les Soviets et tout verrouillé pour l’éternité, en faisant de l’islam la religion de l’État et de l’islamisme la religion de la rue. La magie a si bien pris que le soleil s’est éteint sur l’Algérie. La France a fait pareil mais sans la dictature, l’islam en ville et l’islamisme en banlieue.
Je ne cesse de le répéter, la naïveté tuera l’humanité.
En France, la situation n’est guère réjouissante, les islamistes ont percé, ils sont en ville, ils ont leurs tribunes et leurs médias, ils président, négocient avec les officiels, donnent le LA aux idiots utiles. Les ralliements se multiplient dans la perspective de la grande Conversion et non du grand Remplacement comme on le croit à droite, l’islam ne connaît que l’expansion, il veut agrandir la oumma, pas la réduire. Un chrétien remplacé c’est un musulman de moins, Allah n’aime pas ça.
L’anomie est là, elle s’étend mais on ne la voit jamais. Dans les pays pauvres elle est trop présente pour qu’on la remarque et dans les pays riches, on la nie pour ne pas avoir à la remarquer. Là je pense à Tocqueville : « Une nation fatiguée de longs débats consent volontiers qu’on la dupe, pourvu qu’on la repose. »
RPP – Vous êtes un observateur assidu de ce qui se passe en France. Les dirigeants français n’ont-ils pas oublié aussi le rôle d’un imaginaire dans la construction politique d’un peuple ?
Boualem Sansal – L’erreur vient de là, quand la France libérée s’est reconstruite selon les schémas arrivés dans les bagages du plan Marshall. Le généreux Oncle Sam a inondé ce vieux pays, outragé, brisé, martyrisé, d’engins flambant neuf, de bagnoles outrageusement chromées, de robots de cuisine, de jukebox, de verroterie, il l’a converti à l’American way of life, lui a refilé le dollar et ses vices cachés, le management et ses faux miracles, la religion du gaspillage et ses profits empoisonnés. Premier changement d’imaginaire. Cette approche olympique de la vie a tué la vie à l’ancienne, chassé les politiciens, déconsidéré le flair et la lenteur, promu le management et les managers, qu’on appellera gouvernance et technocrates pour ne pas effrayer Billancourt. Dans la foulée, la philosophie a quitté l’université cathédrale pour habiter la télévision. Et tout ce que l’histoire longue a produit d’imaginaire hyper-nervuré a été rewrité et renommé à coups de séminaires de mise à niveau et de séances de brainstorming. Ce qui marche merveilleusement en Amérique, parce que vierge, jeune et violente, s’est avéré toxique dans la vieille France du bon vivre à table. Le wokisme, venu des meilleures universités américaines va l’achever. Les islamistes qui adoptent tout ce qui nuit à l’autre lui trouvent toutes les qualités. Wokisme et salafisme, même gène, même combat : détruire la société de l’intérieur. L’avenir leur appartient car le monde est à ceux qui veulent le détruire, jamais à ceux qui veulent le sauver. Je ne sais trop si à ce stade, il faut pleurer ce qu’on perd et qui ne reviendra pas ou se réjouir de ce qui arrive et qui peut produire de la plus-value. Il faudrait peut-être relire l’Ecclésiaste, Gramsci, Darwin, le faible qui doit mourir pour que le fort vive et qu’apparaisse le nouveau monde. L’urgent, si urgence il y a, est de reprendre les classiques, on y trouve ce que l’on sait déjà car il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil.
Boualem Sansal
Écrivain
Propos recueillis par Arnaud Benedetti