L’effort de mettre de côté la déplorable campagne électorale actuelle ne sera pas très important et retenons plutôt quelques informations dont la signification n’échappera pas au lecteur attentif, voire un peu taquin.
Ainsi Le Monde mentionnait-il sur son site, le 31 janvier : « En 2021, d’après nos compilations, les entreprises du CAC 40 ont rendu à leurs actionnaires 69,4 milliards d’euros, dont 23,8 milliards sous forme de rachats d’actions, soit une hausse de 15 % par rapport au niveau de 2019, et un rebond de 93 % par rapport à l’année atypique qu’a été 2020 » et de préciser que « les groupes les plus généreux envers leurs actionnaires ont été Total Énergies (ex-Total) (en valeur absolue), qui leur a rendu 7 milliards d’euros (…) ». L’heureux automobiliste qui vient de payer le plein de son véhicule au tarif de plus d’1,7€ le litre, peut s’estimer heureux d’avoir contribué de la sorte au bonheur des actionnaires de son fournisseur de carburant préféré.
Le même et quelques autres exulteront aussi à l’annonce de l’augmentation de la fortune des 5 français les plus riches qui ont engrangé 173 milliards de plus pendant les mois de l’épidémie. Certes, le chiffre peut laisser rêveur et sa signification rester obscure au plus grand nombre. Qu’à cela ne tienne, comparons-le au nombre de foyers non imposables à l’impôt sur le revenu – car disposant de ressources trop faibles -, soit 21,7 millions ; le résultat de la division donne 7 972 € par foyer non imposable. Là, cela devient plus compréhensible, surtout pour ceux qui sont en train de percevoir l’aumône « inflation » de 100 €. Les mêmes mesurent mieux aussi pourquoi on ne pouvait pas leur en octroyer plus, évidemment…
Non, décidément, parlons d’autre chose. Prenons du recul, de la hauteur, bref éloignons-nous de la médiocrité ambiante et examinons deux ensembles de considérations visant à concevoir une Europe et une France régénérées et plus démocratiques.
Le premier texte évoque un rêve, celui d’une Europe nouvelle, plus forte car plus proche de ses citoyens : « Nous savons tous combien de nos jours l’Europe est brisée, détruite, misérable et dépouillée de son éclat et de sa splendeur d’auparavant. Combien vite passent les souverainetés, combien vite se transforment les républiques et les royaumes, combien vite s’effondrent les pouvoirs. Il ne nous reste que de nous efforcer d’établir entre les européens paix véritable, pure et solide, ainsi qu’union et charité.
En premier lieu, nous faisons déclaration et promesse de montrer et d’observer l’un envers l’autre de cette heure et de ce jour, pure, véritable et sincère fraternité, de ne pas recourir aux armes l’un contre l’autre, quelle que soit la nature de nos différends, discussions ou griefs, et de ne pas permettre à qui que ce soit d’y avoir recours en notre nom, mais bien plutôt de nous prêter assistance réciproque, contre tout homme vivant qui entreprendrait de nous attaquer ou d’attaquer l’un de nous de fait et sans édit légitime.
Cependant, le culte de la paix ne pouvant exister sans la justice, ni la justice sans la paix, puisque c’est de la justice que la paix prend naissance et garde vie, que tous ne pourrions vivre en paix sans la justice, ainsi associons-nous la justice à la cause de la paix. Or, les règlements de la procédure judiciaire ayant subi, au cours des temps, beaucoup d’altérations, en sont, peu à peu, arrivés à se dégrader tout à fait d’où vient qu’à l’interprétation, la pratique leur a donné un visage tout différent ; c’est pourquoi, considérant le désordre complet dans lequel sont tombés lesdits règlements, nous estimons qu’il convient, compte tenu des coutumes, usages et habitudes de notre époque et des États très différents, de faire sortir du sein de la nature un droit nouveau. Nous prévoyons, pour commencer, un Parlement et de lui, comme d’une fontaine, les ruisseaux de la justice couleraient de toutes parts. Pour ce qui est du nombre et des titres des membres de cette assemblée ainsi que de ses statuts, elle sera organisée conformément aux conclusions et aux décisions prévues ci-dessous, ou de sa majorité.
On enverra des représentants choisis parmi des hommes remarquables et de grande valeur, munis de pouvoirs officiels les plus étendus. Ils y siégeront en permanence les cinq années suivant immédiatement et formeront, constitueront et représenteront, au nom de nos pays ainsi qu’au nom des autres membres et de ceux qui pourront le devenir, véritablement corps, communauté et corporation. L’Assemblée, en tant que telle, aura un seul Conseil, en propre et spécial, un seul président, tandis que nous autres, les chefs des États de l’Europe, en serons les membres. Sur nous tous, sur nos concitoyens et sur ceux qui seraient admis par la suite, ladite corporation exercera aussi juridiction, tant gracieuse que contentieuse et disposera du droit absolu, selon les dispositions qu’aura décrétées et fixées la même Assemblée ou sa majorité. Enfin, elle aura en propre ses armes, son sceau, son trésor commun, ses archives publiques, un syndic, un procurateur fiscal, des fonctionnaires ainsi que tous les autres droits concernant et intéressant en quelque manière une union conforme au droit et à la justice.
Afin que les droits de chaque pays soient conservés intacts, nous stipulons qu’on désignera pour les charges supérieures de l’Assemblée, dans la nation même où l’Assemblée aura son siège temporaire, des fonctionnaires qui soient originaires de ce même pays et en comprennent les mœurs et les usages. De plus, pour pouvoir faire face aux dépenses et aux frais indispensables et utiles pour le maintien de la paix, l’exercice du pouvoir judiciaire, la désignation et l’envoi des représentants et des messagers et pour tous les autres besoins, chacun de nous fait promesse et prend engagement de percevoir, par ses propres agents ou en son nom, à l’époque qu’aura fixée l’Assemblée ou sa majorité, la dixième partie des impôts nationaux.
Si notre susdite Assemblée ou sa majorité ordonne, décrète ou arrête ultérieurement d’autres mesures, qui semblent propres à contribuer de quelque manière au maintien de la paix et de la justice ainsi qu’à la défense des européens nous serons attentifs à les appliquer toutes et chacune, efficacement. »
Voilà de quoi alimenter les débats de la conférence sur l’avenir de l’Europe, n’est-ce pas ?
En ce qui concerne la France « Prenons garde pourtant de laisser tout flotter dans le vague, ou d’abandonner le salut de la République à la pure volonté et à l’arbitraire d’un petit nombre, car qui nous garantit que les princes seront toujours justes et bons ? Il est donc utile et nécessaire, en cette occurrence comme dans les autres, de nous conformer et de nous limiter aux droits anciens et à la règle (…) la royauté – comme la présidence républicaine – est une dignité et non une hérédité (…) Quoi donc me dira-t-on, est-ce que la chose publique restera dépourvue de directeur et exposée à l’anarchie ? Non, certes car elle sera d’abord déférée à l’assemblée des états généraux, moins pour qu’ils l’administrent par eux-mêmes, que pour mettre à la tête les gens qu’ils jugeront plus dignes.
Je veux que vous conveniez que l’État est la chose du peuple, qu’il l’a confiée aux dirigeants, et que ceux qui l’ont eue par force ou autrement, sans aucun consentement du peuple, sont censés usurpateurs du bien d’autrui. »
Le lecteur patient qui sera venu jusqu’ici pardonnera les quelques entorses faites aux deux textes originaux pour les adapter, un peu, à notre contexte historique. Le même aura sans doute reconnu, d’abord le projet1 que Georges de Podiebrad, prince de Bohème, rédigea en 1464, ainsi que le second, le fameux discours2 du sénéchal de Bourgogne, Philippe Pot, qui illumina les débats des états généraux de 1484. En moins d’une génération, les deux hommes avaient vu clair et loin, à tel point que, 550 ans plus tard, on rêve encore d’une telle Renaissance…
Hugues Clepkens
- Beaune Colette, « Chrétienté et Europe : le projet de Georges de Podiebrad au xve siècle », Chrétiens et sociétés 1 | 1994, http://journals.openedition.org/chretienssocietes/68 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chretienssocietes. ↩
- Masselin, Jehan. Journal des États généraux de France tenus à Tours en 1484 sous le règne de Charles VIII / réd. en latin par Jehan Masselin,… ; publ. et trad. pour la première fois sur les manuscrits inédits de la bibliothèque du Roi par A. Bernier,…. 1835. Gallica. ↩