Que l’on ne cherche pas dans ce titre une quelconque provocation mais juste une réalité : il est vrai qu’à l’occasion des deux Guerres mondiales, les américains sont venus à notre aide. C’est un fait, même s’il est aussi exact qu’ils l’ont fait pour servir leurs propres intérêts ; sans omettre non plus les multiples preuves de mépris qu’ils ont manifestées, entre 1942 et 1945, envers les combattants de la France libre et de la Résistance et dont le général de Gaulle leur en a longtemps tenu rigueur, quoiqu’Eisenhower finit par reconnaître l’apport utile des troupes françaises tant régulières qu’issues des mouvements et réseaux intérieurs. Seules des considérations partisanes mal inspirées peuvent expliquer, sans l’excuser, le peu de cas dont ont fait preuve certains français ensuite, en ne retenant que la recherche du gain stratégique et économique dans l’apport américain à la victoire, tant en 1918, qu’en 1945.
Les années suivantes n’ont pas toujours apporté plus de raisons de se satisfaire d’une alliance, certes nécessaire mais toujours ternie par les dérives ultérieures de nos « amis » américains : du maccarthysme à l’élimination d’Allende, en passant par l’invasion du Panama et les interventions en Irak et en Afghanistan, dont le déroulement ne se fit pas dans le respect des responsabilités des uns et des autres, à tel point que cela coûta la fin de carrière anticipée d’un éminent général français, lequel avait osé dénoncer ce comportement. Dès 1968, Roger Peyrefitte dans son roman Les américains, s’était attaché à décrire les failles qui fragilisaient la société américaine ainsi que ses conséquences quant aux intérêts internationaux des autres pays, y compris de leurs « alliés ». Plus tard, avec la diffusion d’une idéologie d’inspiration exclusivement économique et financière, la « culture » des USA envahit la planète grâce, notamment, aux nouveaux moyens de communication dont certains surent particulièrement user en faisant croire à des millions de gentils naïfs qu’ils agissaient pour leur bien. Simultanément et à partir de bonnes intentions initiales, d’autres glissèrent sur la pente du mouvement woke, avec les excès et l’intolérance qui en résultèrent. Et, alors qu’une société humaine garde comme ultime richesse culturelle sa cuisine originale, la malbouffe yankee fut déversée à grands coups de Coca, Mc Do et autres pour éradiquer toute velléité d’indépendance vis à vis du « modèle américain », avec les conséquences que l’on sait quant à l’état de santé de ses aficionados. Enfin, grâce à la multiplication des chaînes télévisuelles prioritairement commerciales, on finit par faire croire à un public passif, qu’il fallait impérativement considérer le contenu des séries diffusées, comme une vérité révélée dont il était impératif d’adopter, de partager et de répandre les tics et les modes.
Malheur à ceux qui considèrent que leur propre culture vaut bien celle-là, ils doivent être exclus du cercle des heureux initiés !
La dégradation culturelle qui a résulté de cette vaste offensive diversifiée ne s’est, hélas, pas limitée aux rapports entre les individus mais a aussi porté atteinte à la qualité des relations internationales ; c’était déjà sensible depuis des années, c’est flagrant depuis le retour de D. Trump au pouvoir. Et l’avenir de notre sécurité collective est maintenant mise en cause. Mais cela crée-t-il vraiment une situation inédite ou doit-on se souvenir que l’Europe en a déjà connu de comparables et même il y a longtemps, comme nous le rappelle cet extrait des propositions que fit Georges (Podiebrad) de Bohème en 1464 afin de résister aux assauts des Turcs ?
« (…) le culte de la paix ne pouvant exister sans la justice, ni la justice sans la paix, puisque c’est de la justice que la paix prend naissance et garde vie, que nous et nos sujets ne pourrions vivre en paix sans la justice, ainsi associons-nous la justice à la cause de la paix. Or, les règlements de la procédure judiciaire ayant subi, au cours des temps, beaucoup d’altérations, en sont, peu à peu, arrivés à se dégrader tout à fait d’où vient qu’à l’interprétation, la pratique leur a donné un visage tout différent ; c’est pourquoi, considérant le désordre complet dans lequel sont tombés lesdits règlements, nous estimons qu’il convient, compte tenu des coutumes, usages et habitudes de notre époque et des provinces, royaumes et principautés très différents, de faire sortir du sein de la nature un droit nouveau, d’adopter, contre des abus nouveaux, de nouveaux remèdes, grâce auxquels on pourrait récompenser les gens de bien et frapper sans arrêt les coupables du marteau des châtiments. Pour mettre de l’ordre dans la matière, nous prévoyons, pour commencer, un Consistoire général qui se tienne, au nom de nous tous et de notre Assemblée, dans le lieu qui sera le siège temporaire de l’Assemblée elle même. De ce Consistoire, comme d’une fontaine, les ruisseaux de la justice couleraient de toutes parts. Pour ce qui est du nombre et des titres des membres de cette Cour ainsi que de ses statuts, cette Cour sera organisée conformément aux conclusions et aux décisions de l’Assemblée prévue ci-dessous, ou de sa majorité. »
Hélas, ainsi que l’a regretté Jacques Le Goff, ces heureuses et originales propositions n’eurent aucun commencement de réalisation…Il n’empêche et quoique puissent prétendre encore certains nationalistes acharnés, la réalité d’une Europe constituée à partir de ce que l’on appelle de nos jours, l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne…etc, n’apparaissait pas aberrante puisqu’il s’agissait d’en défendre la liberté. Bien d’autres depuis ont démontré et défendu la conception d’une entente étroite et forte entre des nations partageant une histoire et une culture communes et ce, depuis des millénaires, ainsi que les indices archéologiques des échanges existants depuis la préhistoire nous en apportent la preuve. Mais, de l’idée à sa réalisation, la marche fut longue et ensanglantée par de multiples conflits de plus en plus meurtriers ; jusqu’à ce que les hommes admettent enfin que seule la paix entre ces peuples leur assurerait la prospérité et la sérénité. D’ailleurs, ces guerres devenues « mondiales » n’ont-elles pas été d’abord des guerres « civiles » européennes ? Ainsi, au début des années 1990, quand l’ancienne Yougoslavie se déchira dans le sang, les images de ce conflit sidérèrent quelques français qui les découvraient à la télévision, dans le salon d’un ministre congolais qui les avaient invités à dîner dans sa villa de la banlieue de Brazzaville. Dans le silence que le spectacle imposait à ces téléspectateurs stupéfaits, on entendit alors la voix profonde de l’hôte de ces lieux déclarer : « Si c’était en Afrique, on dirait qu’il s’agit d’une guerre tribale… ».
Il est tout aussi évident que la conception de l’Union européenne et son fonctionnement actuel sont insatisfaisants, à bien des points de vue.
Déjà, quand en 1989, un berlinois devisait librement sur un trottoir de Berlin Est avec un groupe de visiteurs français et qu’il évoquait avec eux l’avenir du continent, il espérait que cela ne se fit pas au détriment des idéaux sociaux auxquels il tenait…c’était la veille de l’ouverture du Mur ! Depuis, malgré quelques progrès, trop de défauts institutionnels, trop de lourdeurs, trop peu de démocratie ont terni le projet européen. Est-ce suffisant pour le vouer aux gémonies ? Certes pas. C’est comme si on rejetait la République sous prétexte que la Vè ne nous convient pas parfaitement, ni la politique menée par telle ou telle majorité gouvernementale forcément temporaire…
Partant de cette réalité historique, culturelle, géographique, économique de l’Europe, c’est sur ce terreau profond et riche qu’il conviendrait de reprendre le projet et de le porter plus haut, plus loin.
Depuis de nombreuses années, l’idée court aussi bien parmi certains politiciens européens expérimentés qu’entre de simples citoyens soucieux d’améliorer la situation au bénéfice de leurs descendants. En quelques mots, il s’agirait de réformer le système de sorte que certaines nations puissent s’entendre pour pousser très loin leur coopération et leur rapprochement, alors que d’autres pourraient choisir d’en rester à une collaboration plus restreinte. Au-delà de ces deux zones, une troisième pourrait permettre de conclure des ententes plus souples encore, avec des pays à la frange de l’Europe mais soucieux de s’associer à elle. L’image plaisante du dispositif serait celle d’une « cocarde » avec un centre fortement concentré, puis un premier cercle de participants associés, enfin un second qui serait ouvert à tel ou tel pays voisin de l’Europe, tel la Turquie ou des pays du Maghreb. Une telle « cocarde » aurait-elle de quoi séduire ceux qui n’osent regretter à voix haute que la guillotine ait été rangée au magasin des accessoires, y compris envers ces horribles fédéralistes que l’on massacrait allègrement en 1794 ?
Revenons un instant aux propositions prémonitoires de Georges de Bohème qui précisait ainsi son propos :
« En outre, arrêtons et voulons que dans ladite Assemblée une voix soit attribuée au roi de France ensemble avec les autres rois et princes de la Gaule, la seconde voix aux rois et princes de la Germanie et la troisième au Doge de Venise ensemble avec les princes et Communes d’Italie. Si le roi de Castille et d’autres rois et princes de la nation hispanique adhéraient à notre alliance, amitié et fraternité, il leur sera semblablement accordé une voix dans notre Assemblée, corps et corporation.
Toutefois, si des divergences d’opinions devaient se manifester sur une question entre les délégués des rois et des princes d’une seule et même nation, nous stipulons que le point de vue et le vote de la majorité seront acquis, comme s’ils avaient reçu l’approbation unanime de cette nation ; au cas où il y aurait partage égal des suffrages, ce sont les voix des délégués représentant des seigneurs plus haut placés en titres et en mérite qui prévaudront ; les autres nations, signataires de notre pacte, choisiront entre les deux parties. »
Voilà de quoi alimenter un débat riche et utile dans la perspective des élections de 2027 ! En 2016, F. Hollande avait failli à sa tâche à ce propos en ne saisissant pas l’opportunité – celle du Brexit – pour ouvrir la discussion à ce sujet, alors qu’il s’était « libéré » des contingences d’une éventuelle réélection. Son actuel successeur, fort de ses nombreuses déclarations favorables au principe d’une telle réforme d’ampleur non suivies d’effet concret, a tout loisir de reprendre le flambeau ; à lui d’agir. L’erreur fatale serait d’en rester à des affrontements stériles limités à l’importante et primordiale question de la sécurité des peuples européens. La dissuasion nucléaire décidée par de Gaulle visait à doter le pays d’une défense tous azimuts. Le propos est toujours d’actualité mais le champ ouvert par les rapports de force contemporains impose qu’on en envisage l’extension pour se prémunir des risques, d’où qu’ils viennent à moyenne et longue distance. C’est là que le changement stratégique initié par les États-Unis peut servir de prétexte positif à une évolution fondamentale des institutions européennes, au-delà de la seule question de la défense commune.
Ce changement américain n’est pas le résultat des lubies d’un seul homme et des quelques autres qui l’entourent. En effet, si en 2016, il ne fut élu que grâce à l’un des ces multiples défauts des institutions US, puisqu’il recueillit 3 millions de voix DE MOINS que son opposante, cette fois, 2,3 millions d’électeurs lui ont offert une majorité incontestable qui lui permet de prendre les décisions qu’il multiplie quotidiennement. C’est souvent dommage pour les américains eux-mêmes, mais ils l’ont voulu ; c’est certainement une chance pour nous, si nous le voulons.
Hugues CLEPKENS
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