Dans une interview donnée récemment au journal Le Parisien, Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes, a annoncé son intention d’intervenir dans la campagne électorale qui s’annonce, pour y jouer un rôle de « vigie » et dénoncer « la désinformation » et « les annonces caricaturales ». Son ambition affirmée est rien de moins que de « dire la vérité aux Français », à travers des prises de position de l’institution qu’il préside sur les propositions des candidats. Il va tout simplement les noter. Mais lui, qui le notera ?
Cette intervention soulève deux questions essentielles : à quel titre une institution de la République, exerçant de surcroît des fonctions juridictionnelles et se trouvant par là, même plus que d’autres, soumise au devoir de neutralité et d’impartialité qui s’impose aux magistrats, peut-elle se considérer comme autorisée à intervenir dans le débat politique ? Et, puisqu’elle veut « dire la vérité aux Français », de quelle vérité s’agit-il ?
Dans sa configuration actuelle, la Cour descend de l’institution créée par le Premier Empire dans son effort de reconstruction de l’État après la Révolution. On imagine assez bien que Napoléon n’a pas entendu l’ériger en commentateur plus ou moins acide de ses choix politiques, et encore moins en inspirateur de ceux-ci. C’est d’ailleurs peut-être dommage : imaginons un instant qu’un Moscovici de 1812 eût alerté publiquement sur « l’absence de soutenabilité budgétaire de la guerre contre la Russie » que, peut-être, l’histoire de l’Europe en eût été changée… Mais telle n’était pas l’intention et, bien que cet aspect ne soit pas le plus familier aux citoyens, la Cour des comptes a de fait, d’abord et avant tout, une fonction juridictionnelle et de contrôle, celle de juger et de certifier les comptes de l’État. Elle a aussi, au fil du temps, développé une mission d’évaluation des politiques publiques, dont elle souligne pertinemment elle-même, sur son site Internet, que son rôle « n’est pas de commenter les choix faits mais d’évaluer les conséquences et de formuler des recommandations pour atteindre les objectifs votés par le Parlement ». Son rapport public, au croisement de ses différentes missions, est l’occasion annuelle pour les médias de relever gaspillages et exemples de gestion déficiente.
Elle n’a donc pas été instituée pour être un censeur des choix politiques ou pour influer sur leur teneur, mais seulement un contrôleur, à la fois de la régularité de la gestion publique, et de son efficacité au regard des objectifs poursuivis : ceux qui sont fixés par le peuple souverain, « directement ou par l’intermédiaire de ses représentants ». L’étage de la décision n’est donc pas le sien, et il ne saurait l’être à moins d’accepter, littéralement, une version comptable du « gouvernement des juges » qui ne serait pas la moins totalitaire.
En décidant de s’immiscer dans la campagne électorale pour, si l’on comprend bien, noter en quelque sorte les candidats sous couvert de « lutter contre la désinformation », l’institution sort donc de son rôle pour s’aventurer dans une mission qui est d’autant moins la sienne qu’elle prétend s’exercer au moment du choix cardinal de la vie politique française.
Quand une institution de l’État abandonne son devoir d’impartialité pour chercher à influencer l’électeur en jugeant les candidats, il ne s’agit pas seulement d’une violence faite aux institutions de la République et à l’équilibre que suppose leur bon fonctionnement, il s’agit d’une violence faite à la démocratie elle-même.
L’ambition de Moscovici est d’autant plus choquante qu’il est, de par son parcours, intimement mêlé à la sphère de l’actuel Président de la République qui, loin de construire une « République irréprochable », annoncée au début du mandat, a plutôt donné dans la République des affairistes et des bons copains qui savent par-dessus tout maximiser leurs intérêts, souvent au détriment de l’intérêt national. Nommé à la Cour des comptes par Emmanuel Macron, Moscovici avait eu pour chef adjoint du cabinet à Bercy Alexis Kohler – le même Alexis Kohler qui est maintenant secrétaire de l’Élysée et plus proche conseiller du président, visé par deux enquêtes du Parquet national financier, notamment pour prise illégale d’intérêts et trafic d’influence. Peu de chances que Moscovici exerce sa censure à l’égard de ce petit monde dont il fait partie.
Mais même en imaginant que Moscovici soit parfaitement intègre, on voit bien quelle « vérité » il s’agira de « dire aux Français » : celle précisément qu’il incarne. Celle d’un homme de cette « gauche » qui a renoncé à tout progrès social au nom du lit de Procuste européen et de ses mirages jamais réalisés. Celle d’un ministre des finances qui n’a su que plier notre pays aux exigences de l’ordolibéralisme allemand, et qui, ayant donné suffisamment de gages de sa soumission aux règles qu’il impose, a pu poursuivre sa carrière comme commissaire européen aux affaires économiques et financières. Celle de la règle universellement reconnue comme absurde d’un déficit budgétaire toujours contenu à 3 % du PIB. Celle de la concurrence effrénée et du libre-échange généralisé, destructeurs de nos emplois et de notre industrie. Celle du démantèlement des services publics, de la paupérisation de l’État et de la relégation d’une partie de nos territoires.
Cette « vérité »-là, l’homme politique Moscovici avait le droit de la défendre, et on lui fera même le crédit de croire qu’elle relevait pour lui d’une conviction qui, pour être nouvelle au regard de son « socialisme », n’en était pas moins sincère. Mais depuis qu’il est devenu magistrat – et quel magistrat : rien de moins que le premier magistrat financier de notre pays –, le respect des institutions, le sens de ses devoirs à leur égard, l’équilibre du débat démocratique, tout aurait dû lui commander de se tenir à l’écart du choix des électeurs, et de ne pas chercher à travestir d’arguments techniques et gestionnaires ses préférences partisanes pour tenter de les leur imposer.
Il semble, malheureusement, qu’il n’ait pas choisi de s’astreindre à cette discipline salutaire et simplement républicaine, mais plutôt de participer à la fabrique du consentement ordolibéral.
Reconnaissons que, ce faisant, il ne fait que donner un certain éclat à un glissement commencé sous son prédécesseur, qui a vu la Cour s’intéresser toujours moins à l’évaluation de l’efficacité des politiques publiques et toujours plus au respect des mantras européens et de leur traduction budgétaire. Il n’y a finalement là qu’un indice supplémentaire du renoncement quasi général de nos élites dirigeantes à toute pensée critique sur ce qui flotte massivement dans l’air du temps, et à toute interrogation sur le sens de leur action au regard des intérêts de la France.
Les défenseurs de cette position argueront que les mantras en question font partie des engagements internationaux de notre pays, et que l’institution peut donc légitimement prétendre, en temps normal, veiller à leur respect comme à une règle qui s’impose aussi à elle. Concédons-leur cela. Mais, si la souveraineté populaire a encore un sens, réclamons qu’au moment où les Français peuvent choisir de secouer le joug dévastateur que ces injonctions font peser sur notre pays, ces magistrats veuillent bien en accepter l’hypothèse, conformément aux devoirs de leur charge, et s’abstenir d’user de leur autorité pour tenter de sauver des règles qu’il ne leur appartient pas de fixer.
Il n’est malheureusement pas sûr qu’ils auront la sagesse de le faire, et sans doute Mosco voudra-t-il quand même noter les candidats. Quant à lui, nous ne chercherons pas à le noter : nous le remplacerons. Assez de ces politiques dont toute la carrière repose sur la justification du dépérissement de l’Etat, la fin de l’indépendance de la France, la destruction des services publics et les privatisations tout azimut.
Georges Kuzmanovic
Président de République souveraine