Le 11 janvier 2013, le Président François Hollande donna l’ordre à l’armée française d’intervenir au Mali pour donner un coup d’arrêt à la colonne de centaines de véhicules de djihadistes menaçant de fondre sur Bamako. Grièvement blessé aux commandes de son hélicoptère Gazelle lors de cette action décisive, le lieutenant Damien Boîteux succomba quelques heures plus tard. Alors que la France honorait cette semaine la mémoire du caporal Alexandre Martin, 58e soldat mort pour la France au Sahel dans le cadre des opérations Serval et Barkhane, les autorités maliennes ont annoncé le 31 janvier 2022 l’expulsion de l’ambassadeur de France dans les 72 heures. Comment expliquer un tel changement d’attitude de Bamako – qui avait appelé la France à l’aide en 2013 ? Pour le comprendre, il convient de revenir sur les grandes étapes qui ont émaillé la présence française depuis lors, depuis le sauvetage de l’État malien (I) à la constitution du G5 Sahel (II) et enfin les bouleversements politiques récents au Mali (III).
Serval ou le sauvetage de l’État malien
Dans les jours qui suivirent le coup d’arrêt des hélicoptères français contre les colonnes djihadistes, la France effectua de nombreux raids aériens qui vinrent briser l’élan offensif des insurgés. Démonstration de l’acuité d’un Air Power à la française, ces manœuvres, largement appuyées par des moyens européens et américains venant combler certaines lacunes capacitaires, permirent de gagner le temps nécessaire pour acheminer un corps expéditionnaire constitué dans l’urgence sur la base du dispositif Guépard et grâce à une bascule d’efforts entre les différentes forces prépositionnées en Afrique – notamment depuis le Tchad (Épervier) et la Côte d’Ivoire (Licorne).
Malgré une logistique taillée au plus juste, les unités de la brigade Serval parvinrent à s’emparer de verrous stratégiques qui fermèrent définitivement la route de la capitale aux rebelles. Libérées du joug d’un califat en devenir qui entendait instaurer la charia, les populations firent un accueil triomphal aux forces françaises, qui n’était pas sans rappeler celui offert aux G.I.’s en Normandie soixante-dix années plus tôt. Malgré des effectifs limités, des élongations considérables dans un pays d’une superficie deux fois et demi comme celle de la France, Serval mena des opérations aussi audacieuses que risquées jusqu’aux confins des zones tribales du nord du pays où se trouvaient les bases de l’ennemi.
Véritable succès opératif salué jusqu’aux Etats-Unis, Serval dut relever le défi de gagner la paix, véritable gageur de l’ensemble des opérations extérieures.
Conjointement avec les Forces Armées Maliennes (FAMa) qui ont bénéficié, comme l’ensemble des armées du G5 Sahel, des actions de formation de l’armée française et de l’UE (EUTM), Barkhane – qui succéda à Serval et Épervierà la mi-2014 – luttèrent contre des djihadistes qui ont rapidement adopté des modes d’action dérivés de la guérilla en vue d’infliger un maximum de pertes à la France. À partir de la plateforme opérationnelle désert (PfOd) de Gao où se situe son établissement principal au Mali, l’armée française forte de 4000 à 5000 hommes a entrepris depuis lors d’incessantes opérations de ratissage autour de points d’appui secondaires disséminés au plus près des points chauds et ravitaillés au prix du sang.
Les promesses du G5
Fondé en février 2014, le G5 Sahel rassemble la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad autour d’un projet sécuritaire de la bande sahélo-saharienne (BSS) en partenariat avec la France et soutenu par l’ONU et l’UE. Pour la France, il s’agissait de se prévaloir d’un cadre juridique international permettant à l’opération Barkhaned’éloigner le spectre des accusations de néo-colonialisme. Outre l’instauration d’un droit de poursuite élargi aux zones-refuges à cheval entre plusieurs pays, le G5 réalise des opérations conjointes entre les forces armées africaines et Barkhane.
Malgré les déclarations d’intention, le G5 Sahel doit composer avec la mauvaise volonté de l’Algérie, qui poursuit sa propre stratégie d’influence régionale, ainsi que le soutien a minima des Etats-Unis résolus à réduire leur implication outre-mer. A contrario, la Chine, qui a un intérêt économique à la sécurisation de la bande sahélienne, notamment pour l’extraction de l’uranium, soutient dès le début l’initiative française, tout comme la Russie qui cherchait à reprendre pied en Afrique. Championne de la lutte contre le terrorisme dans cette partie de l’Afrique, la France est progressivement, quoique non sans mal, parvenue à agréger autour d’elles les efforts de puissances occidentales intervenant en appui ou aux côtés de Barkhane (Belgique, Royaume-Uni, Canada, Estonie, etc.).
Consciente du risque d’enlisement, la France n’avait ab initio pas vocation à rester. Pour Paris, le G5 doit devenir à terme l’acteur de la prise en main de la sécurité de la BSS afin de permettre le désengagement de la France soucieuse d’en finir avec un conflit coûteux et qui a contribué à tendre à l’extrême des forces armées ; « à l’os » selon l’expression du général de Villiers. Or, cette vision ne faisait pas l’unanimité chez les dirigeants africains qui ont bien compris tout l’intérêt d’une présence française et européenne en termes de formation et d’équipements de leurs forces armées sans bourse délier. Certains, comme le Tchad, indubitablement l’acteur le plus crédible sur le plan militaire, n’ont pas hésité à monnayer leur participation à l’effort de guerre en demandant à la France de prendre en charge une partie des charges de ses unités déployées dans la région.
Incapable de tenir une zone aussi vaste que l’Europe avec les effectifs d’une petite brigade, Barkhane n’a eu d’autre choix que de se résoudre à surveiller les grands verrous stratégiques et millénaires de la région, où passent les flux et les trafics (Adrar des Ifoghas, Passe de Salvador, environs du lac Tchad, etc.). Par ailleurs, les pivots du djihadisme se sont peu à peu déplacés aux confins du Burkina et du Nigéria sous l’impulsion de groupes terroristes particulièrement déterminés comme l’ISWAP, Boko Haram et d’autres groupes armées liés à al-Qaida au Maghreb Islamique.
La nouvelle donne malienne
Au printemps 2020, une amorce de désengagement français semble poindre avec la volonté affirmée de divers gouvernements européens et africains de s’unir autour de la lutte contre les groupes armés terroristes au Liptako, cette zone dite des trois frontières entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger où s’était déplacé le cœur des combats. Intégrée à l’opération Barkhane, la Task Force Takuba portait en filigrane l’espoir d’impliquer l’Union Européenne et le Royaume-Uni et ainsi, peut-être, permettre à la France de réduire progressivement la voilure. Regroupant des détachements de forces spéciales, principalement estoniens et français dans un premier temps, Takuba avait pour mission d’accompagner les FAMa au combat.
Au pouvoir depuis 2013, Ibrahim Boubakar Keita (IBK) est renversé quelques jours après sa réélection le 11 août 2020 par un coup d’État militaire qui dénonce la corruption – réelle certes – d’un régime jugé incapable de trouver une solution à cette crise interminable qui mine le pays. Relativement bien accueilli, le putsch porte au pouvoir un Comité national pour le salut du peuple (CNSP) avec le colonel Assimi Goïta à sa tête. Laborieux, le processus de transition politique annoncé dans les premiers jours de responsabilité de la junte est ponctué par un second coup d’État le 24 mai 2021 et qui renforce la position prééminente du colonel Goïta. Hostile par nature aux pronunciamientos alors qu’elle cherche justement à promouvoir un modèle démocratique à l’occidentale, la France commença à prendre ses distances avec Bamako.
Bien que maintenant son opération alors en plein « surge », le ministre des Armées annonça le 3 juin 2021 la fin des opérations conjointes avec les FAMa. La semaine suivante, ce fut au tour du Président Emmanuel Macron d’annoncer la fin programmée de Barkhane selon des modalités encore à définir.
« On ne peut pas souffrir l’ambiguïté. On ne peut pas mener des opérations conjointes avec des pouvoirs qui décident de discuter avec des groupes qui, à côté de cela, tirent sur nos enfants. Pas de dialogue et de compromission », déclarait le Président opposé aux désirs de négociation du nouvel homme fort du Mali avec les groupes armés terroristes (GAT).
Au cours des dernières semaine, les provocations maliennes à l’égard de la France et de ses alliés, a pris des proportions qui ne pouvaient que logiquement conduire à un incident diplomatique de grande ampleur ; accusation de violation de son espace aérien – copieusement survolé depuis 2013 d’ailleurs ; refus d’accepter le déploiement d’un contingent danois – dont le principe était pourtant arrêté depuis 2019 – dans le cadre d’une extension de Takuba à plusieurs États européens et de fait largement compromise ; recadrage « sec » du ministre des Armées Florence Parly par le porte-parole de la junte, le colonel Maïga, autant d’évènements survenus en peu de temps et qui semblent traduire un divorce entre la France et le Mali.
Au-delà du respect sourcilleux de sa souveraineté argué par la junte militaire au pouvoir, les agissements des autorités maliennes semblent s’articuler avec un autre agenda. Face à la brouille de plus en plus manifeste entre Paris et Bamako, la Russie, par l’intermédiaire de la société militaire privée Wagner dont la présence sur le territoire est avérée, en a une fois de plus profité pour tirer son épingle du jeu et affirmer une influence de plus en plus notable dans cet ancien pré carré français. Après un succès éclatant en Centrafrique où l’influence russe est parvenue à supplanter la France de Sangaris, un soutien discret mais actif à la tentative de déstabilisation du Tchad au cours de laquelle le Président Déby trouva une mort glorieuse à la tête de ses troupes, le Mali apparaît comme la dernière prise de Moscou qui lorgnerait sur l’exploitation des riches gisements d’or (première richesse du pays), d’uranium et d’hydrocarbures du pays. Rappelons pour mémoire qu’en 1984, le Président malien de l’époque Moussa Traoré avait fait appel aux soviétiques pour exploiter les gisements aurifères de Sikasso.
Ayant manifesté depuis des années son souhait de se désengager de ce théâtre d’opération, l’expulsion de son ambassadeur sera-t-elle pour la France le prétexte à un retrait anticipé ? En toutes hypothèses, la question semble d’actualité.
Antoine de Prémonville
Chercheur associé à la chaire de Géopolitique de la Rennes School of Business
Docteur en sciences humaines sociales